Ukraine : un business détruit par la guerre peut-il être indemnisé ?

Les avoirs gelés de la Fédération de Russie s'élèveraient à plus de 270 milliards de dollars. En juin, les dirigeants des pays du G7 ont décidé d'accorder à l'Ukraine 50 milliards provenant du produit de ces avoirs. Un mécanisme de compensation est en train d’être mis en place. Mais quelles chances ont les propriétaires de l'hôtel Ukraine, à Tchernihiv, détruit par un missile russe en mars 2022, de bénéficier de ces fonds ?

Guerre en Ukraine et réparations des cibles civiles : le cas des entreprises. Photo : L'Hôtel Ukraine de Tchernihiv détruit par un missile russe.
Dans la nuit du 12 mars 2022, pendant le siège de Tchernihiv, dans le nord de l'Ukraine, les troupes russes ont tiré un missile Iskander sur l'Hôtel Ukraine. Photo : © Star61 / Wikimedia
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Dans la nuit du 12 mars 2022, pendant le siège de Tchernihiv, dans le nord de l'Ukraine, les troupes russes ont tiré un missile Iskander sur l'hôtel Ukraine. Les médias de propagande russes ont diffusé plusieurs reportages à ce sujet. Ils n'ont pas nié que l'hôtel avait été la cible, déclarant que le but de l'attaque était de "neutraliser des mercenaires étrangers".

Mykola Tarasovets, qui représente le propriétaire de l'hôtel, affirme que ce dernier veut être dédommagé par celui qui a causé les dégâts : la Russie. L'entrepreneur n'est pas pressé de reconstruire, car la société de gestion estime le coût de la reconstruction à plus de 12 millions de dollars, et il n'a connaissance d'aucun mécanisme d'indemnisation par l'État ni d'aucun interlocuteur à contacter à cet égard.

En fait, quelle est la possibilité de compenser les pertes d’entreprises ayant subi des dommages à la suite de l'invasion russe, en puisant dans les avoirs russes gelés dans le monde entier ? Quel plan d'action a été élaboré par l'Ukraine ? Dans quels pays ces avoirs sont-ils conservés ? Que disent les juristes et les experts à ce sujet et est-ce que les entreprises sont susceptibles d'obtenir de l'argent réel ?

Mykola Tarasovets devant l'Hôtel Ukraine détruit à Tchernihiv.
Mykola Tarasovets représente le propriétaire de l'hôtel Ukraine à Tchernihiv, touché par un missile russe en mars 2022. Le coût de la reconstruction est estimé à plus de 12 millions de dollars. Photo : Suspilne Tchernihiv

« Nous voulons que la Russie nous rembourse tout »

Le cabinet du président ukrainien a répondu à Suspilne qu'en mai 2024, plus de 270 milliards de dollars d'actifs russes étaient gelés dans différents pays du monde. « Après le 24 février 2022, la Russie a cessé de publier ses données officielles. La plupart des avoirs russes sont gelés dans des pays européens. La plus grande partie, à savoir environ 205 milliards de dollars, se trouve en Belgique (plus précisément dans le dépôt Euroclear), environ 21 milliards sont gelés en France, environ 8 milliards en Suisse, 4 à 5 milliards aux États-Unis et 34 milliards au Japon. »

Ces fonds sont essentiellement constitués de titres. Ce ne sont donc pas les banques, mais les dépositaires centraux de titres, tels qu'Euroclear, qui les possèdent, explique Anna Vlasiuk, analyste à l'École d'économie de Kiev. « En termes d'argent réel, il y en a aujourd’hui davantage. Lorsque les titres arrivent à échéance, Euroclear reçoit des liquidités, les obligations restant valables. Il y a donc plus d'argent disponible maintenant. »

« Bien sûr, nous voulons que la Russie nous rembourse tout. Après tout, elle a détruit notre entreprise », déclare Tarasovets. « Mais je ne connais pas d'"algorithme" pour agir. L'Ukraine, en tant qu'État, n'en a pas. On ne sait pas non plus ce que l'entreprise lésée doit faire. » Pour Andrii Klymosiuk, docteur en droit et chef de projet à l'Institut des idées législatives, « c'est la base du droit de la responsabilité civile : celui qui a causé le dommage doit le réparer. Cet axiome s'applique également aux conséquences des violations les plus graves du droit international et aux dommages de guerre ».

Tarasovets n'intente pas de procès devant les tribunaux ukrainiens, car l'autre partie, c'est-à-dire la Fédération de Russie, y sera absente. « C'est un non-sens total pour un procès. La question est de savoir à quoi ressembleront nos dossiers futurs devant les tribunaux internationaux. Nous avons consulté des experts en droit international qui ne sont pas très favorables à cette démarche. Nous ne pouvons donc qu'attendre que l'État propose un plan pour les entreprises endommagées par la guerre. »

Vlasiuk partage cet avis. « Les avoirs russes gelés ne se trouvent pas en Ukraine. Nous avons confisqué ce que nous pouvions, ce qui relevait de notre juridiction. Les entreprises ne peuvent qu'attendre. Cela n'a aucun sens de poursuivre la Russie devant un tribunal ukrainien. En principe, c'est possible, mais il faut que ce soit imposé par un tribunal international. »

Obtenir le produit des avoirs russes gelés

Selon Vlasiuk, la confiscation des avoirs d'autres pays est une pratique normale pour un pays où l'état de conflit armé a été déclaré. « Au départ, tous les pays du G7 étaient d'avis que cela ne valait même pas la peine d'être débattu. Aujourd'hui, nous observons que des options sont discutées pour utiliser les revenus qu'Euroclear perçoit sur les avoirs gelés. »

Le 13 juin, les dirigeants des pays du G7 ont finalement approuvé la décision d'accorder à l'Ukraine 50 milliards de dollars provenant du produit des avoirs russes gelés. L'Ukraine pourra recevoir cet argent d'ici la fin de l'année. Auparavant, le G7 s'était engagé à maintenir le gel des avoirs jusqu'à ce que la Russie indemnise l'Ukraine pour les dommages subis. Puis les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon et le Canada avaient insisté pour que les avoirs soient confisqués au profit de l'Ukraine. À l'époque, les autres pays du G7 étaient opposés à cette décision.

Selon un communiqué commun publié à l'issue du sommet du G7 en Italie, la Banque mondiale estime actuellement les dommages à 486 milliards de dollars. Et « ce montant augmente chaque jour », précise le document.

En mai 2024, les ambassadeurs de l'UE se sont mis d'accord sur des mesures fondamentales concernant l'utilisation des bénéfices excédentaires provenant des avoirs russes gelés pour la reconstruction et l'armement de l'Ukraine. Le Conseil de l'UE indique que ces bénéfices contribueront à la poursuite du soutien militaire à l'Ukraine, y compris aux entreprises de l'industrie de défense ukrainienne, ainsi qu'aux programmes de reconstruction. Mais il est peu probable que les 50 milliards potentiels soient consacrés à l'indemnisation des entreprises détruites ou endommagées, explique Klymosiuk.

Le mécanisme approuvé stipule que les dépositaires centraux de titres des pays de l'UE qui conservent plus d'un million d'euros d'actifs souverains et de réserves russes alloueront aux fins susmentionnées une partie des bénéfices nets tirés de ces actifs accumulés depuis le 15 février 2024. Ces fonds seront décaissés par les banques centrales de dépôt de l'UE tous les deux ans et serviront à poursuivre le soutien militaire à l'Ukraine par le biais de la Facilité européenne de soutien à la paix, ainsi qu'à soutenir l'industrie de défense ukrainienne et ses besoins de reconstruction à travers les programmes de l'UE. Les fonds seront répartis comme suit : 90 % pour la Facilité européenne de soutien à la paix et 10 % pour les programmes financés par l'UE.

Le 21 juin, lors de la conférence de presse d'ECOFIN, le commissaire européen au commerce, Valdis Dombrovskis, a également déclaré que « l'utilisation principale de ces recettes sera axée sur le soutien militaire à l'Ukraine ».

« L'Ukraine devrait recevoir d'ici la fin de l'été 2024 le premier versement du produit des avoirs russes gelés. Selon nos estimations, jusqu'à 3 milliards d'euros seront disponibles cette année grâce à nos initiatives, et le premier versement attendu est de 1,5 milliard d'euros », a déclaré Dombrovskis.

Hôtel Ukraine avant la guerre (Tchernihiv)
Hôtel Ukraine avant la guerre. Photo : © Vi Ko / Wikimedia

Mécanisme de compensation : qu'est-ce que cela signifie ?

Selon Vlasiuk, une autre option consiste à mettre en place un mécanisme de compensation, actuellement en cours d'élaboration. « Mais il s'agit d'une question assez complexe, à plusieurs composantes et motivée par des considérations politiques. Plus politiques que juridiques », explique Klymosiuk. « Au bout du compte, la possibilité d'une compensation prise sur certains actifs gelés, sur leur produit, et la confiscation de ces actifs sont des questions distinctes qui nécessitent une discussion séparée. Il n'existe pas d'outils pratiques et efficaces pour compenser les dommages causés à ce stade. Seuls certains programmes gouvernementaux offrent une compensation partielle et une assistance financière aux victimes de la guerre. »

Un mécanisme international d'indemnisation a été discuté en Ukraine, ainsi qu'avec des partenaires internationaux, au cours des premiers mois de l'invasion russe à grande échelle. Un décret relatif à son élaboration a été signé par le président ukrainien le 18 mai 2022. Le Registre des dommages pour l'Ukraine a été officiellement lancé à La Haye le 2 avril 2024, afin de compenser les dommages causés par l'agression russe. Selon le ministère de la Justice, le mécanisme d'indemnisation comprend les éléments suivants : Le Registre des dommages qui recevra les demandes de dommages, de pertes ou de préjudices ; la Commission des réclamations qui examinera les demandes et accordera une indemnisation sur la base des informations du Registre ; le Fonds d'indemnisation d’où viendront des paiements basés sur les décisions de la Commission et qui devrait être financé par les actifs souverains russes confisqués à l'étranger.

Les entreprises peuvent-elles donc s'attendre à être indemnisées grâce aux avoirs russes gelés et quelle est la marche à suivre pour leurs propriétaires ? Iryna Mudra, cheffe adjointe du bureau présidentiel, dit que « la première chose à faire est de soumettre une demande d’indemnisation au Registre des dommages » qui, le 26 mars, a approuvé plus de 40 catégories de demandes d'indemnisation pouvant être soumises. « Il est actuellement possible de présenter des demandes pour la première catégorie, à savoir les dommages ou la destruction de biens résidentiels. « D'autres catégories devraient être introduites dans le courant de l'année. En particulier, l'une des catégories de sinistres approuvée est la catégorie C3 », précise-t-elle : « dommages aux entreprises et autres pertes économiques ».

« Cela prendra des années »

« Le Registre des dommages n'est que la première composante du mécanisme international d'indemnisation », indique le ministère de la Justice. Les deux autres composantes doivent encore être établies. Mais selon Mudra, la soumission des premières demandes de victimes au Registre des dommages est un signe que le projet d'un mécanisme d'indemnisation est devenu une réalité. « Les demandeurs peuvent d'ores et déjà soumettre au Registre les requêtes en indemnisation liées à la détérioration ou à la destruction de biens résidentiels. On s'attend à ce qu'entre 300 000 et 600 000 demandes d'indemnisation soient soumises dans cette catégorie », indique le Registre des dommages. Lorsque celui-ci sera pleinement opérationnel, il devrait compter jusqu'à 45 employés. Dix d'entre eux travailleront au bureau de Kiev, qui a ouvert ses portes le 22 mars.

Selon Klymosiuk, le concept du futur mécanisme d'indemnisation et le lancement de sa première composante, le registre des dommages, ont été mis en œuvre en un « temps record dans l'histoire mondiale ». « Il a été créé et lancé moins d'un an après le début de l'invasion à grande échelle. C'est très rapide dans l'histoire du monde, et nous espérons que les autres composantes du mécanisme d'indemnisation, en particulier la Commission, qui examinera chaque demande et accordera les paiements effectifs aux victimes, et le fonds, qui est la principale source par laquelle ces paiements seront effectués, seront également mis en place rapidement. »

« Cela prendra des années », avertit Vlasiuk.

Collecte de preuves

Les propriétaires de l'hôtel Ukraine détruit à Tchernihiv, ou d'autres personnes morales, ne peuvent pas encore soumettre de demandes d'indemnisation au Registre des dommages. « Il faut bien comprendre qu'à ce stade, il ne s'agit que d'enregistrer les dommages, et que les paiements effectifs ne seront effectués qu'une fois que la Commission compétente aura été mise en place et que le fonds aura été alimenté. Toutefois, il ne fait aucun doute que ces compensations seront versées tôt ou tard », déclare Klymosiuk. « Chaque demandeur, qu'il s'agisse d'une personne morale ou d'un particulier, doit rassembler autant de preuves que possible, car nous ne savons pas quel sera le niveau de preuve [exigé]. Par exemple, [si] des preuves écrites et des documents [suffiront], ou si des témoignages suffiront, ou si quelque chose d'autre sera nécessaire. Habituellement, dans de tels cas, le niveau de preuve est abaissé pour tenir compte des circonstances objectives de la guerre. Cependant, il est important de rassembler autant de preuves que possible pour prouver que les dommages ont été causés par l'agression russe, ainsi que de confirmer l'ampleur des dommages, si possible. Cela augmentera les chances de recevoir une compensation appropriée qui serait prise dans l’avenir sur des actifs russes. »

Tarasovets raconte que les services de police ont ouvert une enquête pénale et procédé à des expertises à l'Hôtel Ukraine. « Le SBU (service de sécurité ukrainien) était en charge de ce dossier. Ils nous ont fourni tous les documents. Nous les avons copiés. Ensuite, une étude de suivi a eu lieu pour savoir le type de missile et d'où l'hôtel a été visé. Il y a également un rapport d'expert sur le caractère inutilisable du bâtiment. De notre côté, nous avons donc rassemblé tout ce que nous pouvions. »

Depuis le 22 juin, l'Hôtel Ukraine est entouré d'une clôture. Des travaux de démantèlement sont en cours pour s'assurer que ce bâtiment dangereux, situé au cœur de Tchernihiv, ne mette pas les citoyens en danger. Le démantèlement est effectué aux frais des propriétaires de l'hôtel, explique Tarasovets. « À chaque étape, nous évaluerons si quelque chose peut être conservé ou si nous devons démanteler complètement le bâtiment. C'est la première fois que nous sommes confrontés à une telle expérience. La sécurité passe avant tout. »


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Suspilne ».