A Bogoro, l’ombre des crimes traîne encore, plus de 20 ans après l’attaque. Autour de ce village d’éleveurs Hema, une ethnie de la région congolaise de l’Ituri, sur les collines couvertes des prairies vidées de leurs vaches, on aperçoit çà et là les débris de bâtisses consumées qui logeaient des fonctionnaires impliqués dans la chaîne de l’élevage des bovins qui nourrissaient l’Ituri. A l’entrée de Bogoro en provenance de Bunia, le chef-lieu de la province situé à 25 kilomètres, à droite, en cellule BPI (Bureau des projets d’Ituri), un sentier nous conduit à ce qui était le siège des vétérinaires déployés à Bogoro pour soigner les vaches, principale richesse de cette région. Sur le lieu, les ruines de leurs bâtiments incendiés demeurent et fondent tout un souvenir pour l’éleveur Paul Ibona Kasoro qui y faisait jadis soigner ses 64 vaches emportées lors de l’attaque. « On avait tout ici, notamment une grande pharmacie vétérinaire. Grâce à eux, je prospérais dans mon élevage. Avec mes vaches, je commençais à produire en moyenne 40 litres de lait par jour que je vendais pour nourrir, soigner et scolariser mes enfants. Mais la rébellion a tout gâché », confie ce vieux de 61 ans qui affirme éprouver aujourd’hui d’énormes difficultés pour relancer son élevage. Il est obligé désormais de parcourir de longues distances pour s’approvisionner en intrants vétérinaires qu’il pouvait trouver avant derrière son domicile. « Ils ont incendié notre pharmacie, ils ont tué notre élevage, ils nous ont appauvri », regrette-t-il, les yeux perdus sur les débris.
C’est pour cette attaque lancée contre le village de Bogoro par les combattants de la milice de la Force de résistance patriotique de l’Ituri (FRPI) et ceux du Front des nationalistes et intégrationnistes (FNI), le 24 février 2003, que Germain Katanga, principal commandant de la FRPI, a été reconnu coupable de complicité de crimes contre l’humanité et crimes de guerre pour meurtres, destruction de biens et pillage, par la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye (Pays-Bas). Condamné en mai 2014 à 12 ans d’emprisonnement, il a fini de purger sa peine en 2016 (il avait été mis en prison en 2005).
Depuis, Bogoro peine à reprendre sa vie d’antan. Églises et écoles ayant subi l’attaque demeurent abandonnées. Le chef coutumier Etienne Kagwahabi Baseke, qui a perdu huit membres de sa famille, dont son père, abattus lors de l’attaque, nous précise que « la majorité des habitants qui avaient fui, les uns à Bunia et d’autres en Ouganda, n’ont jamais regagné le village qui a perdu tout son dynamisme ». Ceux qui l’ont regagné se souviennent encore de l’attaque comme si c’était hier. A notre arrivée dans ce village coincé entre les terres Lendu (territoire de Djugu) et Ngiti-Bira (territoire d’Irumu), un samedi de juillet, sous un froid sec crevant les yeux, le chef Étienne, rencontré dans son champ de manioc, nous demande de le rejoindre dans sa ferme à Waka.
Fosse commune
« Waka, c’est toute une histoire à la CPI. Quand [les assaillants] ont attaqué notre village, c’est la vallée de cette colline que vous voyez devant vous qui a servi de couloir à plusieurs habitants de Bogoro pour se soustraire aux massacres. Et quand nous sommes venus de Bunia pour enterrer les nôtres, nous avons rencontré des corps sans vie au pied de la colline », se rappelle-t-il. Il accepte de nous conduire sur les traces des massacres, à la rencontre des victimes et rescapés pour discuter de leur appréciation sur la justice réparatrice.
Première escale : à l’ancien Institut Bogoro, une école secondaire érigée derrière le principal carrefour du village. Dans cette bâtisse de quelques salles dépourvues de portes et fenêtres, blanchies à la chaux, des dizaines des familles ont été décimées par des combattants d’une milice des ethnies Lendu et Ngiti, venus attaquer leurs rivaux de l’ethnie Hema qui avaient érigé leur camp dans l’enceinte de l’école. Derrière l’école aujourd’hui abandonnée, des herbes ont poussé sur une terre aux allures de trou à ordures. « Des gens ont été ensevelis ici, dans une fosse commune. Le site pourrait passer inaperçu, mais lors de leur arrivée ici, en 2007, les enquêteurs de la CPI munis de leurs chiens policiers ont réussi à repérer qu’il y aurait des restes humains enfouis ici. Ils ont ordonné l’exhumation. Il y avait des crânes d’adultes et ceux d’enfants. A titre de preuve, ils ont récupéré les squelettes de cinq personnes qu’ils ont enterré dignement dans un site que nous avons choisi comme pouvant accueillir notre mémorial », raconte Étienne, debout sur la fosse commune, muni de son gongo, la traditionnelle canne des éleveurs Hema.
Le site du mémorial qui a accueilli ces restes exhumés est à 100 mètres devant nous. Sur place, les terres sont bombées, à l’image des tombes en terre battue dans les sociétés congolaises. « Avec les familles victimes, nous avons recensé plus de 400 morts, des gens que nous avons su identifier dans notre village. Mais ils seraient plus nombreux que ça, parce qu’au jour de l’attaque, Bogoro accueillait des dizaines de camions remplis de passagers qui avait décidé de passer la nuit au village pour des raisons de sécurité et qui comptaient poursuivre leur voyage au lever du soleil vers Bunia, à l’ouest, Kasenyi, Tchomia ou l’Ouganda, à l’est. Ils ne se sont pas réveillés car l’ennemi nous a assaillis tôt dans la matinée, et ceux-là on n’a pas su les recenser », déclare Étienne, qui réfute le chiffre d’environ 200 personnes massacrées, tel qu’avancé dans plusieurs rapports, y compris ceux de la CPI.
D’après lui, l’attaque a duré de 4 heures à 11 heures du matin. « C’était une attaque surprise, la plupart des victimes tuées sont des enfants, des femmes et des vieillards qui ne savaient pas s’enfuir », témoigne l’agronome Manano Upiyo Lino, dont la maison a été incendiée par les miliciens lors de l’attaque. « Suite à son climat, son paysage, sa position stratégique, Bogoro était apprécié des colons blancs. C’est pourquoi ils avaient investi ici en termes d’infrastructures. Mais tout a été détruit par la guerre. Il n’y a aucun fonds pour reconstruire notre village. Bogoro ne sera plus jamais ce village où il faisait bon vivre », regrette-t-il.
Entre sourire et chagrin
En mars 2017, la CPI a ordonné des réparations individuelles pour un million de dollars au total à 297 victimes de Katanga, à savoir une indemnisation symbolique de 250 dollars pour chaque victime, ainsi que des réparations collectives ciblées, sous la forme d'une aide au logement, d'un soutien à une activité génératrice de revenus, d'une aide à l'éducation et d'un soutien psychologique. Du fait de l'indigence de Katanga, c’est le Fonds de la CPI au profit des victimes qui a été invité à utiliser ses ressources pour ces réparations qui ont démarré en 2017 en Ituri et se sont officiellement achevées en avril dernier.
Manano Upiyo Lino est l’une des 297 victimes bénéficiaires de ces réparations. L’agronome réputé de Bogoro nous affirme avoir reçu, au-delà des 250 dollars symboliques, 600 dollars d’aide à la scolarisation de ses enfants, 1 650 dollars d’aide au logement et 600 dollars d’appui à une activité génératrice des revenus. « Les réparations étaient conformes aux préjudices subis et aux besoins exprimés en amont. Pendant l’attaque de Bogoro, ma maison a été incendiée par les miliciens et la cour m’a aidé à m’en reconstruire une autre », se réjouit-il, tout en soulignant que les montants alloués étaient insuffisants pour couvrir toutes les charges dédiées. « Les 600 dollars d’aide à l’éducation ne m’ont aidé qu’à financer une seule année académique pour mon enfant. Pour les frais d’aide au logement, il m’a fallu rajouter de mes fonds pour réussir à me reconstruire une nouvelle maison », explique-t-il.
Paul Kasoro Ibona, qui a perdu sa maison et ses 64 vaches, a reçu 3 000 dollars qui lui ont permis de ne s’acheter que huit vaches, ainsi qu’une aide au logement. Nous recevant dans sa case nouvellement construite au quartier BPI, le sexagénaire reconnaît qu’il peut désormais loger ses neuf enfants mais ne pourra plus récupérer ses vaches qui constituaient sa richesse. « La CPI a fait sa part. Juste un symbole. On ne saura tout récupérer. Aujourd’hui, je suis souffrant de la gastrique quand je me souviens de la richesse perdue lors de l’attaque de Bogoro », confie-t-il. L’aide à l’éducation qu’il a reçue n’a permis de financer que les études secondaires de ses enfants. « Comment irons-t-ils maintenant à l’université ? Je n’ai pas les moyens. Alors qu’avec mes vaches, je pouvais facilement financer leurs études », regrette-t-il.
Les déconvenues de l’aide au petit commerce
Certains qui ont également bénéficié d’un soutien à l’entrepreneuriat et à des activités génératrices de revenus n’ont pas excellé ensuite. D’après eux, c’est à cause de l’absence d’un accompagnement de proximité et à cause des multiples taxes qu’impose l’État congolais sur leur petit commerce.
Lors de l’attaque de Bogoro, Madame Tibelio a perdu sa mère et sa sœur, tuées, et a vu sa boutique incendiée par les miliciens. En plus d’un soutien à l’éducation d’un montant de 600 dollars, le Fonds au profit des victimes l’a aidée à ouvrir une boutique où elle vendait des produits de première nécessité (savon, sucre, sel, huile) ainsi que des vivres (riz). A notre passage, elle nous reçoit dans sa maison où elle vend désormais de la bière pour survivre : elle a été obligée de fermer son petit commerce, coincée par les taxes de l’État.
Comme Tibelio, faute d’un accompagnement pouvant inclure un plaidoyer pour des allègements fiscaux, de nombreux bénéficiaires disent s’en sortir difficilement dans leurs activités génératrices de revenus. L’agronome Manano, qui a reçu une aide pour le commerce de carburant, a décidé de réaffecter ses fonds dans l’agriculture. Il nous fait visiter son champ de 1 hectare, en périphérie de Bogoro, où il cultive des cultures maraîchères (choux, piments) et vivrières (manioc, mais, haricot et banane). « Avec le commerce du carburant, je ne m’en sortais plus. Avec l’argent qui me restait, j’ai décidé de plutôt renforcer mon champ. Une part de la récolte m’aide à nourrir ma famille, une autre je l’oriente au marché, et les revenus m’aident à payer les soins et la scolarité. Surtout que les 600 reçus comme aide à l’éducation n’ont pas suffi à financer les études de mes huit enfants », explique-t-il, inspectant avec admiration ses cultures.
Chef Étienne, comme l’appelle ses covillageois, pense que les échecs enregistrés dans les activités génératrices de revenus (AGR) sont en partie dus aux mauvaises orientations des bénéficiaires. « Le choix d’une AGR n’était que déclaratif. Quand ils ont vu des billets verts, nombre ont pensé qu’ils pouvaient tout oser et s’en sortir. Ceux qui n’avaient jamais fait le commerce ont tenté de le faire sans accompagnement solide et ils n’ont malheureusement pas réussi. L’appui devient sans valeur », regrette-t-il.
Le retour des milices
L’autre défi qui semble gâcher la justice réparatrice en Ituri est qu’elle s’est déployée pendant que la région vit, depuis 2017, sous un nouveau cycle de violences alimentées par l’activisme des milices. Bogoro est coincé entre les terres de Djugu, où sévissent les milices Lendu CODECO (Coopérative pour le développement du Congo) et Hema Zaïre, et les terres d’Irumu où sévissent les milices Ngiti de la FRPI et Bira de Chini ya Kilima (traduisez : au pied de la montagne, en Swahili). Bien qu’elles aient attendu impatiemment les réparations, les victimes pensent qu’elles ont été « mises en œuvre au mauvais moment ».
« Le moment des réparations n’a pas été bien choisi. Les milices sont tout autour de Bogoro. Un camp de miliciens est proche. Chez ceux qui ont choisi l’élevage comme réparations, nombre ont perdu au moins 50 % de têtes de bêtes achetées par le Fonds au profit des victimes », révèle le chef Etienne. A Bogoro, Justice Info s’est entretenu avec trois éleveurs qui ont confirmé avoir chacun perdu plus de la moitié du bétail acheté sur les fonds reçus du programme d’indemnisation.
Chef d’Ada, l’un des villages du groupement Babiase dont Bogoro est le chef-lieu, Baudouin Balisasa Kagwahabi affirme avoir reçu du Fonds 4 050 dollars qui lui ont permis d’acheter 10 vaches pour relancer son élevage, plus de 15 ans après avoir perdu ses 25 vaches emportées par les miliciens lors de l’attaque. Malheureusement, les miliciens sont revenus frapper cet éleveur Hema. « Je commençais à refaire ma ferme et tout allait de plus en plus mieux. Malheureusement, des miliciens de FRPI commençaient à rôder autour du village. J’ai ramené mes bétails dans une ferme à Berunda, qui a malheureusement été attaquée par des miliciens CODECO, et ils ont emporté six de mes vaches. Aujourd’hui, il ne m’en reste que quatre, que je ne sais où élever », gémit-il, lui qui pensait que ces réparations, les seules qu’il a reçues, pourraient essuyer ses larmes provoquées par la mort de quatre membres de sa famille et l’incendie de sa maison lors de l’attaque de 2003.
Comme Baudouin, Kiza Nzungu Bwanafasi et ses deux enfants avaient perdu leurs vaches, 150 têtes, en 2003. Cet ancien grand fermier affirme que lui et ses enfants ont reçu une somme qui leur a permis de se procurer 30 vaches, à raison de 10 chacun. Ils les ont ajoutées à quelques dizaines d’autres vaches qu’ils avaient réussi à s’acheter pendant que leurs bourreaux étaient jugés à la Haye. Malheureusement, lors d’une incursion dans sa ferme en périphérie de Bogoro en 2021, des hommes armés qu’il présume être des miliciens de la FRPI, ont emporté 35 de ses vaches.
Amertume
Au petit matin de ce dimanche de juillet, autour de 7 heures, nous retournons à Bogoro où Bwanafasi a promis de nous montrer les vaches qui restent encore dans son cheptel. Vêtu d’une veste noire, coiffé d’un de ces chapeaux de cowboy adulés par les éleveurs, le septuagénaire tient sa canne en main et nous conduit dans un sentier qui finit dans une ferme derrière la colline de Waka, ce triste couloir de la mort, où ses vaches cornues attendent d’être conduites dans un pâturage. « Il ne me reste que ces vaches. On m’a de nouveau ramené à une cinquantaine de têtes alors que nous avoisinions déjà la centaine. Nous avons maintenant peur d’investir dans ce contexte d’insécurité, et je ne sais comment on pourra refaire notre vie », s’inquiète l’homme vieillissant ; qui a perdu ses deux garçons et trois filles dans l’attaque de Bogoro.
Paul Kasoro Ibona, qui a vu cinq de ses huit vaches achetées grâce aux 3 000 dollars reçus de la CPI être emportées par des miliciens de CODECO à Kotoni, à 5 km de Bogoro, où ils les avaient conduites dans une ferme, a décidé de vendre les trois qui lui restaient. Il n’a donc plus rien à brandir comme acquis de l’aide à l’élevage reçue de la Cour. « S’ils voulaient réellement nous aider, ils devraient commencer à plaider pour la stabilité de notre environnement. La CPI, c’est la communauté internationale, ce sont les grandes puissances qui peuvent tout faire si elles veulent. Venir nous aider alors que l’ennemi était à la porte a été un risque négligé. On semble n’avoir rien reçu », se plaint Baudouin Balisasa Kagwahabi.
L’éternel traumatisme
Le Fonds affirme avoir investi plus de 80 000 dollars dans la mise en œuvre des activités de soutien psychologique. Cela comprend des séances de détraumatisation. Mais aux yeux de nombreux bénéficiaires, l’insécurité grandissante a aussi rendu inutile l’assistance psychologique dont elles ont bénéficié. « Nous vivons dans un éternel état de traumatisme. Ce qui nous trouble, c’est que nous n’avons jamais eu la paix. Aujourd’hui, on continue à tuer les gens autour de Bogoro, on enlève les gens et on a peur de revivre ce qui s’est passé en 2003 », s’inquiète Tibelio. « Quand les habitants entendent les bruits de botte, ils nous disent que c’est comme ça que les choses avaient commencé en 2003, avant que nos proches soient tués », indique chef Étienne, pour qui la carte des crimes de 2003 semble se redessiner. « Les CODECO sont en partie constitués des anciens miliciens de Katanga. Ils ont encore des armes. Plus grave, les milices se sont multipliées, plus qu’en 2003. Ceux qui nous soignaient nous ont appelé à tourner la page du mal vécu, mais comment va-t-on l’oublier alors que chaque jour on continue à tuer des gens ? », s’interroge-t-il. « La réparation psychologique est un raté car nous vivons toujours dans la peur », tranche madame Tibelio.