OPINION

Guerre de 2008 en Géorgie : même si la Russie refuse de payer, des solutions existent

Il y a plus d’un an, la Cour européenne des droits de l’homme condamnait la Russie à verser 130 millions d’euros pour les victimes de la guerre de 2008 en Géorgie. Moscou, exclu du Conseil de l’Europe, a indiqué qu’il ne paierait pas. Dans cet article, l’auteure explore des solutions pour que les plus de 23 000 victimes soient indemnisées. Mais, contrairement à son homologue ukrainien, qui est proactif et a trouvé un soutien pour mettre en place un Registre des dommages, le gouvernement géorgien traîne des pieds.

Guerre de 2008 en Géorgie contre la Russie : qui paiera l'indemnisation des victimes ? Photo : des victimes civiles, âgées, près de leur maison incendiée suite à l'invasion russe.
Des Géorgiens âgés près de leur maison incendiée suite à l’invasion russe, dans le village d’Avnevi, à l’ouest de Tskhinvali (Ossétie du Sud), le 29 août 2008. Seize ans plus tard, nombre d’entre eux sont décédés et, pour ceux encore en vie, les perspectives d’indemnisation restent minces. Photo : © Viktor Drachev / AFP
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Ce mois d’août marque le 16e anniversaire de la violation de la souveraineté de la Géorgie par les forces terrestres russes, le 8 août 2008, via l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, avec l’aide de l’armée de l’air russe et de la flotte de la mer Noire. L’invasion, accompagnée d’actes assimilables à des crimes de guerre, a entraîné le déplacement de 26 888 personnes (9 081 familles) et la mort de 228 civils géorgiens. La Cour pénale internationale (CPI) a conclu son enquête sur la guerre le 16 décembre 2022, en délivrant des mandats d’arrêt à l’encontre de responsables de l’administration de facto de l’Ossétie du Sud, un allié sous le contrôle effectif de la Russie.

Le 28 avril 2023, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), basée à Strasbourg, a statué que la Fédération de Russie devait verser 130 millions d’euros à la Géorgie pour la guerre d’Août, sur la base d’un arrêt du 21 janvier 2021 dans une affaire interétatique.

A ce jour, une question cruciale demeure : quand ce jugement sera-t-il exécuté, garantissant ainsi l’indemnisation des victimes ? Aucun paiement n’a été effectué et le montant total dû, intérêts compris, s’élève à environ 133,4 millions d’euros. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a exhorté à plusieurs reprises la Russie à remplir ses obligations et à faciliter le retour en toute sécurité de ressortissants géorgiens dans leurs foyers. Néanmoins, le fait que Moscou ne respecte pas le principe de pacta sunt servanda - un principe fondamental du droit qui veut que les traités soient contraignants pour leurs parties - suggère que ses obligations resteront lettre morte tant qu’il n’aura pas la volonté politique de s’y conformer.

La nouvelle « loi russe » : un pas en arrière pour la Géorgie

Cette question non résolue est exacerbée par le récent projet de « loi russe » sur la transparence de l’influence étrangère adopté en Géorgie le 3 avril 2024. Cette nouvelle législation, qui vise à éloigner la Géorgie de l’Union européenne (UE) et de l’Otan, a suscité un large mécontentement dans le pays. Pour les victimes qui ont subi de graves violations des droits humains, y compris des atteintes à la vie et la destruction de biens, ce changement législatif représente un recul important. Il compromet leur quête de justice et d’indemnisation en compliquant les procédures juridiques et en limitant les voies de recours, ce qui alourdit leur fardeau émotionnel et économique. L’adoption de cette loi est en contradiction avec la politique étrangère du pays, notamment en ce qui concerne la candidature de Tbilissi à l’UE, et avec la Convention européenne des droits de l’homme. Elle menace le fonctionnement d’ONG comme GYLA (Georgian Young Lawyers’ Association), qui a joué un rôle essentiel en portant des affaires devant la CEDH et en défendant les victimes de la guerre.

On sait que les perceptions des victimes peuvent varier considérablement, et qu’elles sont influencées par des facteurs tels que l’âge, le sexe, la culture, le statut socio-économique et le contexte politique. Les victimes ont des besoins et des souhaits différents, qui peuvent évoluer au fil du temps. Qui plus est, il est difficile de prioriser des actions en matière de réparations dans un contexte de violations continues des droits humains.

En avril 2024, la Cour de Strasbourg a officiellement constaté que la Russie continue de violer la Convention européenne des droits de l’homme, dégradant les conditions de vie dans les territoires géorgiens occupés par la Russie et le long de la ligne d’occupation. Plus précisément, la Cour examinait une requête interétatique concernant les pratiques administratives russes de harcèlement, de détention illégale, d’agression, de torture, de meurtre et d’intimidation à l’encontre de la population ethniquement géorgienne. Des actions qui visent à intimider, isoler et nettoyer ethniquement les communautés géorgiennes dans les territoires occupés et à proximité. Entre-temps, des besoins matériels urgents persistent, en particulier parmi les personnes déplacées à l’intérieur de la Géorgie. Plus de 90 000 personnes déplacées, dont plus de la moitié n’ont pas de logement adéquat, continuent de résider dans des bâtiments résidentiels communaux qui ne répondent pas aux normes sanitaires de base et présentent de graves risques pour la santé et la sécurité.

Manifestation en Géorgie contre la
Manifestation contre la loi sur « l’influence étrangère » devant le Parlement à Tbilissi le 15 mai 2024. Les Géorgiens sont descendus dans la rue pendant des semaines contre cette loi dont l’adoption a suscité une avalanche de condamnations internationales. Photo : © Giorgi Arjevanidze / AFP

Des indemnisations non conventionnelles plus probables

La probabilité que les victimes géorgiennes reçoivent une compensation financière par le biais de l’exécution conventionnelle des arrêts de la CEDH semble faible. Parmi les victimes qui ont attendu cet arrêt pendant 15 ans, certaines sont décédées. Et bien que la décision se rapporte à des faits antérieurs, la Fédération de Russie a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe le 16 mars 2022, à la suite de son agression contre l’Ukraine. En outre, elle a ouvertement déclaré une politique de non-respect de ses obligations liées à la CEDH. Un avis de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a notamment souligné que le fait que la Russie n’ait pas exécuté de nombreux arrêts et mesures provisoires de la CEDH justifiait la remise en question de son maintien au sein de l’organisation.

Quelles sont donc les autres voies possibles pour l’exécution des arrêts ?

Malgré cela, la Russie reste membre des Nations unies et soumise à sa surveillance. En décembre 2023, le Conseil de l’Europe a annoncé qu’il coopérait avec les organes de l’Onu pour rappeler à la Russie son obligation d’exécuter les arrêts de la CEDH. Des discussions à ce sujet ont eu lieu lors de la réunion trimestrielle du Comité des ministres du Conseil de l’Europe – et sa Secrétaire générale, Marija Pejčinović Burić, a exhorté la Russie à se conformer à ses obligations en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme.

Le même mois, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a souligné que le Rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme en Fédération de Russie avait approuvé une recommandation concernant l’exécution des jugements impliquant la Russie, recommandant à l’État russe de « garantir sans plus tarder l’exécution des avis et des jugements dans les affaires individuelles émanant des mécanismes des droits de l’homme des Nations unies et de la Cour européenne des droits de l’homme ». Il convient également de noter que, le 13 novembre 2023, le groupe de travail des Nations unies sur l’examen périodique universel a procédé à un examen de la situation dans la Fédération de Russie. La délégation russe a participé à la session et plusieurs États ont souligné à la Russie son obligation sans équivoque de respecter les arrêts et décisions de la Cour européenne.

En réponse, les délégués russes ont affirmé qu’ils ne reconnaissaient pas les arrêts rendus après le 15 mars 2022, invoquant une loi adoptée à cet effet. Ils ont aussi indiqué qu’ils continuaient à honorer, jusqu’en janvier 2023, les jugements rendus avant mars 2022. Toutefois, à partir du 1er janvier 2023, la Russie a cessé d’effectuer des paiements car, selon les délégués, l’autorisation légale de le faire a expiré en vertu de la législation nationale.

La Fédération de Russie a ainsi ouvertement reconnu qu’elle n’allait pas verser d’indemnités aux victimes géorgiennes comme cela avait été ordonné en avril 2023.

Le gouvernement géorgien traîne des pieds

La question persiste : si l’action mis en œuvre est insuffisante, une intervention plus poussée est-elle nécessaire ?

Historiquement, les modèles d’indemnisation les plus complets ont été mis en place par l’Allemagne pour les victimes des crimes nazis. Des mécanismes similaires ont été mis en place à la fin du XXe siècle après des périodes de dictature, notamment en Haïti, au Salvador et en Afrique du Sud, avec plus ou moins d’ambition et de succès. Plusieurs programmes portant sur des réclamations relatives à des biens issus de conflits dans les Balkans ou de la guerre du Golfe ont également été mis en œuvre, avec une participation internationale. Toutefois, la plupart de ces mesures ont été prises à la suite d’un accord conclu ou imposé à l’État payeur, et aucune ne reflète directement la situation actuelle en ce qui concerne le respect des obligations découlant des arrêts de la CEDH. Plus récemment, les modèles proposés par l’Ukraine – création d’une commission d’indemnisation et un fonds destiné à la financer, avec le soutien du Conseil de l’Europe, ont également créé un nouveau précédent.

Dans ce contexte, GYLA, une ONG active depuis 30 ans en Géorgie, propose de créer un fonds d’indemnisation international pour les victimes de la guerre d’Août et des événements qui ont suivi, sous les auspices du Conseil de l’Europe. A cet égard, GYLA estime que les autorités géorgiennes, en particulier le ministère des Affaires étrangères, en collaboration avec d’autres organes de l’État – dont le ministère de la Justice – devraient être proactives au niveau international.

Notre organisation a porté cette proposition devant la Cour de Strasbourg, lors du contentieux des requêtes individuelles contre la Russie en mars 2023. Elle l’a officiellement demandée au ministère des Affaires étrangères de Géorgie en janvier 2024, mais le ministère n’avait toujours pas donné de réponse fin juillet 2024. GYLA estime que le gouvernement géorgien doit définir des stratégies pour la création d’un fonds de compensation et ensuite plaider en faveur de sa mise en place. Sans un engagement proactif du gouvernement, il serait irréaliste d’attendre des autres pays qu’ils agissent en son nom. Mais aujourd’hui, après l’adoption de la « loi russe » en dépit des protestations internationales, la probabilité que ces actions soient mises en place semble diminuer.

Tamar Oniani - Human rights lawyer in GeorgiaTAMAR ONIANI

Tamar Oniani est directrice de programme droits de l’homme à l’Association des jeunes avocats géorgiens (GYLA). Elle enseigne les droits humains et le droit international public à l’université d’État de Tbilissi, à l’Institut géorgien des Affaires publiques et à l’université du Caucase. Elle a également obtenu la bourse Sakharov (2022) et John Smith Trust (2023-2024). En tant qu’experte en droits humains, elle a collaboré avec nombre d’acteurs nationaux et internationaux, contribuant à divers projets de recherche, propositions et documents politiques.