Ayachi Hammami, ancien ministre des Droits de l’homme, est l’un des quatorze avocats du comité de défense de Sihem Bensedrine. Leur engagement pour les droits et les libertés au temps du régime du président Ben Ali (1987- 2011) avait certes déjà rapproché l’ancienne journaliste – devenue présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD) entre 2014 et 2018 – et l’homme de loi issu de la gauche tunisienne. Mais ce qui semble les avoir soudés est la publication du rapport final de l’IVD, le 24 juin 2020, par Hammami, alors qu’il faisait partie du très bref gouvernement d’Elyes Fakfakh, qui n’a tenu que six mois.
« L’emprisonnement de Sihem Bensedrine [le 1er août 2024] entre dans le cadre de cette série de violations commises à l’issue de la dérive autoritaire du pouvoir actuel. Son enfermement fait partie de la vague d’arrestations abusives qui a touché ces derniers mois journalistes, influenceurs, personnalités politiques, défenseurs des droits humains, activistes de la société civile ou encore des jeunes, simples et anonymes usagers des réseaux sociaux », estime l’avocat. L’ancien ministre précise qu’il est lui-même frappé d’une interdiction de quitter le territoire et n’est pas autorisé à apparaitre dans les lieux publics. Le 10 octobre 2023, il comparaissait auprès du pôle judiciaire antiterroriste dans l’affaire dite du « complot contre la sûreté de l’État », qui met en cause une cinquantaine de prévenus, essentiellement des hommes et des femmes politiques, dont six sont sous les verrous depuis février 2023. Auparavant, le 10 janvier 2023, Me Hammami avait comparu devant un juge d’instruction après une plainte en diffamation de la ministre de la Justice, pour avoir critiqué son action. Mais ni l’épée de Damoclès de la prison ni l’interdiction d’apparaître dans l’espace public – « une mesure impossible à appliquer ! Puisque sortir de chez moi correspondrait à outrepasser la décision du juge » – ne l’empêche de continuer à batailler pour la liberté de l’ex-présidente de la Commission vérité.
Un feuilleton judiciaire entamé dès 2019
Bensedrine est détenue depuis bientôt six mois pour une seule accusation, qui ne date pas d’hier : celle d’avoir « falsifié » le rapport final de l’IVD, contre de l’argent. L’affaire, dont Justice Info avait longuement fait état dans cet article, remonte au 26 mars 2019, au moment de la publication du volumineux document de près de 2.000 pages sur le site officiel de l’Instance.
C’est alors qu’Ibtihel Abdellatif, ex-présidente de la Commission femme à l’IVD, clame dans les médias que la version qui fait foi selon l’IVD est différente de celle envoyée au président tunisien Béji Caied Essebsi (2014-2019), le 31 décembre 2018. Dès le mois de mars 2021, Bensedrine est auditionnée en qualité de témoin par la brigade centrale des crimes financiers relevant de la Garde nationale. Mais les charges et les attaques venant de plusieurs politiques et journalistes s’intensifient et le parquet, saisi du dossier par l’instance nationale de lutte contre la corruption, ouvre une information judiciaire contre Bensedrine.
Ce n’est que deux ans plus tard que le dossier se réveille : le 7 mars 2023, Bensedrine publie sur sa page Facebook un message informant le public de sa convocation par le pôle judiciaire économique et financier, cinq jours plus tôt. Elle précise qu’il lui a été signifié une mesure d’interdiction de quitter le territoire et ajoute que le juge lui a notifié son inculpation pour « s’être procuré des avantages injustifiés », avoir « causé des préjudices à l’État » et pour « falsification » du rapport final.
L’affaire concernée par ce passage controversé du rapport a été instruite et transférée par l’IVD à la justice. Y sont poursuivis 23 hauts fonctionnaires de l’État et hommes d’affaires, pour trafic d’influence, malversations, abus de position, abus de confiance dans la gestion des fonds publics. « Ces hauts responsables et hommes d’affaires soupçonnés de détournement de fonds publics, dont certains sont toujours en fonction, restent à ce jour impunis », résument les quatre avocats présents à la conférence de presse organisée à Tunis, le 4 décembre dernier, par le comité de défense de Bensedrine.
Par ailleurs, « la version du rapport de 2018 était inachevée et les membres de l’instance devaient le réviser en janvier 2019, comme le confirme un procès-verbal de l’instance consulté par Human Rights Watch », déclare l’ONG dans un communiqué appelant à la libération de Bensedrine, le 30 septembre 2024.
Quel risque représente Bensedrine ?
« Rien ne justifie juridiquement l’émission du mandat de dépôt contre Sihem Bensedrine : elle ne représente ni un danger pour l’État, ni pour elle-même, ni ne peut intervenir sur le cours de l’affaire. Puisque le rapport final de l’IVD, objet du différend qui l’oppose à la justice, est déjà publié sur le Journal officiel », insiste Me Hammami.
Le comité de défense de Bensedrine exige ainsi, dans un communiqué du 4 décembre – intitulé « Les autorités persistent à séquestrer la justice transitionnelle » – la remise en liberté immédiate de l’ancienne présidente de l’IVD et l’annulation des poursuites judiciaires qui la ciblent, « en violation des garanties légales assurant l’immunité des membres de l’IVD et de ses agents dans l’exercice de leur mission ».
Membre du comité, Me Abderraouf Ayadi, ancien député de l’Assemblée nationale constituante (2011-2014) et ancien prisonnier politique du temps de Ben Ali, explique : « J’ai demandé au juge en charge de l’affaire à quelle catégorie de risque il s’est référé pour placer Bensedrine en détention préventive. Il a refusé de me répondre. De par le monde, la justice est garantie par deux piliers : la présomption d’innocence et une magistrature indépendante. Ces deux principes font défaut chez nous. Le caractère politique de cette affaire est patent. En réalité, l’ancienne présidente de la Commission est poursuivie pour avoir mené jusqu’au bout sa mission dans le cadre de la justice transitionnelle et dévoilé la vérité sur les mécanismes de la répression ».
Au cours de la conférence de presse, le comité de défense de l’ex-présidente précise que le juge en charge de l’instruction de son dossier avait décidé de la maintenir en liberté. Or, ce juge a été muté en avril 2024 au tribunal de Jendouba (Nord-Ouest de la Tunisie), en dehors du mouvement annuel des magistrats. « Nous avons appris qu’il subissait actuellement des sanctions en étant interdit de siéger », note Me Fethi Rebii. Ainsi, le mandat de dépôt émis à son encontre, le 1er août 2024, « dans une célérité inhabituelle, en l’absence de tout nouvel élément le justifiant », provient d’un juge d’instruction assurant l’intérim du bureau d’instruction, déclare le comité.
Deux demandes de mise en liberté refusées
Dès le 8 août, trois experts des Nations unies ont estimé, dans un communiqué, que l’arrestation de Bensedrine « pourrait s’apparenter à un harcèlement judiciaire [...] pour le travail qu’elle a entrepris » en tant que présidente de l’IVD et qu’elle « semble viser à discréditer les informations contenues dans le rapport, qui pourraient donner lieu à des poursuites judiciaires contre les auteurs présumés de la corruption sous les régimes précédents ». L’affaire est toujours en instruction et, dans ce cadre, une détention préventive peut se prolonger, en Tunisie, jusqu’à quatorze mois. Deux demandes de remises en liberté de ses avocats ont été refusées, à ce jour. En prison, Bensedrine, aujourd’hui âgée de 74 ans, a subi un audit fiscal approfondi, sans que ce contrôle ne révèle des transactions et des mouvements « suspects » au niveau de son compte bancaire, selon ses avocats.
La détention de Bensedrine coïncide avec la mise en suspens totale des chambres spécialisées, chargées de juger les affaires pénales issues des travaux de l’IVD. Restées incomplètes depuis la nouvelle saison judiciaire en septembre 2024, les chambres sont interdites de siéger. « Nous sommes convaincus qu’un jour ou l’autre, peut-être à long terme, le processus de justice transitionnelle reprendra et le gouvernement mettra en application les recommandations du rapport de la commission vérité. Nous espérons que ce jour arrivera alors que nous sommes encore en vie », sourit Me Hammami.