14 ans de prison pour 45 jours dans la police sous occupation russe

Un représentant du conseil de district de Kherson, dans le sud de l'Ukraine, devenu un agent de la police sous l'occupation russe, a été jugé pour collaboration. Il a affirmé avoir été forcé de rejoindre la police d'occupation à la suite de menaces proférées à l'encontre de son père, mais le tribunal l'a condamné à 14 ans de prison.

Procès pour collaboration en Ukraine. Photo : un homme retire l'affiche de propagande russe à Kherson au moment de sa libération par les forces armées ukrainiennes.
A Kherson, en novembre 2022, un homme déchire une affiche de l'occupation russe qui dit "Les Russes et les Ukrainiens sont un seul peuple, un seul tout". Après la libération de la ville par les forces ukrainiennes, c'est l'heure des procès pour collaboration. Photo : © Bulent Kilic / AFP
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Sur le banc des accusés du tribunal du district de Shevchenkivskyi, à Kyiv, la capitale de l'Ukraine, Serhii Ostapenko, un représentant du conseil du district de Korabelnyi à Kherson, une capitale régionale dans le sud du pays. Le procès de cet homme qui appartenait au parti pro-russe « Plateforme d'opposition - Pour la vie » et travaillait pour le conseil municipal de Kherson, s'est ouvert il y a plus d'un an. Il est accusé d'avoir collaboré avec les occupants russes et occupé un poste au sein d'une agence illégale de maintien de l'ordre.

Le 6 juillet 2022, au cœur des huit mois d'occupation de Kherson par l'armée russe, Ostapenko devient un agent actif de la police d'occupation qui l'affecte à son unité des crimes économiques, à Kherson. Un mois et demi plus tard, le 19 août, Ostapenko démissionne de ce poste et travaille pour une société créée par les autorités d'occupation qui exporte des céréales ukrainiennes vers la Fédération de Russie, jusqu'à la libération de la ville en novembre 2022.

Il ne fait aucun doute qu'Ostapenko a travaillé pour la police d'occupation : son nom apparaît dans de nombreux documents laissés par cette force de police. Une clé USB, saisie lors d'une perquisition, contenait des projets de documents rédigés en russe au nom d'un « agent » et fondés sur le droit russe. En outre, sur son téléphone portable, il a conservé une photo de sa carte d'identité de la police d'occupation et de ses galons, une photo de lui en gilet pare-balles avec un étui et un bâton de police, ainsi qu'une photo d'un objet ressemblant à un pistolet Makarov.

Ostapenko, qui témoigne exclusivement en russe, ne nie pas avoir travaillé pour la police d'occupation, mais tente de convaincre la cour qu'il a subi des pressions, affirmant qu'il avait peur pour son père âgé, après que des agents du FSB [les services de renseignement russes] l'eurent menacé. Son père est venu de Kherson pour voir son fils lors d'une des audiences. Cependant, il n'a pas témoigné.

« Nous aidions surtout les citoyens »

Ostapenko affirme avoir accepté ce poste sous la contrainte, mais il se dit également convaincu que les forces de l'ordre russes ne se sont installées à Kherson qu'après l'organisation par les occupants d'un référendum sur l'annexion par la Fédération de Russie. Au cours de l'été 2022, il s'agissait d'un service d'ordre auto-organisé « établissant un dialogue entre les citoyens et l'administration militaire ». La défense fait valoir qu'Ostapenko a en fait contribué à la protection des droits des citoyens dans le territoire occupé. « Nous aidions surtout les citoyens. Parce qu'il n'y avait personne d'autre. N'est-ce pas préférable, dans cette situation, que ce soit une personne locale qui occupe ce poste, quelqu'un qui connaît tout ce qui se passe et qui peut être utile d'une manière ou d'une autre, plutôt qu'une personne originaire de Russie ? » a demandé Ostapenko.

Selon lui, il ne savait rien des mesures punitives prises à l'encontre des Ukrainiens, car son unité n'était pas responsable des affaires politiques, mais seulement du maintien de l'ordre public. Au cours de l'interrogatoire, l'avocat de la défense demande si les forces de l'ordre ukrainiennes étaient toujours présentes à Kherson le 24 février. Ostapenko répond qu'elles avaient quitté la ville dès le premier jour de l'invasion.

- « Elles ont fui pendant la journée, j'ai pu le constater alors que je me rendais à mon travail au conseil municipal. Des unités de la Garde nationale, du SBU [services de sécurité ukrainiens] et de la police étaient en train d'être évacuées », témoigne Ostapenko.

- « Ceux qui ont fui étaient les katsaps [terme péjoratif pour désigner les Russes] en novembre 2022. Choisissez vos mots, s'il vous plaît », intervient le juge.

- « Sans vouloir vous offenser... Il s'agissait d'une fuite. À 4 heures du matin, j'ai reçu un appel d'un camarade de classe du SBU : 'C'est parti, on décolle'. Je fais partie du gouvernement local, je n'ai pas reçu d'ordre de Kyiv pour m'enfuir d'ici. »

« Vous ne pouvez vous cacher nulle part »

Au cours du procès, Ostapenko est confronté à plusieurs témoins. L'un d'eux, directeur commercial d'une entreprise locale, accuse Ostapenko de l'avoir menacé alors qu'il quittait la ville. Il lui aurait dit : "On se rencontrera, ne croyez pas que vous pourrez vous cacher à Odessa. On sera bientôt à Odessa. Vous ne pouvez vous cacher nulle part. Vous avez toujours votre appartement ici, vous avez toujours vos biens'. J'ai raccroché le téléphone », déclare le témoin. Ostapenko nie avoir tenu de tels propos et assure que le témoin ment.

Un autre témoin, une femme, déclare que le 15 juillet 2022, elle a vu et reconnu Ostapenko alors qu'il faisait partie d'une unité d'enquête sur le meurtre d'un civil. Elle affirme qu'il portait des vêtements civils mais qu'il était armé. Ostapenko ne nie pas sa présence sur les lieux, mais explique que « les gens étaient prêts à communiquer » avec la police d'occupation au sujet de cette affaire de meurtre.

Un autre témoin est un officier du SBU de l'oblast de Kherson qui est allé à l'école avec Ostapenko et a gardé des liens amicaux avec lui. Il déclare que, pendant l'occupation, Ostapenko et lui ne se voyaient pas mais échangeaient des messages. Le 24 février 2022, suivant les ordres de ses supérieurs au SBU, il quitte immédiatement Kherson. Sachant qu'Ostapenko n'est pas parti, l'officier du SBU lui envoie un SMS, début mars, pour lui demander s'il pouvait aller voir s'il y avait des soldats russes à une adresse spécifique, mais Ostapenko refuse.

En juin ou en juillet, Ostapenko envoie un SMS à son ami pour lui demander son avis sur combien de temps encore cette situation va durer. L'officier du SBU l'encourage à partir. Ostapenko répond qu'il ne peut pas partir. Après cela, ils cessent de communiquer, déclare le témoin.

L'avocat de la défense demande s'il est vrai que le père de l'officier du SBU, qui était resté vivre à Kherson durant l'occupation, avait été détenu par les militaires russes et qu'Ostapenko lui avait proposé son aide. Mais le témoin nie, affirmant qu'il n'y a pas eu de détention, mais seulement une fouille ponctuelle au cours de laquelle son père a été emmené pour être interrogé. Ostapenko tente d'interpeller le témoin.

- « Tu te souviens de ce que j'ai écrit quand on s'envoyait des textos ? 'C'est fini, le FSB espionne déjà mon téléphone'. Tu m'as ensuite envoyé '+' et tu as supprimé notre correspondance sur Telegram », dit Ostapenko.

L'officier du SBU assure n'en avoir aucun souvenir.

- « Ce n'est pas toi qui m'as envoyé un message disant que ton père était battu ?

- Que mon père était battu ? Je n'ai pas écrit cela. »

Après avoir entendu cela, Ostapenko dit qu'il est inutile de poser d'autres questions.

Procès pour collaboration de Serhii Ostapenko, à Kyiv (Ukraine).
Au procès de Serhii Ostapenko, à Kyiv. Photo : © Sudovyi Reporter

Une personne d'intérêt pour les services russes

Lors de son propre témoignage, Ostapenko raconte à la cour que, pendant l'occupation de la ville, le chef du conseil de district, au sein duquel il était représentant de parti, a publié un message et suggéré de s'engager dans un travail humanitaire. Par la suite, il a dressé des listes de personnes ayant besoin d'insuline, s'est déplacé dans la ville et a aidé toutes les personnes qui le lui demandaient. Il aurait été contacté par les services spéciaux russes pour la première fois à la mi-mars.

Selon l'accusé, sa rencontre avec le FSB est une coïncidence malheureuse. Il a attiré l'attention des services spéciaux russes en rendant visite à un ami qui vivait dans une maison située en face du bâtiment occupé par le SBU. « Ils ont trouvé intéressant que je sois un représentant de la « Plateforme d'opposition - Pour la vie » au conseil du district de Korabelnyi. Ils ont également vu mes références en tant qu'employé du conseil municipal, donc ils étaient très désireux de me parler. »

Prétextant l'anniversaire de son ami, Ostapenko dit avoir convaincu les Russes de le laisser partir. Mais trois semaines plus tard, un officier du FSB du nom de Makar lui envoie un message via Telegram et lui fixe un rendez-vous dans un parc. Au cours de la conversation, l'officier lui demande qui il est, quelle est sa profession, ce qu'il pense de la situation et s'il y a des « nazis » en ville. Il lui demande ce que le maire pense de tout cela, mais Ostapenko lui répond ne rien savoir du maire. L'agent du FSB le laisse partir, mais continue à lui envoyer des messages et à organiser des réunions. Il le présente aussi à son partenaire Fedor.

« Il est temps de décider de quel côté vous êtes »

Fin mai, la conversation devient plus pointue et, selon Ostapenko, c'est à ce moment-là que les deux officiers du FSB commencent à le menacer. « Il a dit : 'Il est temps de décider de quel côté vous êtes. Vous êtes du parti OPFL, on dirait que vous avez déjà pris votre décision'. Il a insinué qu'il savait qui était mon père, qu'il travaillait à la faculté de physique et de mathématiques de l'université. Fedor a lancé un ultimatum en disant qu'il était impératif d'aller travailler, sinon il y aurait des problèmes. Il n'y a pas eu de pression physique, mais il a explicitement fait comprendre que si je ne le faisais pas, il y aurait des problèmes et que mon père aurait des ennuis. »

Selon le témoignage de l'accusé, l'officier du FSB Fedor dit savoir qu'Ostapenko a la formation requise - il est diplômé de l'école de police de l'université des affaires intérieures de Kharkiv - et que l’occupant a grandement besoin de ce type de profil pour leur personnel, car la situation dans la ville est tendue. Ostapenko doit donc se rendre au poste de police du district de Suvorov dans un délai d'une semaine.

Ostapenko reconnaît s’être exécuté. Il a un bref entretien avant d'être conduit dans un bureau où se trouvent plusieurs représentants de l'unité « Cyclone » du « ministère de l'intérieur de la DNR », les autorités séparatistes de Donetsk. L'un d'eux demande à Ostapenko où il vit et où il serait plus pratique pour lui de travailler. Ostapenko répond que c'est à eux de décider. En juillet, ils choisissent de l'affecter à une section d'enquête à Kherson, l'unité des crimes économiques, chargée de répondre aux incidents comme les vols, les viols et les meurtres, et d'enquêter sur le marché noir de l'aide humanitaire dans la ville.

À la mi-août, Dmytro Kovalenko, directeur adjoint de la Compagnie céréalière de Kherson, saisie par les autorités russes notamment pour vendre les céréales abandonnées par les producteurs ukrainiens, signale à la police le vol d'une batterie dans sa voiture. Kovalenko aurait remarqué qu'Ostapenko n'était pas à l'aise au sein de la police d'occupation et qu'il s'y trouvait contre son gré, et il propose donc à Ostapenko de venir travailler pour lui. Selon Ostapenko, il organise son transfert à la société céréalière en tant qu'avocat.

Versions contradictoires de l'arrestation

Selon Ostapenko, après la fin de l'occupation, il s'est adressé au SBU à Kherson le 13 novembre 2022 et déclaré qu'il voulait parler à son camarade de classe du SBU. Il dit que la police et les agents du SBU l'ont interrogé dans les locaux d'un magasin du coin. « Ils m'ont bandé les yeux avec du ruban adhésif et ont mis en scène une fusillade », dit-il, ajoutant avoir passé la nuit dans ce magasin. Il leur explique qu'il a été forcé de travailler pendant l'occupation, mais lorsque son camarade de classe vient le voir le lendemain, il dit à Ostapenko qu'il est dans une sale situation et nie avoir échangé des SMS avec lui. Un autre officier du SBU enregistre ensuite son interrogatoire sur vidéo.

Trois jours plus tard, le 16 novembre, Ostapenko se retrouve à Mykolaiv, où il est de nouveau interrogé. Le soir même, il est emmené à Kyiv.

Officiellement pourtant, les circonstances de son arrestation sont très différentes. Selon le procureur, Ostapenko n'a pas été détenu le 13 novembre, mais a seulement reçu une convocation pour rencontrer un enquêteur à Mykolaiv. Il se serait rendu à Mykolaiv de son propre chef et y aurait été arrêté après une conversation avec l'enquêteur. Le procureur insiste sur cette version des faits et souligne également que l'avocat de la défense ne s'est jamais plaint de violations ou de blessures physiques au cours de l'enquête préliminaire et de la mise en place de mesures préventives.

Ostapenko a signé le protocole de détention le 16 novembre, sans le contester ni faire de remarques. Il dit avoir rencontré son avocat pour la première fois après la signature et ne lui avoir parlé que pendant 20 ou 30 secondes, en présence d'officiers, dans le bâtiment du SBU. Il affirme qu'il était très fatigué et qu'il a signé pour pouvoir dormir un peu.

« Fuir semblait être la mauvaise chose à faire »

- « Si vous pouviez revenir en arrière, que feriez-vous ? demande le juge.

- Je suivrais probablement le conseil de mon camarade de classe et je fuirais la ville, comme la police, comme le SBU et tous les autres. Et je ne demanderais rien à personne. Mes supérieurs ne m'ont pas donné l'instruction de fuir la ville. Le chef du conseil de district a dit qu'au contraire, ceux qui restaient avaient pris la bonne décision, car il fallait aider. Pour moi, fuir me semblait être la mauvaise chose à faire à ce moment-là », répond Ostapenko.

Ostapenko rappelle également à la Cour qu'il a coopéré avec les forces de l'ordre ukrainiennes : il a remis des documents et des clés USB liés au travail de la Compagnie céréalière. De plus, sur l'insistance de la défense, le procureur a montré à la cour des documents concernant la participation d'Ostapenko à l'identification de plusieurs policiers d'occupation - certains d'entre eux ont déjà été remis à la cour ou sont jugés par contumace.

L'avocat d'Ostapenko demande l'acquittement de son client et souligne qu'à aucun moment, lors des déclarations des témoins au tribunal, il est apparu qu'Ostapenko a exercé des pressions sur des personnes, apporté son soutien aux occupants, prôné l'adhésion à la Fédération de Russie ou remis des citoyens ukrainiens au FSB. Il attire également l'attention sur le fait que de nombreux civils qui n'ont pas obéi à la volonté de l'agresseur russe pendant l'occupation ont été tués. Il affirme donc à la Cour qu'en raison de la menace qui pesait sur la vie et la santé des personnes pendant l'occupation, la possibilité d'une collaboration volontaire avec l'ennemi devait être exclue.

Malgré son plaidoyer en faveur de son client, le tribunal déclare Ostapenko coupable et le condamne à 14 ans de prison, une peine encore plus longue que celle requise par le procureur.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».

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