Début octobre, le Bureau national d’enquête d’Ukraine arrête Tetyana Kroupa, directrice du centre régional d’expertise médico-sociale de Khmelnytsky, dans l’ouest du pays. Cette structure délivre des certificats d’invalidité permettant de recevoir des pensions gouvernementales. Kroupa est soupçonnée d’enrichissement illégal, de fraude et de blanchiment d’argent. Lors de la perquisition de son appartement, les enquêteurs trouvent six millions de dollars. Selon le Bureau d'enquête, la fonctionnaire aurait fourni de faux certificats d’invalidité à des hommes pour leur permettre d’éviter le service militaire. Elle est placée en détention provisoire et son avocate annonce son intention de contester ce placement.
Les photos de l’appartement de la fonctionnaire – où l’on voit notamment un monceau de liasses de billets étalées en vrac sur un lit – suscitent une vague d’indignation en Ukraine. Étant donné que Kroupa occupait son poste depuis de nombreuses années, la question se pose de savoir pourquoi son activité n’a pas attiré l’attention du Bureau national d'enquête auparavant.
Mais la directrice du centre d'expertise médico-sociale est loin d'être la seule concernée par le scandale. En plus des citoyens ordinaires, de nombreux procureurs auraient aussi obtenu des certificats d’invalidité. Yuriy Butusov, rédacteur en chef du média « Censor.net », a recensé 51 procureurs qui ont obtenu ce statut dans la seule région de Khmelnytsky. Bien que les procureurs ne soient actuellement pas soumis à la mobilisation, cela leur donne droit à des prestations supplémentaires et des garanties sociales.
Au moins 51 procureurs concernés
« En se basant sur les déclarations, le montant total des pensions touchées par les 51 procureurs identifiés avec un statut de pensionnés et d’invalides s’élève à au moins 54,1 millions de hryvnias (1,2 million d’euros) », écrit le journaliste sur sa page Facebook. « En réalité, on observe un réseau d’intérêts communs entre les fonctionnaires locaux qui agissent comme une véritable organisation criminelle : ils se soutiennent et se couvrent les uns les autres, possèdent des dizaines et des centaines d’hectares de terre, achètent toute décision nécessaire, réclament ouvertement des pots-de-vin et facilitent l’évasion militaire », poursuit-il, suggérant que les forces de l’ordre locales protégeaient Kroupa.
A la suite des révélations sur ces invalidités suspectes, les journalistes ont également découvert que des procureurs en fonction demandaient des primes pour ancienneté pour leurs années de service devant les tribunaux. Selon la législation qui concerne le parquet, les procureurs ayant occupé un poste pendant plus de dix ans reçoivent non seulement un salaire, mais aussi une prime dont le montant va de 60 à 90 % de leur salaire.
Cette prime pour ancienneté est bien prévue par la loi, mais elle soulève des questions éthiques. Par exemple, en 2023, une procureure de 42 ans originaire de Tcherkassy, dans le centre de l’Ukraine, a perçu une prime de 785.000 hryvnias, soit un peu plus de 17.000 euros, en plus de son salaire. Le salaire du premier adjoint au procureur de la région de Kirovohrad, avec différentes primes, s’élève à un million et demi de hryvnias, soit environ 33.500 euros par an. Si on lui attribuait une prime d’ancienneté, ce montant doublerait pratiquement.
Vague de démissions
Le 20 octobre, le procureur général Andriy Kostin promet une enquête administrative de grande ampleur. Il déclare aux journalistes que les procureurs dont l’invalidité suscite des doutes devraient se soumettre à une nouvelle évaluation. Il annonce également la création d’un groupe de travail incluant des experts internationaux pour élaborer des mesures afin d’éviter de tels abus.
Les premiers résultats de l’enquête, publiés par le Bureau du procureur général, révèlent que sur 8.467 procureurs en Ukraine, 493 ont une invalidité. Il reste cependant à déterminer lesquelles sont fictives. En parallèle, les médias ukrainiens dévoilent davantage d’informations sur les primes et les invalidités, établissant des classements des plus grosses allocations versées aux procureurs par l’État.
Le 22 octobre, le président ukrainien Volodymyr Zelensky convoque une réunion du Conseil national de sécurité et de défense pour examiner le fonctionnement des centres d'expertise médico-sociale (MCEK) et les abus liés aux certificats d’invalidité. À l’issue de la réunion, le président annonce la dissolution de ces centres à compter du 1er janvier 2025. Il déclare également que le procureur général devait assumer la responsabilité politique de la situation au sein des parquets.
A l’issue de cette réunion, Kostin annonce sa démission. « Je soutiens pleinement la position du président Volodymyr Zelensky : il est indispensable d’annuler toutes les décisions illégitimes sur l’octroi de statuts d’invalidité et des pensions qui en découlent, de mettre en place des changements législatifs et organisationnels clairs, mais aussi d’assumer la responsabilité personnelle et politique », déclare-t-il.
Dans la foulée, cinq chefs de parquets régionaux et le directeur d’un parquet spécialisé offrent de démissionner. Tous recevaient des primes majorées en raison de leur ancienneté, attribuées par décision de justice. Ces primes sont légales mais le problème est qu’un statut d’invalidité peut augmenter leur montant et accélérer leur octroi en cours de carrière. Leurs démissions sont annoncées par Kostin. Selon ses dires, il s’agit des chefs des parquets régionaux de Zaporizhzhia, Rivne, Ternopil, Kharkiv et Tcherkassy, ainsi que celui du parquet spécialisé dans le domaine de la défense de la région Sud.
Le bilan de Kostin
En Ukraine, le procureur général est nommé et révoqué par le président avec l’accord du Parlement. Kostin avait pris ses fonctions en juillet 2022, succédant à Iryna Venediktova. Membre de l’équipe de Zelensky, Kostin avait été élu député lors des élections législatives de 2019 sous la bannière du parti présidentiel, et avait présidé la Commission parlementaire sur la politique juridique. Juriste avant ses activités politiques, il était cofondateur d’un cabinet d’avocats et vice-président du Conseil des avocats de la région d’Odessa.
Selon Andriy Borovyk, directeur exécutif de Transparency International Ukraine, Kostin s’est distingué par ses efforts pour promouvoir les enquêtes sur les crimes de guerre commis par les militaires russes. « Pendant le mandat de Kostin en tant que procureur général, un plan global progressif pour réformer les organes judiciaires a été élaboré », écrit Borovyk sur sa page Facebook, rappelant que Kostin avait également soutenu l’abrogation des « amendements Lozovyi », ces modifications des lois procédurales pénales qui avaient eu un impact négatif sur les enquêtes préliminaires. « Il a activement promu les enquêtes sur les crimes internationaux commis par les Russes. Mais il n’est pas parvenu à une véritable réforme ou au moins à un assainissement interne », ajoute-t-il.
« Les personnes qui souffrent réellement de graves maladies, y compris les militaires revenus blessés du front, ne peuvent souvent pas obtenir cette invalidité en raison d’obstacles artificiels », déclare de son côté Roman Kolyukhov, avocat du Centre pour la lutte contre la corruption. « Pendant ce temps, les procureurs qui travaillent dans des conditions confortables loin du front ont réussi à obtenir cette invalidité. Et lorsque les gens ont vu qu'un tas d’argent considérable avait été trouvé lors des perquisitions à la direction du MCEK et qu’il y avait cette injustice totale, cela a provoqué une grande indignation. »
La promesse d’un changement ?
Selon l’avocat, face au fort retentissement médiatique, il était clair que des changements étaient attendus. « La première réaction concernant l’enquête administrative était très tiède : il n’y avait qu’un très bref communiqué. La déclaration suivante a confirmé qu’un certain nombre de procureurs disposaient effectivement de cette invalidité. Il était évident que la position du bureau du procureur général devenait très faible, c’est pourquoi il était clair qu’il démissionnerait », note Kolyukhov.
S'il reconnaît que le procureur a donné l'exemple en ne s’accrochant pas à son poste, il estime qu'à ce stade, il n'y a pas eu de véritable justice dans cette affaire. « La société comprend qu’après Kostin, un autre procureur pourrait venir qui pourrait être encore pire ou tout simplement pareil, donc cela ne changera pas forcément la situation. En tout cas, cette personne reste sous contrôle du pouvoir exécutif et de l’Office du Président ainsi que des élites politiques qui sont au pouvoir », analyse l’avocat.
Le Centre pour la lutte contre la corruption plaide pour une réforme des organes judiciaires afin que les dirigeants soient choisis en toute transparence, par voie de concours. Quant à savoir si la démission du procureur général entraîne une crise dans le fonctionnement du système judiciaire, Kolyukhov conteste l'idée. « Il est peu probable que cela crée une crise sérieuse car il existe un principe de continuité dans le pouvoir ; donc il y aura un intérimaire au poste de procureur général », assure-t-il. Mais « si le bureau du procureur général ne voit pas qu’il se produit dans certaines régions des schémas de corruption massive pour éviter la mobilisation [au front], alors que les responsables des MCEK deviennent millionnaires en dollars et que les procureurs locaux ferment les yeux là-dessus, c’est une énorme crise et sa résolution commence précisément avec ce scandale et avec la démission du procureur général. »
La demande de démission de Kostin est désormais déposée devant le parlement, qui doit l’entériner. Au 28 octobre, une dizaine d’autres procureurs auraient décidé de partir. Selon le service de sécurité ukrainien, le SBU, 64 responsables de commissions médico-sociales, accusés d’avoir fourni de faux documents d’invalidité pour permettre à des conscrits d’éviter l’armée, ont été arrêtés. Le SBU a aussi annoncé que 4.106 certificats d’invalidité ont d’ores et déjà été annulés.