Procès pour collaboration en Ukraine : que nous disent les verdicts des tribunaux ?

De mars 2022 à juin 2024, plus de 8 000 procédures relatives à des crimes de collaboration ont été enregistrées par le procureur général de l'Ukraine. L'année dernière, 790 verdicts ont été prononcés. Mais la loi sur la collaboration, adoptée juste après l'invasion russe en 2022, est critiquée. Y compris par le médiateur national pour l'éducation. Les tribunaux montrent des signes d'une application plus nuancée des textes. C’est moins sûr pour le nouveau projet de loi.

Procès pour collaboration en Ukraine. Photo : une Ukrainienne est jugée devant un tribunal à Dnipro.
Une Ukrainienne est jugée devant un tribunal à Dnipro, en janvier 2024, pour collaboration avec l'occupant russe. Environ 8,000 procédures pour crimes de collaboration ont été ouvertes en Ukraine depuis l'invasion russe de février 2022. Photo : © Oleh Samoilenko / AFP
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Avant 2022, les dossiers d'atteinte à la sécurité nationale en Ukraine stagnent dans les tribunaux depuis des années. Par exemple, le procès de l'ancienne mairesse de Sloviansk, Nelia Shtepa, accusée d'avoir menacé l'intégrité territoriale de l'Ukraine, dure depuis 10 ans. Elle ne reconnaît pas sa culpabilité et aucun verdict n'a été rendu. En raison de la récusation des juges, de nombreuses affaires similaires sont en suspens dans les tribunaux des oblasts de Donetsk et de Luhansk. Les juges refusent d'examiner ces dossiers parce qu'ils ont de la famille ou des biens dans les territoires liés aux crimes et contrôlés par les séparatistes.

Mais depuis le début de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie, le nombre de dossiers pour crimes contre la sécurité nationale a considérablement augmenté. Selon le bureau du procureur général, en juin 2024, plus de 8 000 procédures pour collaboration ont été enregistrées. Selon les informations fournies par le ministère de la Justice, en 2023, des procédures contre 2 811 personnes accusées de collaboration étaient pendantes devant les tribunaux de première instance. À la fin de la période de référence, 1 819 procédures étaient encore en cours. L'année dernière, 790 affaires ont abouti à un verdict.

Cet afflux de dossiers est dû à plusieurs facteurs. La nouvelle loi sur la collaboration, adoptée en mars 2022 immédiatement après l'agression russe, comporte pas moins de sept parties correspondant à différents types de violations. Cela a élargi l'éventail des accusés potentiels. La possibilité de procès par contumace a également contribué à l'augmentation du nombre de procédures judiciaires. Enfin, la demande du public de traduire en justice ceux qui ont aidé l'ennemi dans le contexte d'une guerre meurtrière est un autre facteur.

Mais après trois ans de poursuite active des dossiers de collaboration, les experts et la communauté des droits de l'homme expriment de plus en plus leur inquiétude sur le fait que la législation et l’approche courante du système judiciaire et de la police répondent mal à cette demande sur le fond. L'approche, disent-ils, devrait protéger des poursuites ceux qui, tout en occupant des emplois ordinaires pendant l'occupation russe, ont aidé leurs concitoyens à survivre. Et à l'inverse, elle devrait permettre de traduire en justice ceux qui ont effectivement acclamé la Russie.

Nous avons analysé la pratique des tribunaux au cours des six derniers mois dans des dossiers de collaboration pour éclairer les problèmes apparus dans ces affaires depuis un peu plus de deux ans.

Un large pouvoir d'appréciation

L'article 111-1 sur la collaboration, introduit dans le code pénal ukrainien après le début de l'invasion russe, couvre des crimes comme le soutien public aux actions de l'agresseur, un emploi au sein des autorités d'occupation, l’application des normes éducatives du pays agresseur dans les territoires occupés, la participation à des référendums illégaux, fournir des ressources matérielles ou servir au sein des forces de l'ordre de l'occupation.

Les deux premières parties de l’article font référence à des délits et sont sanctionnées par des interdictions, dites de "lustration", d'occuper certains postes administratifs ou d'exercer certaines activités. Dans les autres cas, la peine peut aller jusqu'à 15 ans de prison, et en cas de complicité ou de conséquences graves, la prison à vie peut être imposée.

Cependant, malgré cette spécification détaillée des types d'infractions pénales, les défenseurs des droits de l'homme estiment que cet article du code pénal contient des définitions vagues qui conduisent à des interprétations erronées.

« Il y a un problème de manque de clarté dans l'éventail des responsabilités et de flou dans la législation. Par exemple, si un professeur de mathématiques se contente de donner un cours, il ne s'agit pas d'une application [des normes éducatives du pays agresseur]. Le terme "mise en application" ouvre un large pouvoir d’appréciation. Il est possible que ceux qui doivent vraiment être punis échappent à leurs responsabilités et que ceux qui ne méritent pas d'être jugés soient poursuivis », déclare Serhiy Horbachov, médiateur ukrainien chargé de l'éducation, lors d’un débat organisé par Docudays UA dans le cadre du Festival international du film 2024 sur le thème "Éducateurs, médecins, travailleurs des services publics dans les territoires occupés : qui l'Ukraine considère-t-elle comme des collaborateurs et est-ce juste ?"

Procès pour collaboration en Ukraine d'Oleksander Radchenko.
Tenir compte des circonstances individuelles et du contexte est l’un des défis pour la justice ukrainienne dans les procès pour collaboration, comme ici dans le procès de l’ancien homme d'affaires et politicien Oleksander Radchenko, en mai 2024. Photo : © Mediaport

Le cas d'un professeur de physique de Kharkiv

Les préoccupations soulevées par le médiateur trouvent un écho dans l'affaire n° 636/2017/23, jugée le 22 avril 2024 par la cour d'appel de Kharkiv. Elle concerne la peine imposée à un professeur de physique accusé, en vertu de la partie 3 de l'article 111-1, d'avoir mis en application les normes éducatives russes. Selon l'acte d'accusation, en août 2022, les occupants ont nommé ce professeur comme nouveau directeur de l'école, le directeur intérimaire ayant refusé de travailler. Cependant, des témoins ayant travaillé à l'école ont confirmé qu'après l'occupation du village, l'école a terminé l'année scolaire conformément au programme scolaire ukrainien. Ils ont déclaré que l’accusé ne les avait jamais incités à travailler selon les normes russes et que les cours étaient dispensés en ukrainien. Bien que les occupants aient livré des manuels russes, les manuels ukrainiens ont été conservés. Les célébrations à l'occasion du premier Jour des Cloches (également connu sous le nom de célébrations du 1er septembre, il s'agit du premier jour d'école et d'un moment important en Ukraine où enseignants, élèves et parents échangent discours, fleurs et chansons ; le dernier jour d'école est également appelé dernier Jour des cloches) se sont déroulées sans aucun symbole. Selon les témoins, l'accusé leur a demandé de répéter le programme scolaire enseigné l'année précédente. L'école a fonctionné sous l'occupation pendant une semaine au total, la région de Kharkiv ayant été libérée par les forces armées ukrainiennes.

Le tribunal de première instance a reconnu l'homme coupable d'avoir appliqué les normes éducatives russes, l'a condamné à un an de prison et lui a interdit de travailler dans l'éducation et le gouvernement pendant 12 ans. Bien que l'accusé ait plaidé coupable, l'avocat de la défense a demandé à la cour d'appel d'annuler le verdict. Au lieu de cela, le procureur a demandé une peine plus sévère. Et en conséquence, la cour d'appel a augmenté la peine de 6 mois.

Deux affaires différentes, une même peine

Une enseignante de l'école de Myrnenska, dans le district de Melitopol (région de Zaporizhzhia), a fait l'objet d'accusations identiques. Comme l'indique le jugement de la cour d'appel de Zaporizhzhia dans l'affaire n° 333/3218/23, rendu le 16 mai 2024, l'accusée a pris le poste de directrice de l'école après l'occupation du village. Comme établi au cours du procès, alors qu'elle occupait son "poste", cette femme a fait campagne pour que ses collègues coopèrent avec les Russes et qu'ils utilisent les manuels scolaires russes. Sous sa direction, l'école a organisé des événements de propagande pour les fêtes russes. Les témoins interrogés au cours du procès ont déclaré que la "directrice" menaçait les familles de les priver de leurs droits parentaux si leurs enfants n'étaient pas envoyés à l'école. En outre, elle encourageait les écoliers à participer à des concours et compétitions russes.

L'avocat de la défense a néanmoins fait valoir qu'il n'avait pas été prouvé que sa cliente avait accepté ce poste de son plein gré. Il a déclaré qu'il était probable qu'elle ait été soumise à des pressions. Il a également souligné que les témoins interrogés n'avaient pas réellement observé les faits. Ils ont confirmé que les informations fournies lors de leur interrogatoire provenaient d'Internet et de propos tenus par d'autres personnes.

Le procès dans cette affaire s'est déroulé par contumace, l'accusée se trouvant actuellement en territoire occupé. Le tribunal de première instance l'a condamnée à la même peine que l'enseignant de Kharkiv : un an de prison assorti d'une interdiction d'exercer certaines fonctions pendant 10 ans. C'est la cour d'appel qui a porté la peine à trois ans derrière les barreaux.

Ces deux enseignants ont été inculpés pour des faits similaires. Pourtant, malgré les différences évidentes entre leurs actes, les chambres de première instance ont prononcé des peines identiques. Il apparaît donc que des peines peuvent être prononcées pour le seul fait d'avoir commis des actes formellement prévus par le code pénal. Et que les nuances individuelles et les conséquences des actes ne sont pas toujours examinées ou prises en compte.

« Vous ramperez vers Poutine à genoux »

La première partie de l'article sur la collaboration concerne les appels publics à soutenir les actions de la Fédération de Russie. Dans cette catégorie d'infractions, les personnes sont principalement poursuivies pour avoir tenu des propos pro-russes sur les médias sociaux. Parfois, il s'agit de déclarations faites dans des lieux publics.

Par exemple, dans l'affaire n° 766/7762/24, un homme a été accusé d'avoir publiquement nié l'agression armée russe et d'avoir préconisé de ne pas reconnaître la souveraineté de l'Ukraine. Selon le dossier, de janvier à avril 2023, l'homme a posté un certain nombre de commentaires pro-russes sur l'une des chaînes Telegram. Par exemple, il a écrit qu'il « soutient et espère que l'opération militaire spéciale récupérera ce qui lui est dû », « Kherson est la Russie, nous vous attendons », etc. Selon l'expert qui a examiné ces déclarations, elles relèvent d’une justification publique des actions de la Russie et d’un déni de la souveraineté de l'Ukraine. L'accusé a plaidé coupable et s'est repenti. Le 24 mai 2024, le tribunal de Kherson l'a reconnu coupable et lui a interdit de travailler dans la fonction publique pendant 10 ans.

Une qualification similaire apparaît dans l'affaire n° 127/25147/23 contre un résident de Vinnytsia. Selon le dossier, en août 2022, il était en train de boire dans un snack-bar de la gare quand il a déclaré publiquement : « Vous ne gagnerez jamais, et si Poutine augmente vos pensions, vous ramperez vers lui à genoux ». Sur la base de cette déclaration, les autorités ont ouvert un dossier, effectué plusieurs actes de procédure et ordonné des expertises. L'affaire est actuellement examinée par un tribunal. L'expert a conclu qu'il n'y avait pas d'appel direct au soutien à la Russie dans ces propos. Les services policiers avaient pourtant engagé un travail considérable pour porter cette affaire devant les tribunaux.

Au vu des statistiques du parquet général, qui font déjà état de plus de 8 000 procédures pour collaboration, les services d’enquête et le système judiciaire ukrainiens risquent de se trouver dans une situation où, par manque de temps, ils ne seront pas en mesure d'enquêter sur un si grand nombre de dossiers. Les exemples ci-dessus montrent que la demande du public de punir équitablement les partisans de la Russie risque de ne pas être satisfaite.

Collaboration humanitaire

« L'objectif du droit international humanitaire est de protéger les civils pendant l'occupation. Pendant cette période, les autorités d'occupation sont responsables de la population civile et doivent subvenir à tous ses besoins fondamentaux. Puisque les autorités d'occupation ont cette responsabilité, elles peuvent contraindre des personnes à remplir ces fonctions. Cela peut paraître étrange, mais les autorités d'occupation peuvent obliger des personnes à travailler dans des écoles, des hôpitaux ou d'autres institutions. Après tout, pour que la vie normale se poursuive, il faut que quelqu'un exerce ces fonctions. En outre, il serait illégal de faire venir des citoyens du pays envahisseur », explique Noel Calhoun, cheffe adjointe de la mission d’observation des droits de l'homme des Nations unies en Ukraine, lors du débat aux Docudays UA sur les problèmes liés à la poursuite des collaborateurs.

En outre, les autorités d'occupation doivent respecter les lois en vigueur dans le territoire occupé. Cela signifie qu'on ne peut pas modifier la législation, les programmes éducatifs, ni forcer les gens à changer de passeport ou à prêter serment d'allégeance au pays envahisseur.

Dans la réalité, la Russie a contraint les gens à travailler selon ses propres lois. Mais comme la perspective est assez lointaine de voir la Fédération de Russie rendre des comptes pour ces violations du droit humanitaire international, ce sont les citoyens ukrainiens qui sont jugés ici et maintenant. Dans ce contexte, les militants des droits de l'homme insistent sur ce qu'ils appellent la « collaboration humanitaire » à propos de certaines fonctions dans l'éducation, la médecine et le secteur des services publics, et plaident pour un examen plus approfondi des circonstances quand des personnes sont poursuivies parce qu'elles ont payé des pensions et des salaires, réparé l'électricité ou nourri des prisonniers.

Des signes d'évolution

L'affaire de la condamnation à trois ans de prison d'un électricien de Lyman qui rétablissait l'électricité dans la ville occupée a été largement couverte par les médias. Bien que des témoins aient confirmé que l'homme aidait, en fait, à rétablir l'approvisionnement en électricité de la ville, qui avait été coupé par les bombardements, la chambre de première instance l'a jugé coupable de collaboration.

Ihor Zhosan travaillait, lui, comme chef cuisinier dans l'établissement pénitentiaire de Kherson. Il occupait ce poste depuis 1999 et l'a conservé pendant l'occupation. Il était chargé des repas des prisonniers. Bien qu'il ait expliqué qu'il n'avait aucun contrat de travail avec les occupants et que tout se passait ainsi automatiquement, sans le consentement des employés, il a été placé en détention et est actuellement jugé pour collaboration.

Cependant, par rapport à l'année précédente, on constate que dans certains cas, les tribunaux réduisent les peines pour collaboration humanitaire. Par exemple, l'année dernière, le tribunal du district de Bobrynets, dans l'oblast de Kirovohrad, avait condamné une habitante de Snihurivka, dans l'oblast de Mykolaiv, à 6 ans de prison. Pendant l'occupation, cette femme travaillait comme comptable dans l'administration et versait salaires et prestations sociales aux résidents locaux. Cette année, le tribunal de district de Snihurivka, dans l'oblast de Mykolaiv, a examiné une affaire similaire contre un résident qui travaillait comme comptable dans une entreprise de services publics pendant l'occupation. Le tribunal l'a condamné à une période probatoire de trois ans. Cela indique qu'au fil du temps, le système judiciaire pourrait modifier son approche en matière de condamnation.

Que va faire le législateur ?

À la fin de l'année dernière, la mission d’observation des droits de l'homme des Nations unies en Ukraine a recommandé aux autorités nationales de réviser la loi sur la collaboration, conformément aux dispositions du droit humanitaire international et aux réalités de la vie sous l'occupation. Un projet de loi est actuellement en cours d'élaboration afin de modifier la législation sur les peines pour les crimes contre la sécurité nationale.

Le projet de loi sur les crimes de collaboration en Ukraine. Photo : parlement ukrainien.
Le projet de loi réformant la loi de 2022 sur les crimes de collaboration se trouve devant le parlement ukrainien et pourrait aggraver les niveaux de responsabilité et les peines encourues. © Photo : Andrii Nesterenko / AFP

Toutefois, le projet de loi actuel ne prévoit pas d'exclure de l'article sur la collaboration la partie concernant le soutien public aux actions de la Fédération de Russie. Par exemple, sur le déni de l'agression armée, qui prévoit une sanction sous la forme d'une "lustration" pour les postes dans l’administration pendant une certaine période, il est proposé d'inclure une amende et une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à trois ans. Il est également proposé de modifier la deuxième partie de l'article et d'introduire une sanction pour avoir occupé des postes autres que ceux strictement liés à une fonction administrative ou économique au sein des autorités d'occupation. Auparavant, cette disposition ne concernait que les autorités illégales dans les territoires occupés. En outre, il est recommandé d'accroître la gravité du délit en imposant une peine pouvant aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement.

Les amendements à la loi renforcent la responsabilité des professionnels de l'éducation. Une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à quatre ans est possible non seulement pour la mise en application des normes éducatives russes, mais aussi pour leur usage effectif. Cela signifie que non seulement les directeurs et responsables d'établissements sont susceptibles d'être poursuivis, mais aussi les enseignants. Dans ce cas, la politique nationale en matière de crimes de collaboration ne pourra que s'intensifier.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Gre4ka ».

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