Bataille pour le climat à la CIJ

Alors que la COP29 organisée en Azerbaïdjan vient de se solder par un accord financier jugé insuffisant par de nombreux participants, les pays du Sud et les défenseurs de l’environnement mettent tous leurs espoirs dans la bataille juridique menée devant la Cour internationale de justice (CIJ) à la Haye, où les audiences publiques débutent le 2 décembre.

Bataille juridique pour le climat devant la Cour internationale de justice (CIJ). Photo : le cyclone Pam (2015) au-dessus du Vanuatu vu d'un satellite.
« Depuis des décennies, les États insulaires du Pacifique subissent les effets dévastateurs du changement climatique, notamment des cyclones de plus en plus violents, l’élévation du niveau de la mer et la dégradation des sols », s'alarme Ralph Regenvanu, émissaire spécial pour le changement climatique et l’environnement pour la République de Vanuatu. Photo : © Modis / Nasa
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« Les engagements pris à Bakou – les montants promis et les réductions d’émissions promises – ne sont pas suffisants. Ils n’ont jamais été suffisants. Et sur la base de notre expérience avec de telles promesses par le passé, nous savons qu’elles ne seront pas tenues. » Ce constat amer sur la 29e Conférence sur le climat (COP29) est fait par Ralph Regenvanu, émissaire spécial pour le changement climatique et l’environnement pour la République de Vanuatu, un archipel mélanésien et l’un des États du monde les plus touchés par le changement climatique.

Un constat partagé par de nombreux pays du Sud à l’issue de la COP29. Celle-ci s’est soldée, le 22 novembre à Bakou, en Azerbaïdjan, par l’engagement des États présents à verser 300 milliards de dollars par an pour aider les pays en développement à s’adapter au changement climatique à l’horizon 2035. Une somme trois fois supérieure au montant actuel de 100 milliards de dollars par an, mais bien en-deçà des 1.300 milliards annuels exigés par le groupe Afrique à la COP, ou des 1.000 milliards d’argent public et privé par an jugés nécessaires par le groupe d’experts mandaté par l’Onu. « Ces négociations sur le climat ont été les plus horribles depuis des années en raison de la mauvaise foi des pays développés », déclare Tasneem Essop, la directrice de Climate Action network, un réseau mondial d’ONG environnementales, qui parle de « trahison à Bakou »

Une déception majeure pour nombre d’États du Sud, dont certains avaient déjà exprimé leur refus de retourner à la table des négociations de cette COP, avant même sa tenue. A l’instar de la Papouasie-Nouvelle Guinée dont le ministre des Affaires étrangères, Justin Tkatchenko, avait qualifié la conférence de Bakou de « perte de temps totale ». « Les négociations onusiennes sur le climat ne vont pas assez vite. On doit y être car on craint que si on ne s’assoit pas à la table [des négociations], on sera au menu », admet Regenvanu. « La frustration ressentie est la raison même pour laquelle on adopte cette ligne d’action » devant la Cour internationale de justice (CIJ), ajoute-t-il.

Car pour des États comme le Vanuatu, tous les efforts se tournent désormais vers une seule institution : la cour de la Haye, appelée à rendre prochainement un « avis consultatif » sur les « obligations » incombant aux États responsables du changement climatique et leurs « conséquences juridiques ». « Cela inclut les obligations de financer l’adaptation et l’atténuation [des effets] dans les pays vulnérables et de réparer les dommages et les pertes. Cela pourrait contribuer à combler les lacunes flagrantes en matière de financement de la lutte contre le changement climatique que la COP29 a une fois de plus laissées sans réponse », précise l'émissaire spécial du Vanuatu, dont l’État est à l’initiative de cette bataille juridique.

Vanuatu, en première ligne devant la CIJ

Selon le rapport d’octobre 2024 du Programme des Nations unies pour l’environnement, les émissions mondiales de gaz à effet de serre ont continué à augmenter en 2023. Or, les pays du G20, à l’exclusion de l’Union africaine, sont responsables de 77 % de toutes ces émissions. En comparaison, les 47 pays les moins développés réunis ne sont responsables que de 3 % des émissions. Le Vanuatu, pour sa part, n’y contribue quà hauteur de 0,02%, mais souffre de manière disproportionnée de ses effets sur le climat.

« Depuis des décennies, les États insulaires du Pacifique subissent les effets dévastateurs du changement climatique, notamment des cyclones de plus en plus violents, l’élévation du niveau de la mer et la dégradation des sols », note Regenvanu. « Nous sommes en première ligne des effets du changement climatique. Nous assistons à la destruction de nos terres, de nos moyens de subsistance, de notre culture et de nos droits humains. Nous sommes des gens résilients mais la résilience ne suffit pas. »

En 2019, un groupe d’étudiants en droit de l’Université du Pacifique Sud, aux îles Fidji, a lancé une campagne destinée à inciter les gouvernements des îles du Pacifique à aller en justice devant la CIJ. « Pour nous, le changement climatique n’est pas une menace lointaine. Il est en train de remodeler nos vies en ce moment même. Nos îles sont menacées, nos communautés sont confrontées à des bouleversements et à des changements d’une ampleur et d’une rapidité que les générations qui nous ont précédés n’ont jamais connues », souligne Vishal Prasad, directeur de campagne des Étudiants des îles du Pacifique luttant contre le changement climatique (PISFCC).

Le gouvernement de Vanuatu a décidé de répondre à cette demande et rédigé, avec le soutien d’une coalition de pays, une résolution présentée à l’Assemblée générale de l’Onu pour porter l’affaire devant la Cour. Pour le Vanuatu, « il s’agit d’un moment charnière dans notre parcours visant à établir un cadre de responsabilité plus solide, qui fixe des obligations juridiques internationales claires en matière d’action climatique ».

« La plus grande affaire de l’histoire de l’humanité »

Le 29 mars 2023, l’Assemblée générale de l’Onu a ainsi adopté une résolution, qualifiée d’avancée « historique » par des ONG et nombre d’États parmi les 130 co-sponsors du texte. Dans cette résolution, l’Assemblée demande à la CIJ de rendre un avis consultatif sur deux principales questions : « Quelles sont, en droit international, les obligations qui incombent aux États en ce qui concerne la protection du système climatique et d’autres composantes de l’environnement contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre pour les États et pour les générations présentes et futures ? » ; et quelles sont « les conséquences juridiques pour les États qui, par leurs actions ou omissions, ont causé des dommages significatifs au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement » ?

Ces deux questions appellent la Cour à répondre sur le dommage subi à la fois par les États – notamment les petits États insulaires en développement, « spécialement atteints » ou « particulièrement vulnérables » – et par « des peuples et des individus des générations présentes et futures, atteints par les effets néfastes des changements climatiques ».

La requête pour un avis consultatif a été transmise à la CIJ par le secrétaire général de l’Onu, António Guterres, le 12 avril 2023. Depuis, au total, 91 exposés écrits et 62 observations écrites supplémentaires ont été déposés au greffe de la Cour. « Nous avons constaté un fort soutien de la part de nations d’Amérique latine, d’Afrique, d’Europe et d’Asie. Il ne s’agit pas simplement de nations insulaires, il s’agit de tous les pays. Cette vaste coalition envoie un message puissant à savoir que la destruction due au changement climatique viole les principes fondamentaux du droit international », déclare Cristelle Pratt, Secrétaire générale adjointe de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OACPS), qui représente 79 pays, « tous vulnérables », et qui s’exprimera devant la Cour.

A partir du 2 décembre, la CIJ va donc entendre 94 nations et 12 organisations inter-gouvernementales, dont l’Union européenne et l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Les auditions vont durer deux semaines. « En termes de participation, on peut affirmer sans crainte qu’il s’agit de l’affaire la plus importante de l’histoire de l’humanité », estime Margaretha Wewerinke-Singh, conseillère juridique du Vanuatu pour le dossier CIJ et avocate internationale chez Blue Ocean Law. « Le niveau de participation est sans précédent, ce qui met en évidence l’ampleur de l’urgence et les effets dévastateurs de la crise climatique et la nécessité d’une clarté collective sur les questions juridiques », note pour sa part Joie Chowdhury, avocate de l’ONG Center for international environmental law (CIEL).

Les avocats comptent notamment sur l’aspect humain des situations et dommages subis par les populations pour convaincre la Cour. « Dans les forums multilatéraux ou les litiges sur le climat, on ne parle plus que d’émissions carbone, d’objectifs et de budgets », déplore Chowdhury. « Or, ces auditions permettent de prendre en compte l’élément humain. Par exemple, dans l’affaire Chagos, un témoin a pris la parole, et cela a changé la donne. La façon dont l’affaire était débattue a pris une toute autre tournure. L’atmosphère même de la salle d’audience s’en est trouvée changée. »

Des obligations légales au-delà de l’Accord de Paris

LAccord de Paris, signé par 196 États lors de la COP21 en 2015, a posé les objectifs et la feuille de route pour l’atténuation des effets et l’adaptation au changement climatique. Certains pays, principalement des pollueurs historiques et quelques États aux économies dépendantes des combustibles fossiles, plaident pour que ce traité international soit considéré comme le seul droit international pertinent en matière de changement climatique. « Mais si l’on examine l’Accord de Paris, on peut conclure qu’il y manque des obligations concrètes de réduction des émissions par les États : les contributions déterminées au niveau national, à savoir les engagements des États dans le cadre de l’Accord de Paris, sont volontaires », déplore Wewerinke-Singh, avant de marteler : « nous ne discutons pas de risques futurs ou de menaces théoriques. Il ne s’agit pas d’engagements futurs. Il s’agit de violations actuelles et de garanties de justice pour les personnes dont les droits sont violés aujourd’hui. »

Le volontariat ne suffit donc plus pour une grande majorité d’États, qui soulignent l’existence d’autres obligations juridiques, détaillées dans des traités et chartes existants et listés dans la résolution de l’Assemblée générale de l’Onu. Parmi elles, la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Convention relative aux droits de l’enfant, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, la Convention de Vienne pour la protection de la couche d’ozone, la Convention sur la biodiversité, ainsi que les principes et obligations du droit international coutumier. « Cela ne commence pas et ne se termine pas avec les COP et l’Accord de Paris », lance Chowdhury, qui espère « un avis très solide » de la CIJ au cours « de l'année à venir ».

Rencontre avec des scientifiques du GIEC

Le 26 novembre 2024, les membres de la Cour ont rencontré des scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), pour approfondir « la compréhension des principales conclusions scientifiques présentées dans les rapports d’évaluation périodiques, dans lesquels le GIEC examine les bases scientifiques des changements climatiques, leurs effets et les risques futurs, et propose des solutions en matière d’adaptation et d’atténuation ».

Cette rencontre a eu lieu en amont des audiences de la Cour qui s’ouvrent le 2 décembre, avec les auditions attendues de dizaines de pays, dont le Vanuatu, l’Afrique du Sud, l’Australie, le Bangladesh, la Chine, le Burkina Faso, les États-Unis, les îles Salomon et Marshall, la France ou encore le Brésil et le Cameroun. Et ce jusqu’au 13 décembre, où la CIJ conclura ses audiences avec plusieurs entités représentant les pays du Pacifique, ainsi que l’UE, l’OPEP, l’Organisation mondiale de la Santé, et l’Union internationale pour la conservation de la nature.

« L’avis consultatif est urgent et nécessaire pour rappeler aux États qu’on ne peut pas se contenter de promesses vides, qu’il existe des obligations légales d’agir de manière ambitieuse face à la crise climatique », affirme Chowdhury. « J’ai été à des COPs et, souvent, ce qu’on voit, c’est qu’ils commencent à négocier à partir de principes de base, comme si le droit existant n’existait pas. Avec cet avis, au moins, ce ne serait plus le cas. On serait en mesure de dire : “écoutez, il s’agit d’une interprétation faisant autorité du droit contraignant, par la CIJ ; cette question a été débattue, on ne peut pas simplement prétendre qu’elle n’existe pas.” Et cela peut aider à sortir de l’impasse sur certains dossiers très urgents. »

Hormis faciliter les négociations climat, l’avis pourra aussi servir de précédent, souligne Regenvanu : « Il doit y avoir des milliers de litiges dans le monde entier et, pour les tribunaux de tout niveau, il s’agit d’un précédent, d’une autorité juridique qui aidera tous ces dossiers. »

Si les avis de la CIJ ne sont pas contraignants, ils ont un poids légal et moral, souvent pris en compte par les tribunaux nationaux. Les avocats admettent toutefois les difficultés face à des États comme la Chine, qui n’a jamais accepté une compétence obligatoire de la CIJ, ou les États-Unis qui se sont retirés de cette compétence obligatoire. Mais « cela ne les soustrait pas complètement à la juridiction de la Cour », assure Chowdhury, qui qualifie le futur avis consultatif de nouvel « outil légal » pour obtenir justice. Pour Regenvanu, « cela n’a pas vraiment d’importance » : « Le résultat s’appliquera à eux comme il s'applique aux autres États. »

Après la déception de la COP29, les espoirs des micro-États et des pays du Sud confrontés au changement climatique résident donc dans cet avis consultatif de la CIJ et dans sa capacité à leur répondre de manière claire et tranchée. Pour Regenvanu, c’est « l'occasion de clarifier ce que les nations se doivent les unes aux autres et aux générations futures, c'est aussi l’occasion d'avancer avec une clarté morale », dit-il. « L’incapacité des États du Nord à faire une brèche dans la crise climatique, et encore moins à la faire dérailler, est une tragédie mondiale. Nous avons besoin de justice et nous en avons besoin de toute urgence. »

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