Tchernihiv attend ses combattants « Azov » jugés en Russie

« Oleg pesait 115 kilos, il n’en pèse plus qu’une cinquantaine aujourd’hui », déclare la sœur d’un des membres présumés du régiment ukrainien « Azov », accusé de « terrorisme » en Fédération de Russie. Alors que le tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don est sur le point de terminer leur procès, que Justice Info a couvert avec sa correspondante en Russie, leurs conditions de détention sont relatées par leurs proches à Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine.

Oleg Myzhgorodskyi, un membre présumé du régiment ukrainien « Azov » est accusé de « terrorisme » dans un procès en Russie. Photo : 2 portraits côte à côte de Myzhgorodskyi, en 2021 (avant la détention) et en 2023.
Oleg Myzhgorodskyi en janvier 2021 et pendant le procès en Russie, en 2023.
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Dans l’ouest de la Russie, le tribunal militaire du district nord de Rostov-sur-le-Don est sur le point de terminer le procès de 22 prisonniers de guerre ukrainiens, membres présumés du régiment « Azov », dont certains ont fait l'objet d'échanges de prisonniers apparemment à l’insu du tribunal. Ils sont accusés d’appartenance à une organisation terroriste et de « prise de pouvoir par la force ».

Depuis novembre 2014, le régiment « Azov » est une unité militaire officielle de la Garde nationale ukrainienne. Cependant, en août 2022, la Cour suprême de Russie a qualifié « Azov » d'organisation terroriste.

Deux habitants de la région de Tchernihiv figurent parmi les accusés : Oleksandr Irkha, 45 ans, de Novgorod-Severski, et Oleg Myzhgorodskyi, 44 ans, d’Horodnia. Le procureur a requis 21 ans de prison pour Irkha et 22 ans pour Myzhgorodskyi. Irkha a servi comme mécanicien et chauffeur à « Azov » de 2015 à 2020. Il a ensuite travaillé dans un entrepôt de métaux. Il vivait à Marioupol. En avril 2022, la ville a été occupée. Oleksandr a été emmené par les militaires russes pour être filtré [Les Russes mettent en place des « camps de filtration » où les Ukrainiens capturés, militaires et civils, passent par un processus de « vérification » - tatouages, téléphones, papiers, etc.]. Ensuite, il a été incarcéré.

« On est en enfer, en train de finir des carottes et des betteraves »

Au moment de sa capture, Myzhgorodskyi était lui aussi un civil. « Oleg vivait à Tchernihiv. Il travaillait, livrait différentes marchandises », explique sa sœur Iryna Kyrychanska, 36 ans, à Visnyk Ch. « En 2015, il a combattu pendant l’ATO [opération antiterroriste, pour reconquérir les territoires ukrainiens occupés de Donetsk et Louhansk]. En 2016, il a signé un contrat et a servi comme chauffeur dans le régiment “Azov”. Plus tard, il a été chargé du ravitaillement. Il a rencontré sa deuxième femme dans la région de Donetsk. Elle avait deux fils. Ils voulaient une fille. Ils ont décidé d’en adopter une. Lorsqu’ils ont trouvé Natalka, âgée de 12 ans, il s’est avéré qu’elle avait un frère de cinq ans, Slavko. Il souffre d’un handicap, un problème rénal. Ils ont décidé de ne pas séparer les enfants et les ont adoptés tous les deux. C’est alors qu’est né Sasha, qui a aujourd’hui quatre ans. Le 30 août 2021, le contrat de mon frère a pris fin », raconte-t-elle.

« Leur famille vivait bien, dans une maison privée à Marioupol. Le 24 février 2022 [lorsque l’invasion russe a commencé], j’ai parlé à mon frère. Il m’a dit : “j’ai parlé à mes amis militaires ; ils m’ont assuré que tout serait terminé dans dix jours et que tout irait bien”. Puis j’ai reparlé à Oleg le 14 mars. “Ira, on est en enfer. Il n’y a pas de nourriture, pas d’eau, pas d’électricité”, m’a-t-il confié. “Nous sommes bombardés de partout. La maison a été directement touchée. Nous sommes assis dans le sous-sol, en train de finir des carottes et des betteraves..” » Puis elle lui a annoncé qu’il avait une nouvelle nièce. « Il pleurait de joie », se souvient Kyrychanska.

« Bonjour, votre frère est en détention »

« Le 10 avril, j’ai reçu un message sur mon téléphone : “Bonjour, votre frère Oleg Dmytrovych Myzhgorodskyi est en détention [...], il est à Donetsk. Enquêteur.” Le numéro de téléphone était russe. J’ai eu beau appeler, personne ne répondait », poursuit sa sœur. « Plus tard, j’ai appris par la femme de mon frère qu’ils avaient déménagé de la cave avec leurs enfants dans la maison de leurs amis. Le 31 mars, il y a eu une purge dans cette rue. Les membres de la “DNR” [République populaire de Donetsk, instaurée par des séparatistes ukrainiens soutenus par la Russie] sont entrés dans la cour. Ils ont mis un sac sur la tête d’Oleg devant les enfants et l’ont emmené. Les habitants avaient déjà vu Oleg en uniforme militaire par le passé. Quelqu’un l’a dénoncé. Personne ne s’est intéressé au fait qu’il avait quitté l’armée sept mois auparavant. »

« Au bout d’un certain temps, il a été rapporté qu’il avait été exécuté. Sa femme ne savait pas quoi faire. Mes parents et moi étions désespérés alors nous sommes allés à la police. Ma mère n’a cessé d’appeler la ligne d’urgence du Bureau national d’information sur les prisonniers de guerre et les personnes disparues. Nous avons contacté le siège de coordination pour le traitement des prisonniers de guerre, la Croix-Rouge, toutes les organisations susceptibles de nous apporter une aide quelconque. Mais nous recevions toujours la même réponse : “il n’y a pas de preuves. Où sont les vidéos, où sont les photos ?” »

« Nous avons cherché Oleg parmi les vivants et parmi les morts. Pendant cette période, la mère retraitée a appris à utiliser Internet et à rechercher des informations sur les réseaux sociaux. La fille du premier mariage d’Oleg s’est également jointe aux recherches. Nous avons même consulté des voyants. Ils étaient tous d’accord pour dire qu’il était vivant, mais qu'il était dans un état lamentable, gravement malade. »

Gangrène, côtes cassées et bras disloqué

« Soudain, en août [2022], Oleg a appelé sa femme. Au début, elle n’a pas reconnu sa voix. Il lui a dit qu’il se trouvait dans le centre de détention de Donetsk. Les interrogatoires quotidiens avec torture - c’est horrible. Il était tout bleu et jaune à cause des ecchymoses. Il ne se sentait pas bien », confie Kyrychanska.

« L’année dernière, le 14 juin, le soi-disant procès des combattants d’Azov a commencé. Le 28 juin, je suis tombée sur une vidéo de la salle d’audience sur Internet. Les prisonniers derrière les barreaux avaient l’air épuisé, comme s’ils sortaient d’un camp de concentration. Je n’ai pas reconnu mon frère. J’ai compris que c’était lui lorsqu’il s’est présenté. Avant la guerre, Oleg pesait 115 kg, il n’en pèse plus qu’une cinquantaine aujourd’hui. Sa jambe était bandée, il avait l’air faible.

Nous avons réussi à contacter l’avocat d’Oleg en Russie. Il nous a dit que mon frère avait développé une gangrène, qu’il avait des côtes cassées et un bras disloqué. Il marchait avec des béquilles car sa jambe était en très mauvais état. Il a été évacué de la salle d’audience avec une forte fièvre. J’ai fait des photos à partir de cette vidéo. »

Croix-Rouge : « Nous n’avons aucune influence sur les échanges »

« Nous avons recommencé à faire des demandes auprès de toutes les autorités. L’état-major de coordination a dit : “Les agresseurs n’offrent pas de confirmation”. Tant qu’il n’y a pas de liste de l’autre partie avec un tampon, il ne se verra pas accorder le statut de prisonnier de guerre. La Croix-Rouge a répondu : “Nous n’avons aucune influence sur les échanges. Nous ne pouvons rien faire” », ajoute Kyrychanska.

Par l’intermédiaire de son avocat, Oleg a transmis un minuscule papier où il écrit qu’il tient pour les enfants, qu’il a survécu pour eux. Il demande également une bible de poche. L’avocat a pris une photo de la note et l’a envoyée à sa femme. « Mon frère récitait toutes les prières que notre mère lui avait apprises. Imaginez à quel point c’est difficile pour lui là-bas. Ce n’est pas facile non plus pour notre mère, qui ressent sa souffrance de loin. Parfois, elle se réveille au milieu de la nuit parce que son corps et son âme souffrent. »

« Ce n’est qu’en mars dernier que le statut d’Oleg est passé de “disparu” à “capturé”. Ils ont écrit “civil”, avec une remarque “ancien militaire”. Le quartier général de coordination a déclaré que mon frère figurait désormais sur la liste d’échange. Sa femme et ses enfants sont toujours à Marioupol. Elle a deux emplois comme femme de ménage. Elle lui envoie des colis. L’état d’Oleg s’est légèrement amélioré par rapport à l’année dernière. La situation n’est plus aussi horrible qu’au centre de détention de Donetsk, où les conditions étaient inhumaines et les détenus battus. Mon frère a été transféré à Rostov-sur-le-Don. D’abord dans le premier centre de détention provisoire, puis dans le cinquième. Aujourd’hui, seuls les gardiens peuvent le frapper s’il reste à la traîne. Et il lui est effectivement difficile de marcher », confie sa sœur avec tristesse.

« Le tribunal n’écoute pas Oleg. Peut-être que quelque chose changera au cours des débats. Le 13 septembre, lors du dernier échange, neuf femmes ont été renvoyées en Ukraine, elles étaient jugées dans la même affaire qu’Oleg. Il y a presque deux ans, deux hommes ont été renvoyés. Il y a donc de l’espoir. Nous vivons avec cet espoir et nous prions pour qu’Oleg soit sauvé », poursuit-elle.

Comment les ramener ?

« Compte tenu des conditions de détention et après avoir été torturés, les gens avouent même des choses qu’ils n’ont pas faites », explique Olena Belyachkova, coordinatrice des groupes de familles de prisonniers de guerre et de personnes disparues, à l’organisation Media Initiative for Human Rights. « C’est ainsi que les Russes fabriquent des dossiers et organisent des procès à grand spectacle. La Russie doit tenir quelqu’un responsable pour ses crimes et le meurtre de civils à Marioupol. C’est pourquoi le retour de ces prisonniers est le processus le plus ardu. »

« En 2014, au début de l’“opération antiterroriste”, il y avait surtout des échanges sur le terrain, les commandants concluaient des accords. Cependant, au fil du temps, tout est passé au niveau de l’État. La Russie a déclaré que le régiment Azov était une organisation terroriste. C’est pourquoi l’échange de combattants d’Azov est le plus difficile. Les procès durent longtemps et il est clair que les verdicts ne seront probablement pas des acquittements. On dit aux prisonniers : “Plaidez coupable, vous serez condamnés plus rapidement et ensuite échangés”. Mais en réalité, jusqu’au 13 septembre de cette année, seuls deux prisonniers condamnés ont été échangés. Les autres sont transférés dans des colonies pour y purger leur peine », ajoute-t-elle.

« Lors de l’échange du 13 septembre, il a été possible de ramener 13 femmes et cinq hommes qui faisaient l’objet d’une enquête ou d’un procès, ou qui avaient été condamnés dans de faux dossiers montés de toutes pièces contre eux », déclare le quartier général de coordination pour le traitement des prisonniers de guerre. « Le processus d’échange est compliqué.  En particulier pour les défenseurs de Marioupol et d’Azovstal. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour que chaque homme et chaque femme rentre à la maison. »

Le quartier général de coordination indique que les échanges ont lieu avec l’aide de pays tiers - les Émirats arabes unis ou la Turquie et, dans le cas d'enfants, le Qatar. « Je crois qu’actuellement, l’implication de pays tiers et de partenaires internationaux permet de réaliser des échanges », déclare Belyachkova.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Visnyk Ch ».

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