Lorsque les États membres de la Cour pénale internationale (CPI) ont cherché un nouveau chef pour le bureau du procureur, il y a quatre ans, leur liste initiale de candidats ne s’est pas révélée très inspirante et plusieurs séries de consultations n'ont pas permis de dégager un consensus autour de l’un d’entre eux. Karim Kahn ne figurait que sur la deuxième liste. Les experts disaient ceci sur lui : « M. Khan est un communicateur charismatique et éloquent qui est bien conscient de ce qu’il a accompli. » Ils soulignaient l’inconvénient d’un candidat qui avait déjà travaillé comme avocat de la défense devant la Cour et se montraient irrités par « une campagne de signatures apparemment coordonnée par des organisations de la société civile » sur son nom. En février 2021, Khan a finalement été dûment élu au poste.
Aujourd'hui, alors que la Cour se prépare à sa réunion annuelle, en décembre, avec les États membres pour établir le budget, les fissures apparaissent. L'enquête sur le conflit israélo-palestinien a placé la Cour au cœur de la politique mondiale. L'institution est confrontée à des pressions sur de multiples fronts, de l'extérieur comme de l'intérieur. Et les partisans de la Cour se demandent si les États prendront des mesures pour protéger l'institution qu'ils ont négociée en 1998.
Début octobre, 20 Palestiniens ont déposé une plainte pénale auprès du ministère public néerlandais (Openbaar Ministerie) pour entrave et pression sur l'enquête de la CPI sur la « situation dans l'État de Palestine » et pour harcèlement, intimidation, pression et diffamation à l’encontre du personnel de la CPI, y compris son procureur, dans le cadre de cette enquête. Leurs avocats fondent leur plainte sur les enquêtes menées par des journalistes sur une campagne d'intimidation menée par les services de renseignement israéliens à l'encontre de Fatou Bensouda, la prédécesseuse de Karim Khan. Ils affirment – sur la base de ce travail des médias – que « l'enquête néerlandaise devrait se concentrer sur les (hauts) membres de l'appareil de sécurité israélien ». Selon Danya Chaikel, représentante de la Fédération internationale des droits de l'homme auprès de la Cour, « la diplomatie seule ne résoudra manifestement pas le problème, et une action en justice est nécessaire pour que les responsables rendent des comptes et pour préserver l'intégrité de la Cour ».
Les Pays-Bas avaient déjà ouvert une enquête en 2016 et pris des mesures de protection pour le représentant d'un groupe palestinien de défense des droits de l'homme qui subissait « des attaques continues, bien organisées et graves, y compris des menaces de mort, des interférences dans les communications, des intimidations, du harcèlement et de la diffamation » à La Haye. Les organisations de défense des droits de l'homme de la société civile jouent un rôle important auprès de la CPI comme fournisseurs de preuves et comme groupes de pression.
Israël et des sénateurs américains s'en prennent à la CPI
La Palestine a accepté la compétence de la Cour et déposé son instrument d'adhésion au Statut de la CPI en janvier 2015. Selon l’enquête du Guardian, les services de sécurité extérieure israéliens, le Shin Bet, la direction du renseignement de l'armée, Aman, et la division du cyber-espionnage, l’Unité 8200, ont été impliqués à partir de cette date dans des opérations visant la CPI.
Une pression sur la CPI a également été exercée par le principal soutien d'Israël, les États-Unis. « Les sanctions américaines de 2020 ont visé les hauts fonctionnaires de la CPI, y compris l'ancienne procureure Bensouda, en perturbant leur accès aux services bancaires mondiaux, ce qui a entraîné le refus des banques non américaines de fournir certains services, la perte d’une couverture des assurances et des difficultés à conclure des contrats avec de nombreux fournisseurs commerciaux », rappelle Chaikel. L'Illegitimate Court Counteraction Act de 2023 votée par le Sénat américain « imposait des sanctions contre les employés et associés de la Cour pénale internationale (CPI) si la CPI enquêtait ou poursuivait certains individus », y compris « des membres des forces armées d'alliés ou de partenaires des États-Unis ».
12 sénateurs républicains américains ont menacé Khan de sanctions dans une lettre en avril dernier, juste avant que le procureur de la CPI ne rende publics ses demandes de mandats d'arrêt contre le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le ministre de la défense Yoav Gallant. « Si vous délivrez un mandat d'arrêt contre les dirigeants israéliens, nous l'interpréterons non seulement comme une menace pour la souveraineté d'Israël, mais aussi pour celle des États-Unis. Notre pays a démontré à travers la Loi sur la protection des militaires américains jusqu'où nous sommes prêts à aller pour protéger cette souveraineté », écrivent les sénateurs, dont Mitch McConnell, le chef de file des républicains au Sénat américain. « Ciblez Israël et nous vous ciblerons... Vous êtes prévenus. »
« Indépendamment du résultat des élections [présidentielles américaines, le 5 novembre], quiconque sera élu aura le devoir et l'obligation de veiller à ce que l'État de droit reste solide aux États-Unis », affirme Carmen Cheung, directrice exécutive du Center for Justice and Accountability, « et à ce que nous continuions à jouer un rôle important sur la scène mondiale en matière de justice internationale. Cela signifie avant tout que nous ne devons pas continuer à attaquer et à diaboliser la Cour pénale internationale comme nous l'avons fait. »
Une période critique pour la Cour
En mai 2024, le bureau du procureur de la CPI a averti toute personne tentant d'interférer avec les procédures de la Cour que de telles actions pourraient constituer des infractions contre l'administration de la justice en vertu de l'article 70 du statut de Rome, le traité fondateur de la CPI, et qu'elles devaient cesser immédiatement. Le même mois, la présidence de l'Assemblée des États parties de la Cour a exprimé sa « préoccupation » concernant les « récentes déclarations publiques » à propos de l'enquête sur la Palestine. « La présidence regrette toute tentative de porter atteinte à l'indépendance, à l'intégrité et à l'impartialité de la Cour. Certaines déclarations peuvent constituer des menaces de représailles à l'encontre de la Cour et de ses fonctionnaires, au cas où la Cour exercerait ses fonctions judiciaires comme le prévoit le Statut de Rome », a-t-elle déclaré dans un communiqué de presse.
Les États membres de la Cour pénale internationale ont élaboré leur propre guide pour faire face aux attaques contre leur cour. En juin dernier, 93 États ont publié une déclaration commune exprimant leur « soutien indéfectible à la Cour en tant qu'institution judiciaire indépendante et impartiale ». Une autre suggestion était la suivante : « Utiliser les messages des médias sociaux provenant des comptes officiels des gouvernements pour réagir rapidement à une menace ou à une attaque, avant même de publier une déclaration officielle. » Selon Chaikel, « les États membres de la CPI doivent de toute urgence défendre activement l'indépendance et la survie même de la Cour, car la CPI n'est pas conçue pour résister seule à ces menaces et à ces attaques ».
Virginie Amato, de la Coalition pour la CPI, une ONG, décrit la situation actuelle comme un moment critique pour la Cour, car même si « tout cela s'est déjà produit dans le passé », les pressions ont « redoublé, avec des risques plus importants cette année ». Elles « visent toutes à saper l'indépendance et le travail de la Cour. »
La Cour souffre encore des conséquences d'une grave cyberattaque, suivie de cyber-menaces et de nouvelles tentatives d'attaques, comme l’indique la proposition de budget qui demande une augmentation de 10 % par rapport à l'année dernière, dont plus de 4 millions pour la cybersécurité.
Allégations de harcèlement sexuel à l'encontre de Karim Khan
La semaine dernière, un nouveau pseudo, anonyme, a tweeté des détails sur une plainte présumée de harcèlement sexuel à l'encontre du procureur de la CPI. Les allégations ont été reprises dans un article d'un journal britannique dans lequel Karim Khan est « accusé de mauvaise conduite dans le cadre d'allégations de harcèlement impliquant une collègue ». Les faits allégués ont apparemment fait surface deux semaines avant que Khan n'annonce les mandats d'arrêt à l'encontre des dirigeants israéliens et palestiniens. Le Mécanisme de contrôle indépendant (MCI), qui est chargé d'enquêter sur les allégations de mauvaise conduite de la part du personnel du tribunal, a écrit que « la personne présumée affectée a refusé de déposer une plainte officielle auprès du MCI » et que « la personne présumée affectée a refusé de confirmer ou de nier explicitement au MCI la base factuelle de ce qui avait été rapporté par une tierce partie au MCI ». Selon le Daily Mail, Khan a nié tout acte répréhensible et « a suggéré une campagne de diffamation délibérée, affirmant que lui et le tribunal étaient soumis à “un large éventail d'attaques et de menaces” ».
« Nous ne disposons pas de suffisamment d'informations pour déterminer s'il pourrait s'agir d'une stratégie plus large visant à affaiblir la Cour », déclare Chaikel. « Il est aussi essentiel, de manière générale, que toutes les allégations soient prises au sérieux, afin de préserver l'intégrité de la CPI et de veiller à ce que tout plaignant potentiel reçoive le soutien nécessaire et ait la possibilité de s'exprimer en toute sécurité », ajoute-t-elle. En privé, cependant, les journalistes couvrant la cour débattent des risques liés à des récits pouvant être stratégiquement utilisés pour saper la crédibilité et la légitimité de la cour.
L'évaluation initiale de Karim Khan par les États, avant son élection, indiquait qu'il « avait démontré un engagement clair en faveur d'un lieu de travail exempt de harcèlement, en s'appuyant sur une expérience concrète ». Dans sa propre candidature, Khan soulignait qu'il s'attendait à être jugé sur son travail et sur sa capacité à faire fonctionner son bureau. « Ayant été impliqué et ayant mené plusieurs affaires devant la CPI et d'autres tribunaux nationaux et internationaux, j'ai vu ce qui constitue une bonne poursuite, et j'ai vu comment des poursuites inadéquates se déroulent. J'ai interrogé directement de nombreux rescapés de violences sexuelles et sexistes et je sais à quel point il est important de garantir un traitement spécialisé à ces témoins, tant au stade de l'enquête qu'à celui du procès. Fort de cette expérience, je veillerai à ce que les dossiers instruits et présentés par mon bureau soient crédibles, solides et capables de résister à l'examen minutieux auquel ils doivent, à juste titre, être soumis dans le creuset de la salle d'audience. » Et de conclure : « Je serai dévoué à un Bureau du Procureur reconnu et réputé pour sa compétence et son intégrité. »