« Sommes-nous en train d’attendre le moment où il n’y aura plus d’autochtones pour traiter avec le gouvernement britannique ? Il sera trop tard », déclare Olivier Bancoult, responsable du groupe des réfugiés des Chagos, qui milite depuis de nombreuses années pour le droit de son peuple à retourner sur le minuscule archipel d’îles dont ils ont été chassés dans les années 1960.
« Le Premier ministre de la République de Maurice et le Premier ministre du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord confirment aujourd’hui qu’ils sont parvenus à un accord politique historique sur l’exercice de la souveraineté sur l’archipel des Chagos », peut-on lire dans la déclaration conjointe des deux États, publiée le 3 octobre 2024.
Au cœur de cet accord présenté par le ministre britannique des Affaires étrangères à la Chambre des communes, le 7 octobre, se trouve « la reconnaissance des torts du passé ». Mais David Lammy l’a également qualifié de « victoire de la diplomatie ». D’autres affirment qu’il s’agit du droit des peuples indigènes à la réparation et peut-être de leur droit à retourner sur leur terre natale. Pour d’autres commentateurs, cela pourrait être une victoire des processus de droit international ou le début de la fin du long processus de décolonisation.
Chaque façon d’envisager le projet de traité entre le Royaume-Uni et le gouvernement mauricien implique un ensemble différent de principes et d’intérêts nationaux. Et le point de vue du peuple chagossien, qui ne compte qu’environ dix mille personnes, risque de se perdre dans la recherche incessante et concurrente de la bonne solution.
Décisions de la CIJ, du TIDM et des cours britanniques
Aucun détail n’a encore été rendu public concernant le nouveau traité du Royaume-Uni – qui doit encore être signé et ratifié – avec l’île Maurice. Le ministre britannique des Affaires étrangères l’a présenté aux députés britanniques comme la solution à un statu quo insoutenable qui affectait les relations entre le Royaume-Uni et les États-Unis. Pourquoi ? Parce qu’une base américaine a été établie sur l’île de Diego Garcia, et le Royaume-Uni s’est assuré qu’il n’y aurait pas d’habitants en expulsant les Chagossiens. Après de multiples procédures judiciaires, Lammy a déclaré que « ce n’était qu’une question de temps avant que les seuls choix qui nous restent soient d’abandonner complètement la base. Ou d’enfreindre le droit international ».
La sécurisation de cette base et les relations entre le Royaume-Uni et les États-Unis ont favorisé les discussions avec l’île Maurice, à la suite de l'avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ) en 2019, qui a donné raison à l'argument de Port Louis, selon lequel les îles lui appartenaient dans le cadre du processus de décolonisation. Cet arrêt a été suivi par un jugement du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) qui a soutenu la délimitation maritime de l’île Maurice par rapport aux Maldives, sur la base de leur souveraineté sur les îles. D’autres affaires nationales portées devant les cours britanniques se sont concentrées sur les droits du peuple chagossien et ont permis d’accorder une compensation limitée à une poignée d’entre eux.
Un traité pour les droits des Chagossiens ?
Le traité non divulgué a été critiqué par certains groupes de défense des droits des îles Chagos, qui considèrent qu’il ne tient pas compte du point de vue des autochtones. Bancoult conteste cette affirmation : « Je peux vous assurer que le Premier ministre [mauricien] a fait tout ce qu’il fallait à chaque fois qu’il a négocié, il a consulté nos Chagossiens pour les informer de l’évolution de la situation. À chaque fois. » Clive Baldwin, de l’ONG Human Rights Watch, estime toutefois que « trop souvent, depuis les années 1960, des accords ont été conclus à propos des Chagossiens, sans eux, et des sommes limitées ont été versées à titre de charité ou de développement, et non de compensation ».
Dans un rapport 2023 très détaillé, Human Rights Watch a souligné à la fois l’histoire des échecs de la prise en charge des besoins de la communauté exilée et les multiples façons dont les autorités britanniques ont enfreint le droit international. « C’est un crime contre l’humanité. Il s’agit d’un déplacement forcé, d’une obstruction au retour. Il s’agit également – en raison des preuves de racisme que nous avons trouvées – de persécution fondée sur la race », déclare Baldwin, l’auteur du rapport. Et si la question n’est pas résolue, elle continuera à rester un problème pour le Royaume-Uni, affirme-t-il. « S’ils ne le résolvent pas, cela ne va pas les quitter. » Il est à noter que cette année, le Royaume-Uni mène une campagne pour retrouver un siège de juge à la CIJ, à travers la candidature de Dapo Akande.
Mais Baldwin craint que le traité potentiel ne tienne pas compte de certains principes juridiques fondamentaux et donc des besoins des Chagossiens. « Je ne pense pas qu’il réponde aux torts du passé. Le gouvernement affirme qu’il y aura une aide substantielle pour le bien-être des Chagossiens. Mais rien de tout cela n’équivaut à des droits. Les problèmes sont donc les suivants : reconnaît-il aux Chagossiens le droit de rentrer chez eux ? Non. Et où va l’argent ? », demande-t-il. « Toute reconnaissance de leurs droits est la raison pour laquelle nous disons que le mot “réparations” est important. Le Royaume-Uni déteste ce terme à cause du risque d’un précédent. Mais il s’agit de l’un des exemples les plus clairs de réparations, non seulement pour des torts historiques, mais aussi pour des torts actuels. Et comme nous l’avons dit, l’application des principes de réparation équivaudrait au droit au retour et à la restauration de l’île pour qu’ils puissent rentrer. »
Un bail de 99 ans qui pourrait finir en perpétuité ?
Ottilia Anna Maunganidze, de l’Institut d’études de sécurité de Pretoria, en Afrique du Sud, estime que ces principes fondamentaux en matière de droit et de droits de l’homme ainsi que la manière dont l’accord se déroulera pour les Chagossiens dépendront des termes précis de l’accord initial sur la souveraineté. Selon Lammy, le Royaume-Uni a cédé sa souveraineté. Il a toutefois ajouté qu’il y existait déjà un accord avec les négociateurs mauriciens pour un bail de 99 ans, ce qui permet essentiellement au Royaume-Uni de consolider sa relation avec son allié en matière de sécurité, les États-Unis, et leur accès à la base de Diego Garcia.
Mais au début de ce mois, les forces d’opposition ont remporté les élections parlementaires à l'île Maurice. Sur la base de ce récent scrutin, « si je devais regarder dans une boule de cristal, je dirais que la négociation sur Diego Garcia ne sera probablement pas plus difficile pour l’île Maurice », estime Maunganidze, « mais qu’un point sur lequel ils pourraient être moins disposés à négocier, et peut-être à abandonner, serait la proposition d’un bail de 99 ans, qui, comme nous le savons pour beaucoup de baux de 99 ans, peut finir par être à perpétuité ».
Elle suggère que le nouveau gouvernement pourrait faire pression en faveur de « conditions plus claires concernant l’usufruit de la totalité ou pas du territoire de Diego Garcia », avec « un arrangement similaire à ce que nous voyons avec la présence militaire américaine ou d’autres pays étrangers dans des pays par ailleurs souverains », comme Djibouti. « Il est donc plus probable qu’ils s’orientent vers une affirmation complète de la souveraineté sur la totalité du territoire des îles Chagos, étant entendu que tout bail ou toute présence des États-Unis et du Royaume-Uni à Maurice, puisque ce sera alors pleinement Maurice, se ferait essentiellement dans le cadre d’une sorte d’accord avec le pays hôte », conclut-elle.
Les Britanniques « ne veulent toujours pas utiliser le terme réparations »
Tout droit au retour des Chagossiens, leur droit à la réparation de leur patrie, à son accès, à l’emploi, aux moyens de subsistance, serait soumis aux termes qui seront ceux du traité, quels qu’ils soient. « S’il y a une restriction de la souveraineté mauricienne, alors tous les termes à négocier doivent être d'abord acceptés, avant de passer à l’étape suivante », explique Maunganidze.
Baldwin est clair sur le fait qu’en droit, « tous les Chagossiens ont le droit de rentrer », mais il note qu’il existe à Londres une résistance devant l’instauration de ce principe et que les Britanniques « ne veulent toujours pas utiliser le terme réparations », même s’ils ont reconnu que le déplacement forcé était « notre responsabilité ».
Avec le changement de gouvernement au Royaume-Uni en juin, les négociations semblent avoir pu avancer. C’est le moment pour le Royaume-Uni « de pouvoir reconnaître son rôle », déclare Baldwin. Mais en plus des changement à Londres et à Port Louis ce mois-ci, il y a désormais la nouvelle du changement de gouvernement aux États-Unis en janvier 2025, de sorte qu’il n’y a peut-être qu’une petite fenêtre de tir pour résoudre le dossier. En outre, selon Baldwin, « il y a urgence » car cela fait cinquante ans que les derniers Chagossiens ont été déportés, y compris ceux qui étaient bébés à l’époque, donc c'est une dernière chance pour ceux qui sont nés sur les îles de pouvoir y retourner. Cela signifie qu'aujourd'hui, c'est la « meilleure occasion » pour le Royaume-Uni de faire ce qu’il faut, mais « il doit le faire avec les Chagossiens », souligne-t-il.
Un exemple de l’efficacité du droit international ?
Le jugement de la CIJ et les négociations en coulisses qui ont suivi et ont abouti à l'annonce du traité putatif ont été salués par certains acteurs comme une justification des processus de droit international ; que si l'on exerce une pression politique suffisante sur les États par l’intermédiaire des tribunaux, les choses changent. Baldwin reconnaît que « cela montre l’impact des avis consultatifs et donc l’importance des avis consultatifs qui abordent les questions relatives aux droits de l’homme, aux réparations, à la succession ». Mais il met en garde sur le fait que, bien que « l’avis consultatif aborde très clairement l’échec de la décolonisation du territoire et parle des Chagossiens, il n’établit pas de responsabilité très claire » et, par conséquent, il n’est peut-être pas à la hauteur des attentes.
Maunganidze reconnaît que les petits États tablent désormais plus régulièrement sur les possibilités qu’offrent les tribunaux internationaux, même si, dit-elle, l’île Maurice n’est peut-être pas le meilleur exemple. « Ce n’était pas, de loin, le processus le plus facile à suivre. » Mais les avis consultatifs offrent désormais une possibilité, « même lorsque c’est un seul État qui a présenté la demande, à de nombreux autres États, petits et parfois grands, de soumettre une déclaration pour intervenir », dit-elle. Et « lorsque vous avez une masse critique de pays, qu’ils soient petits ou grands, cela a vraiment le potentiel de faire pencher la balance au niveau de la décision. »
La preuve de l’impact des tribunaux internationaux demeurera cependant toujours confronté au monde réel. « Je voudrais lancer une petite mise en garde », déclare Maunganidze, « car même lorsqu’il s’agit de décisions contraignantes, que ce soit à la CIJ ou ailleurs, le véritable défi est dans la mise en œuvre. » Et dans le cas des îles Chagos, les responsables de la mise en œuvre sont les États.