« Le meilleur moyen de détruire un ennemi est d’en faire un ami », dit un adage souvent attribué à Abraham Lincoln. Le 22 juillet, les juges de la Chambre préliminaire I de la Cour pénale internationale (CPI) ont publié une liste de plus de 60 entités et personnes autorisées à soumettre leurs observations en tant qu’amicus curiae (‘amis de la cour’) sur les questions juridiques liées à la délivrance des mandats d’arrêt demandés deux mois auparavant par le procureur à l’encontre du Premier ministre et du ministre de la Défense israéliens ainsi que de trois dirigeants du Hamas palestinien.
C’est la première fois que des juges de la Cour de La Haye, au bout de vingt-deux ans d’existence, autorisent des observations à ce stade de la procédure. Selon l’avocat international Owiso Owiso, il s’agit d’une « distraction inutile de l’activité principale de la chambre préliminaire à ce stade ». « Tout cela aurait pu être évité si les juges avaient eu le courage de rejeter toute demande d’observations, au motif que la question de la compétence avait déjà été tranchée [le 5 février 2021], ou que les questions à soulever pouvaient l’être à un stade ultérieur », a-t-il déclaré à Justice Info par message.
Le plus haut niveau de confidentialité
Les États-Unis, le sénateur américain Lindsey Graham et Serge and Beate Klarsfeld, chasseurs de nazis à la retraite, figurent parmi les personnes autorisées à déposer une observation. La publication de la liste complète des personnes autorisées à présenter des arguments en tant qu’amicus curiae a mis un terme à plusieurs semaines de spéculation intense sur ce qui se passait exactement à la Cour, après le coup d’éclat du procureur.
Dans le cadre de l’enquête sur la Palestine, les juges ont opté pour la classification « secret » – une mention plus stricte encore que le placement « sous scellés » couramment appliquée pour les mandats d’arrêt, ou que la mention « confidentiel » plus souvent appliquée pour protéger les témoins ou les sources venant d’État parties, deux désignations qui empêchent également le public de savoir ce qui se passe dans les coulisses. Ainsi, même le fait de demander à la Cour de proposer une observation a été classé « secret », quel que soit le souhait du demandeur, a confirmé le porte-parole de la Cour, Fadi El Abdallah.
Les juges ont ordonné que les mémoires, qui doivent être déposés jusqu’au 6 août, soient rendus publics. Mais jusqu’à ce qu’ils soient publiés par la Cour, personne ne partage ses arguments du fait de la classification « secret ». Le premier à avoir été publié, ce lundi 29 juillet 2024, est l’ancien professeur de droit international et auteur de La Convention sur le génocide : analyse du droit international, John Quigley.
« La démarche du Royaume-Uni : une perte de temps »
L’avalanche d’amicus curiae a été déclenchée par le Royaume-Uni, qui a demandé aux juges s’il pouvait intervenir sur la question étroite mais importante de savoir si les accords d’Oslo, signés par l’Organisation de libération de la Palestine en 1997 avec Israël pour établir l’Autorité palestinienne, s’appliquaient ou non. L’accord fait référence au fait que la Palestine n’a pas de juridiction sur les citoyens israéliens. Dix-sept ans plus tard, en 2014, la Palestine a toutefois demandé à la CPI d’accepter sa saisine pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité mettant en cause des citoyens Israéliens. Le bureau du procureur de la CPI n’avait alors accepté le renvoi qu’après que la Palestine soit devenue un État partie à la Cour, et avait immédiatement demandé aux juges de la CPI de clarifier leur compétence.
« La démarche du Royaume-Uni est malhonnête et engendre une perte de temps », commente Owiso. « Le Royaume-Uni savait, ou aurait dû savoir, qu’en déposant une telle requête, les vannes s’ouvriraient pour d’autres États et toutes sortes d’individus, organisations et organismes occupés à déposer également des requêtes, soit pour contrer (à juste titre) les arguments du Royaume-Uni, soit pour introduire furtivement leurs propres arguments. Encore une fois, cela prolonge inutilement la procédure. »
Finalement… pas d’amicus du Royaume-Uni
Stefan Talmon, professeur de droit allemand et avocat britannique en exercice, est plus circonspect : « Si l’on considère vraiment que la compétence de la CPI découle d’une compétence transférée [de la Palestine], alors l’argument d’Oslo a du sens, et la Cour devra le traiter. » Mais Talmon note également que le Royaume-Uni a finalement déclaré, le 26 juillet, qu’il ne soumettrait pas d’observations, après l’arrivée d’un nouveau gouvernement travailliste avec « une solide expérience en matière de droits humains et de droit international ». « Sa perspective est maintenant différente », ajoute-t-il.
Selon Mark Kersten, professeur assistant à l’Université de la Vallée du Fraser, au Canada, « il y a quelques personnes qui ont essayé sans relâche d’empêcher la Cour d’exercer une quelconque juridiction en Palestine. Je peux d’ailleurs en citer un, qui est un ancien ministre de la Justice au Canada, Irwin Cotler, et qui a écrit ce que je considère comme de la désinformation, à savoir que le procureur de la CPI a une compétence générale sur le Hamas, mais n’a pas de compétence territoriale, et donc pas de compétence personnelle sur les citoyens israéliens. Je suppose que c’est ce qu’il va présenter dans ses observations, déposées au nom du Centre Raoul Wallenberg. »
« Pour une raison ou une autre, ces gens veulent accorder une impunité totale à l’une des parties au conflit. Je pense que c’est profondément regrettable », ajoute Kersten.
Nouveau retard pour les mandats d’arrêt
Les représentants des victimes ont été empêchés par les juges de se joindre à la frénésie d’amicus et on leur a dit qu’ils devaient utiliser une autre procédure. Dans au moins trois requêtes, ils ont insisté pour « fournir des raisons pour lesquelles ces questions n’empêchent pas et ne doivent pas retarder la délivrance des mandats », ajoutant que « tout retard dans la procédure de la Cour exacerbe les souffrances continues des victimes, entrave l’obligation de rendre des comptes et retarde de manière injustifiée la justice pour plus de deux millions de personnes piégées à Gaza et qui sont en danger de mort imminente. »
« Les victimes, dont certaines sont aux portes de la mort dans la bande de Gaza, ne peuvent tout simplement pas attendre encore plus. Les victimes soulignent que toute considération des questions soulevées par le Royaume-Uni ou par d’autres n’est pas justifiée en vertu du Statut à ce stade et causera probablement un préjudice supplémentaire aux victimes. »
Owiso souligne que « le procureur sera ensuite appelé à répondre à près de 70 observations, chacune d’environ dix pages ! Puis la chambre préliminaire devra examiner tout cela avant de pouvoir se prononcer sur les demandes de mandats d’arrêt. Cela prendra certainement du temps, un temps que les victimes des Forces de défense israéliennes et les survivants du Hamas n’ont pas ! »
Mais Talmon n’est pas de cet avis : « Je ne pense pas que la question du délai soit vraiment cruciale. Car même si nous avions un mandat d’arrêt demain, rien ne changerait sur le terrain et personne ne serait arrêté. Et les politiques de ces personnes ne changeraient pas pour autant. Les mandats d’arrêt sont donc quelque chose qui s’inscrit dans le long terme, quelque chose qui accompagnera ces personnes pour le reste de leur vie. »
Quels seront les arguments avancés ?
Il n’a pas été possible de connaître les arguments de tous les requérants, que plusieurs d’entre eux contactés par Justice Info ont poliment refusé de partager.
La Cour internationale de justice (CIJ) a récemment statué, dans le cadre d’un avis consultatif, que l’occupation israélienne du territoire palestinien est illégale. Bien que la CIJ ait traité d’aspects juridiques différents de ceux auxquels sont confrontés les juges de la CPI, il est possible que certains amicus utilisent cette décision pour étayer leurs arguments.
Talmon souligne qu’en 2021, la principale décision des juges de la CPI était de déterminer si la Palestine était un État partie au Statut de Rome. Ce n’est là, dit-il, qu’un aspect de la juridiction. « Maintenant, il y a d’autres aspects qui pourraient être revus ou visités pour la première fois », y compris la question du transfert de compétence de la Palestine à la CPI en dépit de l’accord d’Oslo. « Bien sûr, un contre-argument tout aussi crédible peut être avancé sur la base des Conventions de Genève », explique-t-il, se référant à la manière dont les juges de la CIJ s’y sont référés en disant qu’il ne peut y avoir d’accord au détriment de la population du territoire occupé.
« Je pense donc que l’important est que la Cour se penche sur cet argument, l’examine et, je l’espère, le rejette, car, bien sûr, je pense que l’argument le plus crédible est en faveur de la Palestine, qui peut à mon sens transférer sa compétence à la CPI », ajoute Talmon. « Je pense, dit-il, que les juges veulent fonder leur décision sur une base aussi large que possible et gagner ainsi un maximum de crédibilité en donnant à chacun la possibilité de s’exprimer. »