C'est un procès qui comporte de nombreuses « premières » pour les Pays-Bas. C'est la première fois qu’une personne y est poursuivie pour des crimes contre les Yézidis d'Irak ; c'est le premier procès pour esclavage en tant que crime contre l'humanité ; et c'est la première fois dans les procès de femmes liées à l'organisation État islamique (EI) qu'une victime est entendue au tribunal. « J'ai brûlé de l'intérieur quand j'ai vu son enfant. J'ai perdu deux filles à cause de gens comme elle. Elle m'a causé beaucoup de peine », témoigne Z., l'une des deux victimes dans ce dossier contre Hasna A., une ressortissante néerlandaise de 33 ans originaire de Hengelo, dans l'est des Pays-Bas, qui s'était rendue en 2015 en Syrie avec son fils de quatre ans où elle a épousé un combattant de l'EI. Le témoin était assisté d'un interprète. Pour des raisons de sécurité, elle a participé aux audiences derrière une cloison, afin que seuls les juristes puissent la voir.
Les audiences au fond, la semaine dernière, ont accueilli les dépositions de l'accusée, des victimes, de l'accusation et de la défense dans le complexe judiciaire de Schiphol, près de l'aéroport d'Amsterdam. Hasna A. est l'une des douze femmes néerlandaises rapatriées avec leurs 28 enfants en novembre 2022 des camps de détention du nord de la Syrie, où elles avaient été retenues après la chute du soi-disant « califat » de l'EI. Elle est accusée d'esclavage en tant que crime contre l'humanité pour avoir réduit à l’état d’esclave deux femmes yézidies (Z. et S.). Elle est également accusée d'appartenance à l'organisation terroriste EI et d'avoir mis en danger son fils mineur en l'emmenant dans une zone de guerre. La phase préliminaire a débuté en février 2023. Dans le système néerlandais, il s'agit de la période au cours de laquelle le juge d'instruction recueille les preuves et les témoignages et où les parties rassemblent leurs arguments, qui sont ensuite entendus au cours de quelques jours d'audience seulement. Les témoignages des deux victimes ont été recueillis pendant cette période, ainsi que celui d'une troisième femme yézidie.
A la cour, le procureur a requis une peine de 8 ans de prison. Il s'agit de la peine la plus lourde demandée à ce jour pour une femme liée à l'EI. Les avocats des victimes ont également demandé le versement de 30 000 euros pour Z. et de 25 000 euros pour S. au titre du préjudice moral. Le tribunal dispose d'un fonds d'aide aux victimes pour payer au cas où l'accusée ne serait pas en mesure de le faire.
Hasna A. nie avoir traité les victimes comme des esclaves. Son avocat affirme que celles-ci vivaient dans la même maison mais que sa cliente ne leur donnait pas d'ordres et n'exerçait pas de « propriété » – terme utilisé pour le crime d'esclavage – sur elles. Le jugement sera rendu le 11 décembre 2024.
« Marché aux esclaves »
Les Yézidis sont une minorité ethnique et religieuse du nord de l'Irak, ainsi que de certaines parties de la Syrie, de l'Iran et de la Turquie. En 2014, EI a envahi leurs terres en Irak, près de la ville de Sinjar. L'organisation djihadiste considère les Yézidis comme des infidèles. Des centaines de milliers d'entre eux ont fui dans les montagnes. Des milliers d'hommes ont été assassinés, tandis que les femmes et les enfants ont été emmenés sur le territoire de l'EI. De nombreuses femmes ont été réduites en esclavage et ont subi des crimes sexuels et sexistes. À ce jour, environ 2,600 Yézidis sont toujours portés disparus et quelque 130,000 vivent dans des camps de réfugiés dans le nord de l'Irak. Alors que le gouvernement irakien tente de fermer ces camps, nombreux sont ceux qui estiment que la région de Sinjar est encore trop dangereuse pour y retourner. En 2015, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme a déclaré que ce qui était arrivé aux Yézidis constituait un génocide et, en 2021, le gouvernement néerlandais a fait de même.
« La communauté yézidie a été totalement bouleversée par les attaques d'EI. Ceux qui ont survécu ont fui et ont été traumatisés pour le reste de leur vie. Cette violence impitoyable d'EI est également la toile de fond sur laquelle les faits d'esclavage doivent être examinés », déclare la procureure Mirjam Blom devant le tribunal. Une vingtaine de personnes suivent le procès depuis la galerie publique et deux flux en direct en néerlandais et en kurmandji sont également disponibles. Le ministère public explique qu'EI qualifiait ouvertement les femmes de « sabaya » (esclaves), qu'il les vendait sur le « marché aux esclaves » et qu'il les exploitait à des fins sexuelles et domestiques. « Certaines femmes et filles yézidies étaient présentes lors de leur propre vente et connaissaient le prix payé pour elles, qui allaient de 200 à 1,500 dollars. »
Séparée de ses enfants
En août 2014, Z. et ses enfants sont enlevés par des combattants d'EI. Ils sont ensuite séparés : son fils, alors âgé de 10 ans, est envoyé dans un camp d'entraînement de l'EI, tandis que ses trois filles sont exploitées comme esclaves ailleurs. Z. finit par devenir l'esclave d'un combattant d'EI à Raqqa, en Syrie. Elle témoigne avoir été enfermée, abusée et forcée à avoir des relations sexuelles par l'homme de la maison, un ami du mari de Hasna A.
Selon Blom, « l'EI considérait les Yézidis comme des objets et non comme des personnes. Et les actions de l'accusée y ont contribué ». Hasna A. est accusée d'avoir utilisé respectivement Z. et S. comme esclaves entre mai et décembre 2015 et avril et août 2016, lorsqu'elle vivait avec son mari et d'autres combattants d'EI à Raqqa. La procureure affirme qu'elle savait que les femmes étaient des Yézidies et qu'elles étaient retenues contre leur gré.
Les victimes doivent passer de nombreuses heures par jour à faire le ménage, à laver les vêtements de l'accusée et à cuisiner. Elles sont forcées de prier cinq fois par jour, explique la procureure. Z. doit également s'occuper du petit garçon de l'accusée, un enfant autiste. « Il est difficile d'imaginer ce que cela a dû être de s'occuper de l'enfant de quelqu'un d'autre pendant des heures par jour, alors que vous êtes vous-même séparée de vos enfants et que vous ne savez pas si vous les reverrez un jour », déclare la procureure.
« Nous avions constamment la peur au ventre. Chaque jour, nous pouvions être vendues, battues ou tuées », continue la procureure, citant le témoignage de Z. Hasna A. la maltraite et menace de la signaler aux hommes si elle ne fait rien. Selon l'avocate de la victime, Brechtje Vossenberg, l'accusée pensait que les Yézidis étaient des mécréants. Le plus douloureux pour la victime est que Hasna A. aurait pu l'aider à entrer en contact avec ses enfants, mais qu'elle a décidé de ne pas le faire. « Je l'ai suppliée de me laisser appeler mon fils, mais je n'ai pas été autorisée à le faire », témoigne Z.
Z. a réussi à s'échapper fin 2015. Elle a ensuite été interrogée par l'équipe d'enquête de l’Onu chargée de promouvoir la justice pour les crimes commis par l'État islamique (Unitad), qui a mis fin à ses activités en septembre dernier. Elle n’a jamais retrouvé ses enfants, dont certains sont morts.
Aller en Syrie pour « construire une nouvelle vie »
La deuxième victime yézidie, identifiée comme S., a été détenue avec un combattant d'EI dans une autre maison où Hasna A. a séjourné pendant un certain temps. La victime n'a pas pu se rendre au tribunal pour des raisons administratives et a donc suivi les audiences par liaison vidéo. « Pour elle, nous étions des esclaves d'EI et elle me considérait également comme son esclave », lit son avocate à partir de la déclaration de S., tandis que l'accusée se penche pour se tenir la tête avec les mains, en regardant la table devant elle.
Lorsque le collège des trois juges demande à Hasna A. si elle souhaite commenter les témoignages des victimes, elle déclare qu'il est terrible pour elle de les écouter. Sa voix se brise en pleurant, mais elle ne reconnaît pas les crimes et ne prononce pas d’excuses pendant les trois jours d'audience. Elle raconte son éducation difficile. En 2014, elle était endettée et se sentait déprimée. Elle a donc décidé de pratiquer la religion de sa famille, l'islam. Elle a commencé à s'habiller en conséquence et, peu de temps après, elle a envisagé de déménager dans un endroit plus accueillant, pour « construire une nouvelle vie ». En février 2015, elle a fui vers la Syrie, une zone de guerre. Elle n'a pas pensé aux besoins spécifiques de son fils, qui ne pouvait pas aller à l'école ou recevoir des soins particuliers. En tant que mère célibataire, elle ne pouvait pas vivre seule dans le « califat » d'EI, et a donc été placée dans une maison pour femmes. C'est pour échapper à cette situation qu'elle a épousé un combattant marocain de l'EI qu'elle connaissait à peine. Elle affirme qu'il la négligeait, la menaçait et ne s'occupait pas bien de ses enfants. Lorsqu'ils se sont séparés quelques années plus tard, elle avait trois enfants de plus.
Au troisième jour d'audience, les avocats de la défense André Seebregts et Mirjam Levy plaident que c'est le mari de Hasna A. qui l'a placée dans les maisons où vivaient les deux femmes yézidies. Ils affirment qu'elle n'est pas responsable du ménage et qu'elle n'a aucun contrôle physique ou psychologique sur les victimes. Soulignant les incohérences dans les déclarations des victimes, ils font valoir que les preuves ne répondent pas aux critères du crime d'esclavage.
Situation personnelle
Si elle est reconnue coupable, Hasna A. pourrait perdre sa nationalité néerlandaise, puisqu'elle possède également la nationalité marocaine, prévient la défense. Cela pourrait la condamner à vivre dans l'illégalité. La défense demande également aux juges de prendre en considération les circonstances personnelles d'Hasna A. Il semble qu'elle ait eu une enfance problématique et qu'elle ait été confrontée à des abus. On lui a également diagnostiqué une légère déficience intellectuelle et un trouble de la personnalité.
La procureure répond avoir tenu compte de ces éléments, mais que l’absence de remords justifie une peine de huit ans. « Nous ne l'avons pas entendue exprimer de regrets pour ce qu'elle a fait subir à d'autres et à sa famille par ses actes. Et elle ne se sent certainement pas responsable de la contribution qu'elle a apportée à l’EI et au terrible sort des Yézidis. » La procureure ajoute que l’accusée a contribué à la propagande et à l'idéologie d’EI en postant des photos de ses enfants avec des symboles d’EI, en portant des armes à deux reprises et en demandant à son père de la rejoindre en Syrie – des accusations que la défense rejette. « Elle se considère avant tout comme une victime et se place à côté des victimes yézidies, comme si les femmes de l'EI avaient vécu les mêmes choses que les Yézidis », conclut la procureure. « C'est parfaitement inapproprié et extrêmement blessant pour les vraies victimes dans cette affaire. »
Pour déterminer la peine, la procureure a analysé des affaires antérieures qui se sont déroulées en Allemagne. Les Pays-Bas sont le deuxième pays à organiser des procès pour des crimes contre les Yézidis, en vertu du principe de la compétence universelle. Les tribunaux allemands ont déjà prononcé deux condamnations pour génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre commis contre cette minorité religieuse. Le 19 septembre, un procureur suédois s'est également joint à cet effort de justice en inculpant une femme de crimes contre l'humanité pour des actes présumés commis en Syrie à l'encontre de femmes et d'enfants yézidis.
La voix des victimes
« Cela a été difficile pour moi », commente après l'audience Wahhab Hassoo, militant yézidi et cofondateur de l'ONG NL Helpt Yezidis. Il explique que la communauté, en particulier en Irak, est déçue par ce qui est perçu comme une faible peine, compte tenu de toutes les souffrances que leur peuple et les victimes ont endurées. Mais il estime également qu'il s'agit d'un moment très important, d'un pas vers le rétablissement de la confiance dans la justice internationale, au plus bas après une décennie d'impunité. « Les victimes sont montées sur l’estrade pour témoigner, et c'est ce qui rend ce moment si important », déclare-t-il, espérant que cela incitera d'autres victimes à se manifester.
Des retransmissions publiques ont été organisées dans trois universités du Kurdistan irakien, et environ 200 personnes se sont inscrites pour suivre les audiences, affirme Hope Rikkelman, directrice de la Fondation Nuhanovic, qui a aidé à organiser l'accès en ligne aux audiences du procès ainsi que l'interprétation. Une douzaine d'autres personnes ont suivi la retransmission en direct en Kurmanji. Selon Rikkelman, le bureau du procureur « a tout fait pour s'assurer que Z. puisse se rendre aux Pays-Bas » depuis un lieu tenu secret. « Je pense qu'ils comprennent que la justice n’est pas seulement le verdict mais également son accès public. »