L’ambiance était sombre, à la mi-septembre, lors d’une conférence sur la justice en Biélorussie tenue à Vilnius, en Lituanie, à laquelle Justice Info a assisté. La dirigeante de l’opposition démocratique biélorusse, Sviatlana Tsikhanouskaya, aujourd’hui en exil à Vilnius, expliquait que « le rétablissement de la justice est notre seule voie vers le retour à la démocratie » - ajoutant qu’il fallait « utiliser les instruments dont nous disposons actuellement » et que « l’impunité engendre des monstres ». Les participants exprimaient leur frustration face à la lenteur des procédures de compétence universelle – entamées dans les pays voisins après la répression massive qui a suivi les élections présidentielles de 2020, auxquelles Tsikhanouskaya était candidate – et à l’absence totale de progrès concernant un éventuel tribunal spécial sur les crimes contre l’humanité pour la Biélorussie.
Expulsion massive de citoyens Biélorusses
Lundi 30 septembre, la Lituanie a pris soudain l’initiative en matière de redevabilité, en tant que membre proactif de la Cour pénale internationale (CPI) et pays vers lequel des milliers de Biélorusses ont fui. Elle a officiellement transmis à la Cour de La Haye des informations sur la façon dont ils ont été chassés et sur le type de persécution auquel ils sont toujours confrontés. Même si la Biélorussie n’est pas membre de la CPI, Vilnius soutient qu’un crime continu est commis sur le territoire de la Lituanie – suivant un précédent créé lorsque les juges de la Cour ont accepté que les milliers de Rohingyas chassés du Myanmar vers le Bangladesh voisin soient placés sous l’égide de la Cour, ce dernier étant un État partie.
« Le principal crime contre l’humanité allégué est la déportation illégale », explique Aarif Abraham, l’avocat principal de la Lituanie sur les questions liées à la CPI, lors d’une conférence de presse à La Haye le 1er octobre. Abraham ajoute que la « menace d’expulsion » et « l’environnement dans lequel les actes coercitifs deviennent permissifs » font également partie de leur analyse juridique. Des civils biélorusses sont expulsés dans le cadre d’une politique d’État visant à « éliminer l’opposition », dit-il. « Ils sont persécutés par Minsk, même lorsqu’ils ont franchi la frontière, spécifiquement et parce qu’ils sont des opposants politiques au régime. Ces actes illégaux systématiques et sous-jacents sont hautement discriminatoires » et pourraient constituer des « crimes contre l’humanité ».
« Chaque mois », des enfants sont envoyés d’Ukraine en Biélorussie
Parallèlement, le procureur de la CPI vient de recevoir de nouvelles informations sur la Biélorussie de la part d’ONG ukrainiennes et biélorusses, qui annoncent la publication d’un nouveau rapport le vendredi 4 octobre.
Leur travail s’inscrit dans le contexte des mandats d’arrêt délivrés par la CPI à l’encontre du président russe Vladimir Poutine et de la commissaire à l’enfance Maria Lvova-Belova, qui portaient spécifiquement sur la déportation d’enfants vers la Russie. Le procureur de la CPI, Karim Khan, a dénoncé « la déportation d’au moins plusieurs centaines d’enfants enlevés dans des orphelinats et des foyers pour enfants. Selon nous, nombre de ces enfants ont depuis été confiés à l’adoption dans la Fédération de Russie. La loi russe a été modifiée par décrets présidentiels émis par le Président Poutine, afin d’accélérer la procédure d’octroi de la citoyenneté russe, facilitant ainsi l’adoption de ces enfants par des familles russes. Mon bureau fait valoir que ces actes, entre autres, démontrent l’intention d’éloigner définitivement ces enfants de leur propre pays. »
L’enquête conjointe des ONG ukrainiennes et biélorusses a été soumise à la CPI courant septembre. Lors d’entretiens avec Justice Info, les chercheurs ont expliqué leur démarche. Ils ont, disent-ils, recueilli des preuves de 2021 à juin 2024 et ont documenté plus de 2 000 enfants. « Nous avons commencé par le décret de 2021 signé personnellement par [le président de la Biélorussie] Loukachenko autorisant le déplacement d’un groupe d’enfants des territoires occupés de l’Ukraine vers la Biélorussie », indique Onysia Syniuk, analyste juridique travaillant pour l’ONG ukrainienne de défense des droits humain Zmina.
Ils ont tout d’abord effectué des recherches en sources ouvertes et sur les réseaux sociaux. Les mots-clés « enfants ukrainiens » n’ont donné aucun résultat, mais les « enfants des nouveaux territoires russes » sont ressortis, décrits comme transférés légalement en Biélorussie et fêtés dans ce pays. « Dans le rapport, nous suivons une sorte d’ordre chronologique. Chaque mois, un groupe d’enfants est envoyé des territoires occupés [les parties de l’Ukraine désormais sous contrôle russe] en Biélorussie, dans des camps », explique Syniuk.
« Camps de loisirs »
« On les appelle des camps de loisirs. Mais ce que nous avons remarqué, c’est que les groupes d’enfants les plus nombreux sont envoyés non pas pendant l’été, mais pendant l’année scolaire, lorsque les écoles sont ouvertes », poursuit-elle. Les recherches se sont intensifiées pour savoir ce que l’on enseignait exactement aux enfants et quelles étaient les activités auxquelles ils participaient. « Ce que nous avons remarqué, c’est qu’il y a plusieurs choses qui vont dans le sens de l’effacement de l’identité ukrainienne », affirme Syniuk. « Ce que les enfants apprennent relève de l’endoctrinement politique ou religieux, parfois de la militarisation », précise Kateryna Rashevska, experte juridique pour l’ONG ukrainienne Regional Centre for Human Rights (Centre régional pour les droits de l’homme).
Le programme scolaire n’intègre pas l’ukrainien. « Les manuels reprennent tous les récits de la propagande russe, en commençant par la Grande Guerre patriotique et en justifiant l’agression actuelle contre l’Ukraine », explique Syniuk. En outre, dit-elle, « les enfants sont souvent utilisés dans des manifestations de propagande publiques. On leur pose des questions très traumatisantes. Jusqu’à les faire pleurer. Ils rencontrent des unités militaires locales, des membres des forces de l’ordre locales, qui montrent aux enfants comment se comporter avec des fusils, des armes. Ils sont photographiés en uniforme, avec ces signes Z ».
« Un cas de persécution discriminatoire »
En outre, les chercheurs affirment avoir trouvé des preuves que certains enfants ont été emmenés à la fois dans des camps en Biélorussie et en Russie, et que les autorités « font passer ces enfants par un circuit qui comprend à la fois des camps en Russie, des camps dans les territoires occupés [de l’Ukraine] et des camps en Biélorussie », selon Syniuk.
C’est en partie à cause de ces nouvelles preuves que le rapport de l’ONG n’utilise pas le terme « déportation ». « Nous essayons de ne pas mettre l’accent uniquement sur la déportation et le transfert forcé d’enfants ukrainiens, mais aussi sur l’éradication de leur identité nationale. Il s’agit avant tout, en tant que crime contre l’humanité, d’un cas de persécution discriminatoire », explique Rashevska.
Dans leur mémoire à la CPI, les chercheurs ont identifié des hauts fonctionnaires qu’ils estiment responsables. Un représentant de Freedom House Ukraine, qui a aidé à coordonner les recherches, explique qu’il était important d’inclure dans l’équipe les chercheurs biélorusses de l’organisation de défense des droits humains Viasna et surtout des analystes de BelPol, d’anciens policiers et militaires ayant quitté le pays et qui « comprennent les organigrammes ». Le rapport identifie Alexandre Loukachenko comme l’un des responsables, car il a signé personnellement en 2021 un décret autorisant le transfert des enfants. La Biélorussie fait partie de l’État de l’Union depuis 1999, une structure qui permet à la Russie d’exercer sur ce pays un contrôle accru. Selon Syniuk, celle-ci « possède sa propre organisation et son propre budget », et une partie de celui-ci a été utilisée pour « l’endoctrinement ». Certains responsables de l’État de l’Union ont également été identifiés comme responsables de la persécution des enfants.
Les procureurs de la CPI s’intéressent-ils à la Biélorussie ?
Le déplacement de la qualification juridique – de la déportation et du transfert forcé des enfants ukrainiens vers l’éradication de leur identité nationale ukrainienne – a également conduit les chercheurs à envisager l’intention spécifique des agents russes et biélorusses de détruire, au moins en partie, un groupe national ukrainien – élément qui pourrait être constitutif d’une intention génocidaire.
Les chercheurs de l’ONG pensent qu’il est possible de le prouver ; les mêmes preuves peuvent disent-ils établir le crime de persécution discriminatoire et d’autres crimes relevant du Statut de Rome, y compris les crimes de guerre et le crime de génocide. Mais, souligne Rashevska, « nous n’insistons pas aujourd’hui, parce que nous n’avons pas encore de preuves solides que les Russes ont commis le crime de génocide. [Cependant], nous insistons sur le fait que, tout d’abord, les agents russes et biélorusses agissent avec l’intention de détruire, au moins sur le terrain culturel, une unité sociale et une partie du groupe national ukrainien en tant que groupe protégé en vertu de la Convention sur le génocide ».
Après cette dernière soumission, Syniuk indique : « Nous avons reçu beaucoup de questions de clarification [du bureau du procureur de la CPI], donc les gens étaient vraiment intéressés par le sujet ». Gabija Grigaitė-Daugirdė, la vice-ministre de la Justice de Lituanie qui était aux Pays-Bas pour déposer la saisine de la CPI, en est moins sûre. « Pour s’assurer que la Cour n’oublie pas la Biélorussie, il faut constamment le lui rappeler », dit-elle.