Le génocide des Yézidis devant la justice française

Pour la première fois, trois ressortissants français, deux hommes et une femme, membres du groupe État islamique, devraient être renvoyés devant la justice française pour génocide : ils sont accusés d’avoir pris part à l'extermination des Yézidis et d’avoir réduit en esclavage plusieurs femmes et enfants de cette communauté kurdophone en Syrie et en Irak.

Génocide des Yézidis - Photo : en Irak, des femmes yézidies brandissent des pancartes commémorant l'invasion de leur région par le groupe État islamique (EI) en 2014.
Des femmes yézidies irakiennes brandissent des pancartes avec des photos de victimes de l'invasion de leur région par le groupe État islamique (EI) en 2014. Dix ans plus tard, les justices européennes ont ouvert une poignée de procès pour le génocide des Yézidis. Photo : © Safin Hamid / AFP
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Les réquisitions sont historiques et les charges d’une exceptionnelle gravité. Le pôle « crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre » rattaché au parquet national antiterroriste (PNAT) a annoncé la tenue devant la cour d’assises spéciale de Paris de deux procès contre trois Français ayant appartenu à l’organisation État islamique (EI) pour « génocide ». Une première pour des djihadistes français qui, jusqu'à présent, n'étaient poursuivis que pour crimes à caractère terroriste. Les mis en cause – une femme et deux hommes – sont accusés d’avoir participé à un « plan concerté » visant à la « destruction totale ou partielle » de la communauté yézidie en Syrie et en Irak, une minorité religieuse kurdophone considérée comme « mécréante » par l’organisation islamiste.

Au total, deux ordonnances de mise en accusation ont été rendues. La première vise la « revenante » Sonia Mejri, actuellement détenue par la justice française, et son ex-mari, Abdelnasser Benyoucef alias Abou Mouthana, présumé mort depuis 2016. Benyoucef a été condamné en son absence pour le projet d’attentat raté contre l'église de Villejuif, en banlieue de la capitale française, en avril 2015. Il est également soupçonné d’être l’un des commanditaires de la tuerie de l’Hyper Cacher, commise le 9 janvier 2015 Porte de Vincennes à Paris, deux jours après l'attaque du journal satirique Charlie Hebdo. La seconde ordonnance concerne le djihadiste Sabri Essid, alias Abou Doujanah al-Faransi. Originaire de la région toulousaine, membre de la filière djihadiste d'Artigat et fils d’un compagnon de la mère du terroriste franco-algérien Mohamed Merah, Essid a rejoint l’organisation État islamique en Syrie début 2014. Il est également présumé mort depuis 2018.

Génocide, esclavage, torture et viols...

Au-delà des accusations de génocide, tous sont soupçonnés d’être les auteurs de plusieurs actes pouvant constituer des crimes contre l’humanité dans le cadre « d’une attaque généralisée ou systématique » contre la communauté yézidie, et contre plusieurs femmes en particulier : « réduction en esclavage », « emprisonnement », « torture », « persécution » et « autres actes inhumains ». Essid et Benyoucef sont également accusés d’avoir violé de jeunes Yézidies qu’ils avaient achetées dans le cadre d’une politique d’asservissement réglementée par l’EI à des fins d’esclavage sexuel et domestique. Certaines de ces jeunes Yézidies rescapées se sont constituées parties civiles.

Soupçonnée d’avoir « aidé » Benyoucef, son ex-mari, dans la commission de ces violences sexuelles, Mejri est également mise en examen pour « complicité de crime contre l’humanité ». Cette dernière fait appel de ces trois qualifications – génocide, crimes contre l'humanité et complicité de crimes contre l'humanité –, selon Me Nabil Boudi, son avocat. Ce dernier précise que sa cliente a déclaré « ne pas avoir été mise au courant du projet de son mari d’acheter une esclave », projet avec lequel elle était en « désaccord ». En revanche, elle ne conteste pas, selon Me Boudi, le quatrième chef d'accusation qui la vise, celui de « participation à une association de malfaiteurs terroriste en vue de la préparation d’un ou plusieurs crimes » pour s’être rendue en Syrie et en Irak, et avoir rejoint l’organisation État islamique.

La justice française, seule voie possible

Pour les avocats des parties civiles, les enjeux de ces procès sont immenses. Ils représentent même « la seule voie de justice possible » pour ces femmes réduites en esclavage, parfois avec leurs enfants, et pour toute la communauté yézidie, estime l’avocate Clémence Bectarte, qui représente deux des femmes victimes et parties civiles dans le procédure engagée contre Essid. Au cours de l'enquête, ce sont au total quatre femmes et leurs sept enfants qui ont été identifiés comme victimes du djihadiste entre 2014 et 2016 en Syrie. « Mes clientes ont parfois été détenues par onze, douze ou treize hommes différents, tous de nationalité française », continue l’avocate. « Ce qui leur est offert, c’est un procès contre l’un de leurs bourreaux. Vous voyez bien à quel point ça peut paraître insatisfaisant. Et en même temps, c'est essentiel que ces procès aient lieu et qu’il y ait des reconnaissances judiciaires. »

Si Me Bectarte parle de ces procès devant une juridiction nationale comme de la « seule voie possible », c’est aussi parce que, jusqu’ici, la Cour pénale internationale (CPI) ne s’est pas saisie de ces faits. D’une part parce que celle-ci « se concentre sur les plus hauts responsables des crimes commis » et que, en l’occurrence, « ceux qui ont pu être identifiés et sur lesquels la CPI aurait pu être compétente, sont décédés » explique l'avocate. Mais aussi et surtout parce que l'Irak et la Syrie, les deux pays où se sont déroulés les crimes, « ne sont pas des États parties à la Cour » puisqu’ils n’ont pas ratifié le Statut de Rome, rappelle Me Bectarte, qui représente aussi la Fédération internationale des ligues des droits humains (FIDH) dans cette affaire.

Il n'y a donc pas de procès en vue du côté de la CPI. Et ce sont donc les juridictions nationales qui organisent, comme bientôt en France, des procès contre leurs ressortissants (ou des étrangers réfugiés sur leur sol) pour juger les crimes qu’ils auraient commis dans la zone irako-syrienne. Certains ont déjà eu lieu, notamment aux Pays-Bas ou en Allemagne.

Une politique d’extermination et d’asservissement planifiée

De son côté, Romain Ruiz, l’avocat de Rafida Naif, la seule esclave yézidie identifiée dans la procédure visant Sonia Mejri et Abdelnasser Benyoucef, souligne un autre enjeu déterminant pour sa cliente : celui « de pouvoir parler du génocide des Yézidis », une politique d’extermination et d’asservissement planifiée et amorcée à partir d’août 2014, lorsque les djihadistes du groupe EI ont envahi et assiégé la région du Sinjar, dans le nord-est de l'Irak, le berceau de la communauté yézidie.

En quelques jours, des milliers de personnes sont exécutées, des hommes, pour la plupart. Les femmes et les filles de plus de neuf ans sont, elles, capturées pour être vendues comme esclaves sexuelles et domestiques, tandis que les jeunes garçons sont convertis et embrigadés pour grossir les rangs des « lionceaux du Califat », formés pour tuer et mourir en martyr. « Rafida était à Sinjar au moment de l’offensive de l'EI. Sa famille a été décimée ou capturée, et elle, comme ses sœurs, ont été emmenées et vendues sur un marché aux esclaves », explique Me Ruiz. C’est là que l’adolescente de 16 ans aurait été achetée par un premier djihadiste, puis revendue à Benyoucef et Mejri. « Ce qu’elle veut, maintenant, c’est un avenir. »

Une enquête « structurelle » sur le génocide

Dès 2015, plusieurs rapports d’enquêtes, notamment celui d’une mission du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, reconnaissent le génocide. En France, une enquête dite « structurelle » est ouverte en 2016 par le pôle « crimes contre l’humanité » alors rattaché au parquet de Paris, et désormais rattaché au PNAT. Objectif : « Documenter les crimes et identifier les djihadistes français membres de l’organisation État islamique susceptibles d’être impliqués dans ces faits commis en zone irako-syrienne au préjudice des minorités, et pas seulement des Yézidis », précise Sophie Havard, cheffe du pôle « crimes contre l’humanité, crimes et délit de guerre » du PNAT. Une enquête structurelle qui concerne bien toutes « les minorités », comme les chrétiens par exemple.

Malgré l’impossibilité d’accès au territoire de Syrie, et donc aux « scènes de crimes », de très nombreux éléments de preuves et plus d’une centaine de témoignages, « dont environ 60 auditions de témoins et victimes yézidis », ont été recueillis, précise-t-elle, grâce aux associations et organisations non gouvernementales engagées dans ce travail de collecte, mais aussi grâce à différentes collaborations entre services d’enquête. Le pôle du PNAT s’est notamment appuyé sur des « mécanismes d’enquête juridictionnels » : l’équipe d’enquête spéciale des Nations unies en Irak (UNITAD) dont le travail s'est achevé en septembre 2024, et le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie (MIII), basé à Genève.

La France et la Suède ont également créé, en 2021, une équipe d’enquête commune chargée de recueillir des informations sur les exactions commises par les combattants étrangers contre les Yézidis, et identifier leur propres ressortissants nationaux, sous l’égide de l’agence européenne Eurojust, une équipe rejointe, plus tard, par la Belgique et les Pays-Bas.

Sonia Mejri, seule à la barre

L’enquête structurelle, toujours en cours, a notamment permis d’identifier plusieurs djihadistes français, dont Essid. Selon le Pôle, au total, au moins huit procédures individuelles portent spécifiquement sur les crimes commis contre des Yézidis en Syrie et en Irak.

Mais si ce sont bien trois personnes qui sont renvoyées devant le tribunal judiciaire de Paris, seule Mejri pourrait, en réalité, comparaître physiquement à son procès, sous réserve que les qualifications retenues contre elle soient confirmées en appel. Les deux autres accusés, présumés morts, devraient, eux, être jugés « par défaut », en leur absence. Si la pratique n’est pas nouvelle en matière de terrorisme, elle l’est, en revanche, dans les affaires relevant des crimes internationaux. « Le PNAT est compétent en raison de la nationalité des auteurs, et – sans preuve certaine de leur décès – nous avons décidé de les poursuivre », confirme Havard. Concrètement, il s’agit de juger les prévenus « dans l’hypothèse où » ils seraient encore vivants.

« Aucune disposition en droit français ne prévoit la désignation d’un avocat de la défense dans un dossier criminel par défaut », précise encore la cheffe du Pôle. Et si avocat il y avait, «il ignorerait tout du positionnement de l’accusé concernant les faits. Dès lors, difficile d’imaginer comment il pourrait le défendre de manière effective, en présentant une ligne de défense cohérente alors que l’accusé n’a jamais été interrogé », explique-t-elle. Toutefois, si un ou plusieurs avocats venaient à se présenter lors de l’ouverture de l’audience pour porter la parole de leurs clients, ajoute le parquet, ces derniers pourraient assister à l’intégralité des débats et faire valoir leurs observations devant la cour. Et dans l’éventualité où Benyoucef et Essid venaient à être retrouvés et interpellés, ils pourraient demander l’organisation d’un nouveau procès.