OPINION

Pourquoi est-ce si difficile de nommer un directeur pour le tribunal des crimes de guerre du Liberia

Les huit premiers mois de la présidence de Joseph Boakai ont été clés dans la création d’un tribunal pour les crimes de guerre au Liberia. Le 2 mai, il a signé une loi créant un Bureau chargé d’établir le Tribunal des crimes de guerre et crimes économiques, et a nommé Jonathan Massaquoi au poste de directeur exécutif. Mais le 15 août, Boakai a démis Massaquoi et demandé la reconstitution du Bureau. Pour l’universitaire Aaron Weah, l’origine de ce chaos est le conflit entre une vision nationale et une vision partisane.

Pourquoi est-ce si difficile de nommer un directeur pour le tribunal des crimes de guerre du Liberia
Dans sa promesse de justice pour les crimes de la guerre civile, le président Joseph Boakai peut-il échapper aux luttes de pouvoir et d'influence entre élites libériennes ? Photo : © Seyllou / AFP
7 min 31Temps de lecture approximatif

Le 15 août 2024, le président libérien Joseph Boakai est revenu de manière inattendue sur sa décision de nommer Jonathan Massaquoi à la tête du Bureau du Tribunal pour les crimes de guerre et crimes économiques (WECC) et a appelé à sa reconstitution. Avant le communiqué de presse du 15 août, une déclaration avait pourtant été publiée pour réaffirmer la confiance du président en Massaquoi, malgré l’opposition de responsables de la société civile, de l’Association nationale du barreau du Liberia et de l’Orateur national pour le Jour de l’indépendance, le 26 juillet 2024. La Coalition pour la justice au Liberia soulignait notamment que Massaquoi représentait l’épouse de l’ex-président libérien condamné, Charles Taylor, ce qui, selon elle, l’empêche de représenter le Bureau du WECC de manière éthique.

Une voie inhabituelle

Quelle que soit la manière dont les conflits armés sont résolus, les poursuites pénales pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité représentent une voie controversée à prendre pour une nation. Certains affirment que la responsabilité pénale peut faire reculer des acquis démocratiques tout juste obtenus ou perturber la transition de la guerre à la paix. D’autres considèrent qu’il s’agit de déterrer de vieilles blessures et raviver ainsi une mémoire sociale qui pourrait s’avérer dangereuse. Les précédents gouvernements libériens, tels ceux d’Ellen Johnson Sirleaf et de George Weah, ont choisi la politique du silence comme stratégie pour manœuvrer les politiques de justice transitionnelle. Lorsque le président Boakai a déclaré, lors de son investiture, qu’il étudierait la faisabilité de la création d’un tribunal et quand, moins de quatre mois plus tard, il a mis en place le Bureau chargé d’entamer ce processus, il s’est donc engagé sur une voie inhabituelle.

Mais s’engager sur une voie inhabituelle n’est pas une fin en soi. Ce qui compte, c’est ce que l’on fait sur cette voie. Après des élections très disputées, Boakai a décidé de gouverner par l’inclusion. Dans le cadre de cette stratégie, il a rassemblé des acteurs politiques de tous bords, qui ont des positions idéologiques divergentes sur la justice transitionnelle. Un camp s’appuie sur d’anciens réseaux politiques, en dehors du Parti de l’unité (UP) au pouvoir, pour soutenir la stratégie du président. L’autre camp est représenté par les fidèles de Boakai qui ont fait carrière dans le domaine des droits humains et du processus de vérité et de réconciliation. Sans se parler, les deux parties cherchent à influencer le choix du président sur le processus. La prise de décision chaotique de ces derniers mois est le fruit de cette dynamique où les deux parties tentent la manipulation pour obtenir un résultat spécifique.

Pour visualiser ce conflit entre élites, il faut imaginer une pyramide où Boakai, porteur d’une vision de justice sur l’époque de la guerre civile, se trouve au sommet, tandis qu’à la base se trouvent des points de vue partisans, mais aussi le sentiment que le déroulé d’un processus national devrait être décidé par eux de plein droit, comme un dû. Pour que Boakai établisse fermement sa mainmise sur la prise de décision en matière de justice transitionnelle, il doit d’abord aplatir cette pyramide et rétablir un centre de gravité où ces forces aux points de vue divergents peuvent être rassemblées autour d’un objectif commun. Bien que Massaquoi ne soit pas, loin s’en faut, un juriste spécialisé en droits humains ni un expert en justice transitionnelle, le conflit au sein de la présidence va au-delà de son aptitude à occuper le poste.

Le véritable conflit en matière de prise de décision de la justice transitionnelle au Liberia réside dans la lutte menée par un groupe de pression pour affirmer son contrôle sur le processus, plutôt qu’être inclusif et explorer une vision nationale commune face au passé.

Jonathan Massaquoi, avocat au Liberia
L'avocat Jonathan Massaquoi n'est resté que trois mois à la tête de du Bureau chargé d'établir un tribunal pour les crimes de guerre et les crimes économiques au Liberia.

« Le travail du singe et le gain du babouin »

Le processus doit également aller au-delà de la Présidence, vers la société civile et les associations de victimes, car c’est aussi là que se trouvent des contradictions internes. La société civile a déclaré qu’elle s’opposait à la nomination de Massaquoi en raison de son rôle antérieur en tant qu’avocat d’Agnes Reeves Taylor et, plus récemment, de Gibril Massaquoi dans un procès en diffamation contre l’ONG suisse Civitas Maxima, son partenaire libérien Global Justice Research Project et l’ancienne commissaire de la Commission vérité et réconciliation, Massa Washington. Ils affirment que son maintien en fonction équivaudrait à un conflit d’intérêts, compte tenu de son rôle dans la défense de deux criminels de guerre présumés.

Je maintiens que la campagne de la société civile était un subterfuge pour un agenda caché. On a entendu des responsables d’organisations de la société civile (OSC) dire que « cela ne peut pas être le travail du singe et le gain du babouin ». En clair, cela signifie : on ne peut pas faire le sale travail de faire campagne et de s’opposer aux menaces des auteurs de crimes, et permettre à quelqu’un de « l’extérieur » de venir récolter les bénéfices. Les dirigeants des OSC ont affirmé que le processus qui a conduit à la nomination de Massaquoi n’était ni consultatif ni transparent. Ces responsables de la société civile étaient, en fait, à la recherche de postes plutôt qu’engagés dans la mise en place d’un processus transparent. En ce qui concerne la question de l’éthique, les membres du Comité des plaintes et de l’éthique du système judiciaire libérien m’ont dit qu’ils étaient convaincus que Massaquoi n’avait pas enfreint les normes éthiques. En fait, certains d’entre eux ont indiqué qu’il était réputé et qu’il était l’un des meilleurs avocats au Liberia.

D’une commission vérité à l’autre

Ce sentiment de dû au sein de la société civile rappelle un peu le processus qui a conduit à la création de la Commission vérité et réconciliation 1 (CVR-1) et de la Commission vérité et réconciliation 2 (CVR-2) au Liberia.

En février 2004, Charles Gyude Bryant, président du gouvernement national de transition, a nommé les membres de la première Commission vérité et réconciliation du Liberia. Bryant devait participer à une conférence de donateurs en Europe et voulait offrir l’image d’une transition libérienne rapide de la guerre à la paix. Avec cet agenda superficiel à l’esprit, il s’est empressé de mettre sur pied une commission que certains spécialistes ont baptisée CVR-1. Le processus était tellement précipité et mal organisé qu’il n’y avait pas de mandat pour les commissaires. Il n’existait pas non plus de texte pour définir le rôle de la Commission, ses compétences et son but.

En réponse à cela, les responsables de la société civile libérienne se sont réunis et ont établi ce qui est devenu le groupe de travail sur la justice transitionnelle. Le principal objectif de ce groupe était de réorganiser l’ensemble du processus. C’est ainsi que la loi créant la CVR a été rédigée et que Jérôme Verdier, un responsable de la société civile qui a joué un rôle clé dans la rédaction de la loi ainsi que dans son plaidoyer, a émergé comme le chef de la CVR-2.

Le plaidoyer de la société civile en faveur de la destitution de Massaquoi fait miroir à cette histoire de la justice transitionnelle au Liberia, de la CVR-1 à la CVR-2. Au cœur de la destitution de Massaquoi se trouve la contradiction des organisations de la société civile qui cherchent à être à la fois arbitres et acteurs. A l’instar de l’Association nationale du barreau qui, en plein milieu de la campagne pour destituer Massaquoi, a discrètement communiqué pour proposer au président Boakai son propre choix de candidat éventuel pour le poste.

Reconstituer le processus

Le 15 août, le ministre de l’Information Jerolinmek Matthew Piah, agissant au nom du président Boakai, a publié un communiqué de presse appelant à la reconstitution de la direction du Bureau du Tribunal pour les crimes de guerre. Dans l’appel à candidatures qui a suivi, deux éléments sont essentiels.

Tout d’abord, les critères établis se concentrent sur ce qui est décrit comme un « juriste avisé au caractère irréprochable » et qui connaît la constitution et le droit pénal du Liberia. Dans les efforts de construction de l’État et de la nation au Liberia, trois professions ont régné en maître : la politique, la religion et le droit. Les critères insistant sur le fait que le directeur exécutif doit être un juriste de formation limitent la possibilité de recruter un chef d’administration plus idéal.

Deuxièmement, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) ont été invités à participer à ce processus de recrutement en tant que membres du panel. Mais pour permettre une plus grande appropriation locale, la Cédéao et l’Onu se sont retirées du processus, laissant le ministère de la Justice en charge, avec des membres de la Commission indépendante des droits de l’homme du Liberia, de l’Association nationale du barreau, de la société civile libérienne et le directeur de cabinet. L’absence des associations de victimes dans le processus d’évaluation est notable. Le retrait du HCDH et de la Cédéao en tant qu’organes de contrôle critique pourrait boucler la boucle dans ce conflit des élites au sein de la Présidence et au sein de la société civile. En 2005, par exemple, les Nations unies et la Cédéao avaient joué un rôle central dans le recrutement et la sélection des commissaires de la CVR-2.

Le 20 septembre 2024 a marqué la date limite de dépôt des candidatures pour le poste de directeur exécutif du Bureau du Tribunal des crimes de guerre et des crimes économiques. Dans les prochaines semaines, le ministre de la Justice devra soumettre une liste de trois avocats libériens compétents au président Boakai pour examen. Dans quelle mesure le processus sera perçu comme inclusif dépend de la manière dont il sera géré, capable de dépasser les conflits d’intérêts potentiels et de naviguer entre les influences de la politique partisane.

Aaron WeahAARON WEAH

Aaron Weah est un militant de la société civile et un expert en matière de justice transitionnelle au Liberia. Il est chercheur en dernière année de doctorat au Transitional Justice Institute de l’université d’Ulster et directeur de l’Institut Ducor, un groupe de réflexion sur la recherche sociale et économique, basé au Libéria. Weah est co-auteur de Impunity Under Attack : The Evolution and Imperatives of the Liberia Truth and Reconciliation Commission.

Tous nos articles au sujet de :