JUSTICE INFO : « Nous n’hésiterons pas à demander des comptes aux criminels, aux meurtriers, aux officiers des services de sécurité et de l’armée impliqués dans la torture du peuple syrien », a déclaré mardi 10 décembre le chef rebelle Abou Mohammed al-Jolani. Que vous inspire ce commentaire du chef de la coalition qui a chassé le président syrien Bachar el-Assad, il y a moins d’une semaine, après plus d’une décennie de lutte pour la justice depuis l’étranger ?
ANWAR AL-BUNNI : Il [al-Jolani] ne peut tout simplement pas faire cela, et nous ne devrions pas accepter de lui livrer des criminels, car nous ne pouvons pas être sûrs qu’il y aura des procès équitables. Ils méritent et nous méritons d’avoir des procès équitables afin d’exposer toute la vérité sur ce qui s’est passé. Cela ne pourra se faire qu’après la mise en place d’un gouvernement de transition qui représentera tous les Syriens, tous les groupes ethniques, toutes les religions, ainsi que les femmes. Nous pourrons alors mettre en place un forum de justice transitionnelle.
Ce forum doit comprendre des tribunaux, à Damas et peut-être dans d’autres villes, et ces tribunaux doivent être composés de juges syriens et internationaux, afin de s’assurer qu’ils respectent les normes internationales et qu’il n’y ait pas de peine de mort. En outre, nous devons verser des réparations aux victimes, établir une société pacifique, ériger des monuments commémoratifs, exposer la vérité, préparer de nouvelles lois... Il y a beaucoup de choses sur lesquelles nous devons travailler, et ce n’est donc pas ce que dit al-Jolani qui compte.
Jusqu’à présent, le travail que vous avez effectué en Europe reste donc le plus pertinent ?
Jusqu’à présent, oui, c’est toujours la partie la plus importante. Nous allons poursuivre ce travail car il y a beaucoup de criminels ici en Europe, et peut-être que d’autres viendront, après qu’ils se soient enfuis de Syrie.
Par exemple, le procureur fédéral allemand de Karlsruhe est toujours saisi de dossiers visant 25 officiers syriens de haut rang, dont Bachar el-Assad lui-même. Des dossiers ont été déposés en Suède, visant plusieurs officiers haut gradés également, dans les services de sécurité et dans l’armée. Il y a des cas soumis au procureur norvégien. Aujourd’hui, nous pensons que tous les mandats d’arrêt devraient être émis publiquement.
Par ailleurs, un procès [in absentia] a eu lieu en France il y a six mois avec un verdict contre Ali Mamlouk [ex-chef du Bureau de la sécurité nationale], et Jamil Hassan [ex-chef du service de renseignement de l’armée de l’air] où ils ont été condamnés à la perpétuité pour crimes contre l’humanité. La France a aussi émis un mandat d’arrêt contre Bachar el-Assad pour l’utilisation d’armes chimiques à Douma en 2013. Comme vous le savez, nous poursuivons de nombreux criminels ici en Allemagne, en Suède, aux Pays-Bas, en Belgique, en Autriche, en France, et certains ont été jugés – dont le plus célèbre, à Coblence, fut sans doute Anwar Raslan, officier de la branche 251 de la sécurité de l’État à Damas. Donc, oui, en Europe, de nombreuses personnes ont été arrêtées et de nouveaux procès vont bientôt avoir lieu.
Pensez-vous que tout cela va s’accélérer avec la chute de Bachar el-Assad ?
Bien sûr. Il y a des affaires sur lesquelles nous travaillons – nous ne pouvons pas dire où et comment –, mais lorsque les suspects seront arrêtés, nous publierons des informations à ce sujet. Cela ne saurait tarder. Nous travaillons sur ces dossiers depuis longtemps. Certains d’entre eux sont toujours en Syrie, d’autres ont quitté la Syrie, nous allons découvrir où ils se trouvent et nous les suivrons partout où ils iront. Ils devront répondre de leurs actes devant la justice.
La plupart d’entre eux ont quitté la Syrie. Par exemple, nous savons qu’Ali Mamlouk s’est enfui au Liban et qu’il a pris un vol pour se rendre dans un pays européen. C’est tout ce que nous savons jusqu’à présent, mais nous le poursuivrons. Nous finirons par tous les retrouver.
Si vous retournez en Syrie, quelles seront vos priorités ?
Ma priorité serait d’établir notre Centre à Damas et de publier des informations sur les droits humains, de documenter la violence, d’aider les gens à accéder à la démocratie, à s’informer sur l’État de droit. Voilà ce que j’espère aujourd’hui que je pourrais faire en Syrie. Je retournerai en Syrie. Il est de notre devoir de reconstruire la Syrie, mais nous avons encore beaucoup de choses à faire ici en Europe.
Nous savons que plus de 100 000 détenus syriens ont été tués sous la torture. Les gens ne veulent pas le croire, ils cherchent encore leurs proches, et ils ont raison. Ils les ont tués, ils les ont mis dans l’acide, ils les ont écrasés avec des machines hydrauliques. C’est fou, mais c’est la réalité. Cette semaine, des équipes de télévision se sont rendues à la prison de Sednaya : tout le monde a vu comment ils jetaient les corps et les faisaient disparaître. En ce moment, nous avons aussi une équipe en Syrie et nous essayons de collecter autant d’informations que possible, à partir des archives de l’ancien régime.
Par ailleurs, à Coblence, un témoin avait raconté comment ils prenaient les corps et les mettaient dans des fosses communes. Nous le savons depuis longtemps. Tout cela a été enregistré par la sécurité de l’État, sur ordre du Bureau de la sécurité nationale et de Bachar el-Assad lui-même. Nous l’avons déjà documenté. Nous n’avons pas besoin de plus pour prouver leur culpabilité. Mais nous avons besoin de ces documents pour exposer la vérité, raconter ce qui s’est passé, connecter tous les éléments de cette histoire, plus que pour prouver leur culpabilité.
Avez-vous des craintes concernant le nouveau pouvoir en place à Damas ?
Je n’ai pas peur d’eux. Mais je me soucie du fait que nous allons devoir mener un autre combat, un combat pacifique bien sûr, pour mettre fin à cette violence, et je me soucie de ce qu’ils veulent faire des Syriens. Nous n’allons pas leur permettre de nous emmener là où nous ne voulons pas aller. Les Syriens qui expérimentent la liberté et la dignité, qui ont payé cher pour les obtenir, n’abandonneront jamais et ne laisseront pas tomber maintenant. Pas pour al-Jolani, pas pour des gens comme lui.
Nous poursuivrons notre combat jusqu’à ce que la Syrie soit un pays démocratique qui respecte les droits humains. C’est ce que les Syriens demandent et c’est ce qu’ils méritent.
Selon vous, quelles sont les conditions pour que la justice et la justice transitionnelle se mettent en place en Syrie ?
Nous avons besoin du soutien total des démocraties, car certains pays soutiennent les radicaux et veulent une nouvelle guerre civile en Syrie. Certains pays se battront pour que la Syrie ne devienne pas une démocratie parce que cela menacerait leur pouvoir dans le Golfe arabique, en Iran, en Russie ou en Turquie.
Pour cela, nous avons besoin du soutien, du soutien total de l’Europe et des États-Unis, du monde libre. C’est dans leur intérêt, ils ne le feront pas pour la Syrie. Il est dans leur intérêt d’avoir une Syrie démocratique et stable. S’ils ne nous soutiennent pas, s’ils font ce qu’ils ont fait en 2011, ce sera un désastre pour le monde.