C’est un reportage du journaliste d’investigation palestinien Younis Tirawi qui est la base de l’ouverture, en Belgique, le 17 octobre, d’une instruction judiciaire pour crimes de guerre à Gaza. Les résultats de son enquête journalistique ont été largement répercutés dans la presse belge via un article du journal De Morgen, le 9 octobre. L’Association belgo-palestinienne (ABP) a réagi en déposant une plainte avec constitution de partie civile auprès d’un juge d’instruction contre un soldat belgo-israélien qui apparaît dans le reportage.
Durant six mois, Tirawi a suivi une unité de tireurs d’élite de Tsahal, l’armée israélienne, active à Gaza. Il a notamment interviewé un Américain, soldat gradé dans cette unité appelée « Refaim » (« fantôme » en hébreu). Le militaire déclare, entre autres, qu’ils ont ordre de tirer sur les civils même s'ils ne sont pas armés et ne constituent pas une menace, mais aussi sur les personnes qui viennent chercher les corps. Il appuie ses dires par des vidéos de leurs missions. Le reportage apprend que 21 personnes font partie de cette unité, dont plusieurs binationaux : trois Américano-Israéliens, deux Franco-Israéliens, un Germano-Israélien, un Italo-Israélien et un Belgo-Israélien.
Meurtres à Gaza
« Les aveux du gradé de l’unité relèvent de crimes de guerre. Et vu qu’un Belge participe à ces crimes, les juridictions belges sont compétentes pour le juger, même si les crimes ont été commis à l’étranger », explique l’ABP, représentée par les avocats Alexis Deswaef et Véronique van der Plancke.
Selon les investigations de Tirawi et certaines recherches de l’ABP, ce tireur d’élite, identifié par ses seules initiales A.B., est un jeune homme de 21 ans qui a été domicilié à Uccle, une commune au sud de la région bruxelloise, avant de s’installer à Tel-Aviv en 2022 et de rejoindre les forces armées israéliennes. Il serait revenu au moins une fois en Belgique après sa mission à Gaza.
Par ailleurs, des plaintes similaires pourraient être déposées dans les autres pays d’où proviennent certains membres de cette unité « Refaim », notamment la France, l’Allemagne et l’Italie. « Nous réfléchissons, avec nos organisations membres de différents pays, à des actions à mettre en place dans ces pays, tant sur le plan de la justice internationale que nationale », indique Me Deswaef, qui est également vice-président de la Fédération internationale des droits humains (FIDH).
Colonisation illégale en Cisjordanie
De son côté, le parquet fédéral belge se montre prudent en choisissant d’ouvrir une information judiciaire, et non une instruction, à l’encontre d’A.B. Autrement dit, le parquet estime qu’il n’y a pas encore lieu de désigner un juge d’instruction à ce stade. Mais l’instruction judiciaire est tout de même déjà mise en branle par la seule plainte avec constitution de partie civile déposée par l’ABP.
Si l’enquête dans cette affaire débute à peine et que de nombreuses informations doivent être vérifiées quant à une éventuelle implication de ce Belge dans des meurtres de civils palestiniens, un autre dossier est par contre quasiment clôturé. Le 5 janvier 2021, l’ABP avait déposé plainte contre une citoyenne belge, soupçonnée de mener un groupe de colons israéliens en Cisjordanie, auteur d’actes de colonisation forcée qui pourraient être qualifiés de crimes de guerre. Cette femme, Nadia Matar, âgée de 58 ans, est une figure médiatique du militantisme de droite radicale en Israël. Elle a diffusé de nombreuses vidéos sur les réseaux sociaux, dans lesquelles elle revendique ses actions violentes. Le magazine d’investigation belge Médor lui avait consacré un article en 2017, relevant déjà que les « actions coups de poing » de cette activiste commençaient à trouver un large écho dans les sphères du pouvoir israélien.
« Nadia Matar est née à Anvers où elle a grandi, avant d’entamer des études à Bruxelles. Elle a ensuite émigré en Israël où elle a épousé un médecin américain et s’est installée au sud de Bethléem. Elle a été présidente de l'organisation nationaliste Women in Green, créée en 2000 et qui estime que les Accords d’Oslo [accords de paix israélo-palestinien signé en 1993] sont une trahison. Elle revendique ses actes et en fait même la promotion », relate Me Deswaef. « Le juge d’instruction a clôturé son enquête au bout de trois ans et a communiqué son dossier au parquet fédéral pour qu’il rédige son réquisitoire. Nous nous attendions donc à un procès rapidement, mais nous avons appris en septembre que le parquet fédéral a demandé des devoirs d’enquête complémentaires », poursuit-il. « Ces nouveaux devoirs portent sur une contextualisation des faits, sur une analyse du statut des territoires palestiniens occupés et sur le mouvement dont faisait partie Nadia Matar ainsi que sur son rôle dans ce mouvement. Si on redoutait d’organiser un tel procès, on n’agirait pas autrement ! », tonne l’avocat de l’ABP.
Double standard ?
« Il est très important que les juridictions nationales poursuivent et jugent leurs nationaux qui commettent des crimes de guerre à l'étranger. Nous devons pouvoir le faire aussi quand il s'agit d'Israël, sous peine de prêter le flanc à la critique d'appliquer un double standard quand il s'agit d'Israël. Ce double standard est reproché à la Cour pénale internationale (CPI), qui a agi avec célérité contre la Russie et qui traîne contre Israël. On sait que la CPI fait l'objet d'intenses pressions, voire de menaces, tant d'Israël que des États-Unis. C'est aussi une des raisons qui doit pousser les États tiers à juger leurs nationaux qui commettent des crimes à Gaza », insiste le militant des droits de l’homme. « Il faut faire respecter le droit international pour forcer un cessez-le-feu et mettre fin à l'impunité qui nourrit les crimes suivants. La justice belge doit faire sa part du travail, aux côtés de la justice internationale. »
Tant le soldat A.B que Nadia Matar se trouvent en Israël. N’étant pas encore été inculpés, ils n’ont pas d’avocat connu.