La première loi interdisant la « propagande » pro-LGBT [lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres] dans la Fédération de Russie a été adoptée en 2013. Elle visait à protéger les enfants et interdisait la diffusion d’informations susceptibles de créer chez eux une image positive des « relations sexuelles non traditionnelles ». En 2014, cette loi a été réexaminée par la Cour constitutionnelle de Russie. La Cour a précisé que le terme propagande recouvre « la diffusion intentionnelle et incontrôlée d’informations susceptibles de nuire à la santé et au développement moral et spirituel » des enfants. Elle pourrait, selon la Cour, les amener à développer « des idées déformées sur l’équivalence sociale des relations sexuelles traditionnelles et non traditionnelles ». Dans le même temps, la Cour a noté que les informations sur les LGBT pouvaient toujours être présentées aux enfants, mais uniquement de manière neutre.
Après l’invasion généralisée de l’Ukraine par la Russie en février 2022, la situation des personnes LGBT a radicalement changé, note Max Olenichev, un avocat spécialisé dans les droits humains qui travaille avec la communauté LGBT en Russie. « Lorsque l’État russe a constaté qu’il n’arrivait pas à s’emparer de l’Ukraine en quelques semaines, il a commencé à construire l’image d’un ennemi intérieur, explique-t-il. C’était nécessaire pour rallier la société russe autour du gouvernement et détourner l’attention des revers militaires vers des ‘ennemis de l’intérieur’. Les personnes LGBT figurent parmi ces ennemis. »
Le président Vladimir Poutine en personne a joué un rôle important dans l’évolution du discours sur les LGBT. En 2020, la Russie a organisé un référendum Constitutionnel. Outre une disposition réinitialisant la limitation des mandats présidentiels, permettant à Poutine de se représenter en 2022, d’autres changements ont été introduits. L’un de ces amendements constitutionnels consistait à définir le mariage exclusivement comme une « union entre un homme et une femme ».
Puis en novembre 2022, le président a signé les « Principes fondamentaux de la politique de l’État pour la préservation et le renforcement des valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes ». Bien que ce document n’ait pas de valeur législative, il établit un cadre idéologique général au niveau de l’État. Il explique notamment que la « promotion des relations sexuelles non traditionnelles » est étrangère au peuple russe et décrit ces idées et valeurs comme destructrices pour la société russe. L’adoption de ce document a été justifiée par la nécessité de « garantir la sécurité nationale ».
Pas seulement les enfants
En décembre 2022, la Russie a étendu l’interdiction légale de la « propagande gay » aux adultes. De facto, elle concerne toute déclaration positive ou neutre sur les personnes LGBT dans la sphère publique, même dans un groupe de discussion de quelques personnes. En août 2024, deux organisations de défense des droits de l’homme, Sphere et Citizen’s watch, qui défendent les droits des LGBT en Russie, ont publié une étude analysant la manière dont les tribunaux ont appliqué ces lois au cours des dernières années. Selon l’étude, de décembre 2022 à mars 2024, les tribunaux russes ont examiné 64 affaires de ce type. 47 étaient liées à la « propagande des relations sexuelles non traditionnelles » en général, et 17 affaires concernaient la diffusion d’informations sur les LGBT auprès de mineurs.
Selon la même étude, 59 % des accusés étaient des individus, tandis que 27 % étaient des personnes morales. Parmi ces dernières, les plateformes de diffusion en ligne ont été particulièrement visées par les tribunaux. Par exemple, en septembre 2024, le service de streaming Kinopoisk (l’un des plus importants en Russie, détenu par la société informatique Yandex depuis 2013) a été condamné à une amende de 3 millions de roubles (environ 29 000 euros) pour avoir fait la promotion de relations sexuelles non traditionnelles. La plateforme avait présenté le film « Love » de Gaspar Noé. Le film a été interdit dans les salles de cinéma russes en raison de son contenu sexuel explicite.
Le mouvement LGBT, une « organisation extrémiste »
En novembre 2023, la Cour suprême de Russie, à la demande du ministère de la Justice, a qualifié le mouvement LGBT d’« organisation extrémiste ». Les personnes qui affichent publiquement des « symboles extrémistes » sont punissables devant la loi. Il peut s’agir, par exemple, d’une photo de drapeau arc-en-ciel postée sur les réseaux sociaux ou d’un accessoire aux couleurs de l’arc-en-ciel remarqué par la police dans le métro. Les sanctions comprennent des amendes pouvant aller jusqu’à 2 000 roubles (environ 20 euros) ou jusqu’à 15 jours d’arrestation, ainsi que des peines de prison ferme – pour incitation à l’extrémisme (jusqu’à quatre ans de prison), organisation d’une communauté extrémiste (jusqu’à huit ans) ou organisation des activités d’une organisation extrémiste (jusqu’à dix ans). Outre le mouvement LGBT, la liste des organisations extrémistes comprend ISIS, les Talibans, les Témoins de Jéhovah, le bataillon ukrainien Azov et d’autres encore - 611 entrées au total.
Cependant, « en Russie, le système de restrictions et de répression n’est pas conçu de manière à poursuivre immédiatement toutes les personnes LGBT et leurs soutiens », explique l’avocat Olenichev. « Le gouvernement a adopté de nombreuses lois restrictives, mais il ne dispose pas des ressources nécessaires pour les faire appliquer à tous les citoyens. Au lieu de cela, il monte des dossiers très médiatisées pour envoyer un message à la société : tel comportement est acceptable et tel ne l’est pas. Pour l’instant, la société s’adapte aux nouvelles règles, en autocensurant ses comportements ».
Selon le défenseur des droits humains, au moins 30 personnes ont déjà été condamnées pour avoir arboré des symboles LGBT en Russie. En outre, au moins trois affaires pénales ont été ouvertes. En mars 2024, le tribunal du district central d’Orenbourg a placé en détention provisoire le propriétaire du club local Pose, Vyacheslav Khasanov, l’administratrice du club, Diana Kamillanova, et le directeur artistique, Alexander Klimov. En mai, une procédure pénale a été engagée contre Artem Fokin, président de l’initiative LGBT Irida de Samara, et en août contre le directeur d’un centre médical à Ulyanovsk (dont le nom n’a pas été publié). Aucune de ces affaires n’a encore fait l’objet d’un procès sur le fond.
Dans le même temps, la législation russe n’assimile toujours pas le simple fait d’être LGBT à une activité extrémiste, note Olenichev. On peut avoir une relation, mais ne pas en parler publiquement, ne pas s’embrasser dans la rue, ne pas porter de symboles LGBT sur ses vêtements. Le fait d’avoir de telles relations en Russie n’est pas considéré comme illégal.
Premier procès, contre une photographe féministe
La première affaire consécutive à la désignation du « mouvement LGBT » comme organisation extrémiste a été engagée à Saratov, dans l’ouest de la Russie, à la fin de l’année 2023. La photographe d’art Inna Mosina a été accusée d’« afficher les symboles d’une organisation extrémiste », en raison de plusieurs images publiées sur son compte Instagram, notamment un autoportrait avec un petit drapeau arc-en-ciel posté il y a six ans, une vidéo créative mettant en scène un astronaute tenant un drapeau arc-en-ciel, ou un emoji arc-en-ciel dans la bio de son profil.
L’accusation explique que le 13 décembre 2023, un agent de police a trouvé ces images sur l’Instagram de Mosina. Le Centre de lutte contre l’extrémisme du ministère de l’Intérieur a chargé un agent de police de district de traiter l’affaire. En Russie, les agents de district s’occupent des petits délits du quotidien tels que les voisins bruyants ou les voitures rayées dans les parkings. Le traitement de cette nouvelle catégorie d’affaires s’est avéré laborieux. Pour rédiger son rapport, l’officier a d’abord utilisé un modèle destiné aux affichages de croix gammées nazies, puis il a passé des jours à tergiverser et il a longuement consulté son chef et ses collègues à Moscou. « Il semblait même que l’agent était un peu gêné de devoir m’inculper pour cela », se souvient Mosina.
Avant cela, « depuis 2020 environ, des inconnus ont commencé à collecter des captures d’écran de mon travail, à écrire des messages à mon sujet sur des chaînes Telegram et, d’une manière ou d’une autre, à constamment prétendre que j’allais écoper de dix ans de prison. Des plaintes ont été déposées contre moi et j’ai été convoquée au centre de lutte contre l’extrémisme pour avoir ‘discrédité l’armée’", raconte la photographe d’art.
Finalement, son affaire a été transférée au tribunal. Les officiers ont présenté leurs conclusions lors de l’audience, ne laissant aucune chance à la jeune femme d’en prendre connaissance au préalable pour préparer sa défense. Après plusieurs audiences, en février 2024, le tribunal du district Leninsky de Saratov a déclaré Mosina coupable et l’a condamnée à une amende de 1 500 roubles (15 euros). Elle voulait rester en Russie et poursuivre son travail d’artiste. Cependant, après la mort de l’opposant Alexei Navalny, elle a perdu foi en l’idée d’une « Russie bonne et heureuse » et, le 17 février 2024, elle a commencé à se préparer à quitter le pays. En septembre dernier, alors qu’elle quittait Moscou, Mosina a été interrogée par le FSB à la frontière : « Avant de partir, j’ai de nouveau déclaré que j’étais contre la guerre. Au bout d’un moment, ils ont fini par me laisser quitter le pays. »
Défi juridique à l’Onu
Max Olenichev, qui a défendu Mosina, affirme que les tribunaux russes ont commis de multiples violations au cours de son procès. Il prépare une plainte auprès du Comité des droits de l’homme des Nations unies, arguant que l’ingérence de l’État dans le droit de Mosina à la liberté d’expression est en contradiction avec les obligations internationales de la Russie. « Selon le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’État ne peut pas se contenter d’interdire la diffusion d’informations, explique Olenichev. Il doit évaluer si cette ingérence est nécessaire, si elle répond aux normes d’une société démocratique et si elle sert les objectifs énoncés dans le Pacte. Dans le cas de Mosina, ces conditions n’ont pas été remplies. »
Le Comité des droits de l’homme des Nations unies est, avec quelques autres comités de l’Onu, l’un des seuls organes internationaux où les Russes peuvent encore déposer des recours. Jusqu’en mars 2022, la Russie était membre du Conseil de l’Europe, et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) était compétente pour le pays. Aujourd’hui la Russie n’est plus membre du Conseil et ne se conforme plus aux arrêts de la Cour, refusant de verser des compensations financières ou de modifier sa législation nationale.
« Nous sommes convaincus que nous obtiendrons gain de cause », déclare Me Olenichev à propos de l’affaire engagée devant le comité des Nations unies. « Ensuite, le processus d’application de la décision par la Fédération de Russie commencera. Il faudra probablement attendre que la Russie change pour qu’une décision du Comité soit appliquée ».