En Russie, les affaires pénales pour trahison ont progressivement augmenté depuis l’invasion généralisée de l’Ukraine et atteignent déjà un niveau record, avec 48 condamnations depuis le début de l’année. Selon le département judiciaire de la Cour suprême, la Russie a condamné 39 personnes pour trahison en 2023. En 2022, il n’y a eu que 16 condamnations.
En juillet 2022, une loi sur la trahison a été modifiée pour inclure les actions liées au soutien à un ennemi lors d’un conflit armé, ou à des actions militaires contre la Russie. En avril 2023, la peine maximale pour trahison est passée de 20 ans à la prison à vie. « Depuis 2023, les enquêteurs ont commencé à instruire des affaires de trahison jusqu’alors en sommeil, à savoir les ‘activités contre la sécurité de la Russie’. Le FSB [Service fédéral de sécurité, l’agence spécialisée dans la lutte contre le terrorisme et la sécurité de l’État] interprète cette notion comme incluant les transferts d’argent, la diffusion de tracts, l’envoi de photographies, la commission d’actes terroristes ou de sabotage, et d’autres formes de soutien à l’Ukraine », explique Evgeny Smirnov, avocat au sein du projet de défense des droits humains First Department, spécialisé dans les affaires d’espionnage et de trahison.
Alena Savelieva, une avocate qui étudie les pratiques des tribunaux dans les dossiers de trahison, affirme que depuis l’été 2022, le FSB a commencé à adresser des avertissements – souvent via des invitations à des entretiens dans ses bureaux – aux citoyens qui ont transféré de l’argent à des fonds ou à des organisations ukrainiens. Suite à ces « mesures préventives », les premiers cas liés à des dons à l’Ukraine ont commencé à apparaître.
Au cours du premier semestre 2024, la Russie a prononcé 48 condamnations pour trahison ou tentative de trahison, a calculé Justice Info, en se basant sur les informations publiées dans les médias et les rapports gouvernementaux. Parmi ces condamnations, 44 cas, soit 92 %, étaient liés à des actions en faveur de l’Ukraine. Les citoyens russes sont poursuivis non seulement dans les zones frontalières (régions de Rostov-sur-le-Don, Voronej et Belgorod, ou Crimée occupée), mais aussi dans tout le pays, y compris dans des régions reculées comme l’Amour (à 8 600 km de Moscou) et le district autonome de Khanty-Mansi (à 2 600 km de Moscou).
Trois histoires de trahison
Le plus souvent, les affaires de trahison en faveur de l’Ukraine reposent sur trois chefs d’accusation : rejoindre (ou prévoir de rejoindre) l’ennemi, apporter un soutien financier aux forces armées ukrainiennes ou transmettre des informations sur l’emplacement des troupes russes.
En ce qui concerne le ralliement à l’ennemi, les dossiers mentionnent souvent trois formations armées : la Légion Liberté de la Russie, le Corps des volontaires russes et le Bataillon sibérien. La première, qui est aussi la plus connue, a été intégrée aux forces armées ukrainiennes en mars 2022. Elle est principalement composée de Russes. Elle est connue pour ses raids, lancés depuis l’Ukraine, dans les régions de Belgorod et de Koursk à l’été 2023 et au printemps 2024 : à plusieurs reprises, ses unités ont franchi la frontière russe. En mars 2023, la Cour suprême de Russie a qualifié la Légion d’organisation terroriste et a interdit ses activités dans le pays.
En avril 2024, Vyacheslav Kulikov, 19 ans, originaire de la région de Lipetsk, dans l’ouest de la Russie, a été condamné à neuf ans de prison. L’enquête a révélé qu’il avait envoyé un fichier PDF contenant ses données personnelles à plusieurs organisations ukrainiennes. Il a été recruté par la Légion, qui lui a d’abord fait passer des tests. Selon les enquêteurs, Kulikov a choisi pour son test de mettre le feu à la piste d’un aérodrome militaire près de Lipetsk. Il a reçu des instructions détaillées de ses superviseurs de la garde nationale à Kyiv sur la manière de fabriquer des cocktails Molotov. Après avoir commis plusieurs actes de sabotage dans la région de Lipetsk, Kulikov avait prévu de se rendre en Ukraine en passant par la Géorgie. Il a été arrêté en février 2023. Kulikov a été accusé de tentative de trahison, mais aussi de tentative d’acte terroriste et de participation à une formation armée ukrainienne.
D’autres Russes sont accusés d’avoir transféré des fonds à des organisations caritatives ukrainiennes. De telles affaires parviennent souvent à la connaissance des autorités de manière fortuite, par exemple lors de contrôles à la frontière. C’est le cas de Danil Yefimov, 19 ans. Le 3 juillet 2024, il a été condamné à une peine de 12 ans de prison dans une colonie à régime strict pour avoir transféré de l’argent au fonds caritatif ukrainien de Sergey Prytula.
Fin décembre 2023, Yefimov, accompagné de son père et de sa petite amie, s’envole de Volgograd vers la Turquie pour célébrer le Nouvel An. À l’époque, le jeune homme n’avait qu’un passeport international ukrainien – il avait un passeport intérieur russe, mais n’avait pas encore reçu son passeport international russe. Cela a attiré l’attention des gardes-frontières, qui l’ont emmené dans une salle d’interrogatoire, ont confisqué son téléphone portable et ont trouvé plusieurs virements vers un fonds ukrainien dans son application bancaire. Yefimov a été immédiatement placé en détention.
Le verdict du tribunal indique qu’après le début de la guerre, il était « constamment dans un état de stress » et s’inquiétait pour ses parents et amis en Ukraine. Qu’il lisait continuellement des informations sur des allégations de crimes perpétrés par des militaires russes, et que ses proches lui rapportaient des histoires similaires. « Sous l’influence de ces publications et des informations fournies par ses parents et amis, il a développé une impression erronée des forces armées ukrainiennes, de ses unités paramilitaires et de la nécessité de soutenir l’armée ukrainienne », indique le jugement.
On sait moins de choses sur les affaires ouvertes en raison du transfert de données sur le déploiement des troupes russes. Le plus souvent, les accusés sont des citoyens ordinaires et leur arrestation n’est pas signalée, parfois seulement au moment de la condamnation. Les médias parlent de ces affaires en se référant aux communiqués de presse du FSB. Ainsi, en mai 2024, un tribunal du Kraï de Transbaïkalie (Russie orientale, à 6 100 kilomètres de Moscou) a condamné une résidente locale, Suleimanova (son prénom n’est pas indiqué par le FSB), à 12 ans de prison. Selon l’enquête, elle a recueilli et transmis des informations sur les mouvements du personnel et des unités militaires russes dans le Kraï de Transbaïkalie, qui se préparaient à être déployés dans la zone des « opérations militaires spéciales ».
Au printemps de cette année, Georgy Kamlash, un habitant de Samara, a été condamné à une peine de 13 ans dans une colonie à régime strict. Il a été reconnu coupable d’avoir fourni à l’Ukraine des informations sur les mouvements de matériel militaire dans la région de Samara (district fédéral de la Volga, à 1 000 km de Moscou) au premier semestre 2023, après avoir pris des photos des gares ferroviaires de Kinel et de Bezymyanka et les avoir envoyées avec des commentaires aux forces armées ukrainiennes par l’intermédiaire d’une application de messagerie.
Accusations contre des scientifiques
Avant la guerre, les tribunaux russes jugeaient souvent les scientifiques sous l’accusation de trahison. Selon l’avocate Savelieva, le nombre d’affaires impliquant des scientifiques n’a pas diminué, mais ces affaires ont été éclipsées par l’augmentation constante des ‘affaires ukrainiennes’. Les dossiers impliquant des scientifiques sont examinés beaucoup plus longuement et aboutissent souvent à des peines plus lourdes, de 15 à 20 ans, note-t-elle. « Je peux relier cela à la difficulté d’apporter des preuves. Pour les affaires ukrainiennes, une correspondance indiquant une opinion, une intention ou une information sur les transferts vers l’Ukraine suffit ; pour les scientifiques, c’est plus compliqué », explique-t-elle.
Les observations de Savelieva sont étayées par les chiffres. L’une des quatre condamnations ‘non ukrainienne’ prononcée en 2024 est celle d’Anatoly Maslov, un scientifique de 77 ans. Docteur en sciences physiques et mathématiques et professeur à l’université technique d’État de Novossibirsk, Maslov a été arrêté en juin 2022. Selon le FSB, en 2014, Maslov a fourni aux services de renseignement allemands des informations sur des découvertes scientifiques classifiées. Les poursuites engagées contre ce spécialiste de la physique et de la chimie des plasmas sont liées à ses recherches sur les carburants à base d’hydrocarbures pour avions. Maslov a nié les accusations, mais le tribunal l’a condamné à 14 ans de colonie pénitentiaire à régime strict.
« Tout le monde est en danger aujourd’hui »
L’une des affaires de trahison les plus médiatisées de ces derniers mois concerne la citoyenne russo-américaine Ksenia Karelina Khavana. Selon les défenseurs des droits humains, son cas est lié à un transfert de 51,8 dollars effectué le 24 février 2022 depuis son compte bancaire américain vers un fonds américain d’aide à l’Ukraine. À son retour de Los Angeles à Ekaterinbourg à l’hiver 2024, elle a d’abord été détenue pour des raisons administratives, puis accusée de trahison. Son cas est actuellement examiné à huis clos par le tribunal régional de Sverdlovsk.
Les juristes estiment que le pire reste à venir. « Entre l’arrestation d’une personne accusée de trahison et sa condamnation, il s’écoule souvent un an et demi à deux ans. De 2014 à 2022, le nombre moyen d’affaires était d’environ 15 par an. En 2022, il est passé à plusieurs dizaines, et la croissance explosive s’est produite en 2023 », explique Smirnov. Selon ses estimations, le FSB ouvre entre 150 et 220 dossiers par an.
« Aujourd’hui, des enquêteurs de n’importe quelle région peuvent s’occuper de ces affaires. Avant l’invasion totale, seuls les départements spéciaux s’en occupaient », précise-t-il. « Contrairement à la période d’avant-guerre, il est impossible d’isoler les groupes qui risquent d’être pris pour cible ; aujourd’hui, des accusations de trahison sont portées contre des scientifiques, des fonctionnaires, des femmes au foyer, des écoliers et du personnel militaire. Tout le monde est en danger aujourd’hui. »