OPINION

Syrie : comment mener la recherche des disparus

Depuis la chute du régime Assad il y a un mois, de nombreux reportages relatent l'histoire de Syriens qui tentent d'obtenir des informations sur leurs proches disparus. Des centres de détention tristement célèbres ont révélé leurs secrets meurtriers. Des charniers ont été identifiés. L'anthropologue légiste Luis Fondebrider rappelle quelques leçons tirées de la recherche des disparus.

En Syrie, après la chute d'Assad, la recherche des disparus commence souvent dans les charniers. Photo : des gens creusent au fond d'une profonde fausse commune pendant que des enfants les observent d'en haut.
Des personnes cherchent des restes humains dans une tranchée qui aurait servi de charnier dans la banlieue de Damas, le 16 décembre 2024. Photo : © Aris Messinis / AFP
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La chute inattendue du régime Assad, le 8 décembre 2024 en Syrie, a créé une nouvelle situation dans le pays. L'un des défis à venir sera de déterminer ce qu'il est advenu des milliers de disparus et de morts laissés par la dictature Assad depuis la tentative de déclencher un « printemps arabe » en 2011.

La Syrie n'est pas le premier pays à être confronté à un tel défi. Plusieurs pays, comme l'Argentine, la Colombie, le Guatemala ou le Pérou (en Amérique latine), l'Afrique du Sud (en Afrique), la Bosnie-Herzégovine (en Europe) ou l'Irak (au Moyen-Orient) ont déjà été confrontés à des dilemmes similaires : comment enquêter sur ce qui est arrivé dans un pays au passé récent marqué par la violence ? Jusqu'où aller dans le jugement des responsables ? Où sont les corps des disparus ? Y a-t-il des disparus encore en vie ? Les réponses à ces questions ont été diverses.

Chaque pays diffère et les modèles appliqués en Afrique du Sud, dans les Balkans, en Irak ou à Chypre ne sont pas automatiquement transposables en Syrie. D'autre part, il n'y a pas eu de véritable exercice où les leçons ont été tirées des diverses expériences au niveau mondial, afin de dresser quelques conclusions et ne pas répéter les erreurs commises dans d'autres contextes. L'arrivée d'organisations et de gouvernements étrangers pour conseiller les nouvelles autorités doit se faire avec prudence. L’expérience des Balkans, de l'Afghanistan et de l'Irak, pour ne citer que les exemples les plus notoires, n'ont pas été entièrement bénéfiques pour ces sociétés.

Ce n'est pas « Les Experts » ou « Bones »

La première erreur est sans doute de ne pas s'asseoir avec les proches des disparus et les organisations qui peuvent les réunir à la table où se prennent les décisions, de les laisser en dehors du processus. Ils sont trop souvent considérés uniquement comme des donneurs d'échantillons de salive ou de sang pour les analyses génétiques, ou simplement comme des accompagnateurs lors des réunions.

D'autre part, on dit sur place et au niveau international que la société syrienne n'est pas en mesure d’effectuer les tâches médico-légales qu'impliquent la récupération et l'analyse des milliers de corps des disparus. Mais en même temps, on ne parle pas de la nécessité d'améliorer et de former le système médico-légal local, afin que les Syriens eux-mêmes puissent prendre leurs décisions, avec un accompagnement étranger.

D'un point de vue technique, le message est également confus. La génétique seule ne résoudra pas les problèmes d'identification. Il ne suffit pas de prélever des échantillons sur des membres de la famille des disparus et de les comparer à des échantillons prélevés sur un squelette. Dans des crimes de masse, avec des milliers de victimes, ce que l'on appelle des « faux positifs » peuvent se produire, c'est-à-dire que ce qui semble être une correspondance entre un os et une famille ne l'est pas. Cela est dû à une variation génétique hasardeuse. Malheureusement, l'identification d'un corps ne fonctionne pas de cette manière. On n’est pas dans « Les Experts » ou dans « Bones ». La comparaison doit être effectuée de manière complète et interdisciplinaire, en faisant appel aux connaissances d'autres disciplines scientifiques telles que la médecine, l'odontologie, l'anthropologie, l'imagerie et la génétique. C'est ce que recommandent le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et le « Protocole de Minnesota » des Nations unies sur les enquêtes relatives aux morts potentiellement illégales (2016), un ensemble de lignes directrices internationales pour les enquêtes sur les morts suspectes, en particulier celles dans lesquelles la responsabilité d'un État est soupçonnée.

Quelle articulation entre les mécanismes onusiens (et nationaux) ?

Le problème suivant, encore plus complexe, est de savoir qui sont les disparus. Générer des hypothèses identitaires est essentiel dans le processus d'identification.

Qui, quand, où, comment et pourquoi quelqu'un disparaît sont les premières questions que l'on doit se poser avant d'ouvrir une tombe. Mais cela implique également de disposer d'une méthodologie d'enquête avec une connaissance approfondie du conflit, des structures de l'État syrien, de son modus operandi, de l'endroit où il emmenait les détenus, de la manière dont il se débarrassait des corps, etc.

Au cours des quarante dernières années, de nombreux pays ayant connu un passé récent violent ont commencé à faire la lumière sur cette période en utilisant différents mécanismes. Procès locaux, commissions de vérité, tribunaux internationaux, commissions d'enquête de l'Onu, ministères des personnes disparues, entre autres. Dans le cas de la Syrie, la situation est un peu différente. Pendant toutes ces années, l'accès des mécanismes d'enquête au pays a été interdit, et aucun organisme national n'a accompli cette tâche de manière indépendante. Les Nations unies, dans une démarche sans précédent, ont créé au cours des 13 dernières années trois mécanismes d'enquête en Syrie : la Commission internationale indépendante d'enquête sur la République arabe syrienne (créée en 2011) ; le Mécanisme international, impartial et indépendant d'assistance aux enquêtes et aux poursuites concernant les personnes responsables des crimes les plus graves au regard du droit international commis en République arabe syrienne depuis mars 2011 (créé en 2016) ; et l'Institution indépendante sur les personnes disparues en République arabe syrienne (créée en 2023). Bien que cette dernière ait pour mandat d'enquêter sur les disparus, l'articulation avec les deux autres n'est pas encore claire.

Si les nouvelles autorités syriennes décident de créer un mécanisme local (en utilisant le système judiciaire national ou en créant un nouveau mécanisme), on ne sait pas non plus quel sera son mandat, qui en sera responsable et comment il s'articulera avec les mécanismes de l'Onu. Un autre facteur qui ajoute à la complexité du scénario est le nombre d'organisations de la société civile qui représentent les proches des disparus. Comment parvenir à des accords communs ? Quelle sera la participation des membres des familles aux décisions ? Comment classer les cas par ordre de priorité ?

Huit leçons fondamentales

Lorsqu'il s'agit de disparitions forcées à grande échelle, comme cela a été le cas sous Assad, les presque 40 ans d'enquêtes sur les violations graves des droits de l'homme dans le monde nous ont laissé quelques leçons que nous ne devrions pas sous-estimer, à ce stade, en Syrie :

  1. Il est nécessaire de créer un mécanisme unique et centralisé, indépendant et doté d'un budget propre.
  2. La participation réelle des proches des victimes et de leurs représentants à la prise de décision doit être garantie.
  3. Élaboration d'un plan national de recherche.
  4. Ouverture de bureaux régionaux.
  5. Création d'une équipe médico-légale interne, associant des spécialistes internationaux et des spécialistes syriens de la médecine légale, tout en mettant en place un véritable processus de formation locale. Une équipe pluridisciplinaire, composée de juristes, d'historiens, de socio-anthropologues, de policiers enquêteurs, de spécialistes des technologies de l'information et de l'analyse des sources ouvertes.
  6. Une campagne nationale d'information sur le plan de recherche à l'intention des membres des familles et des communautés.
  7. La protection des lieux de sépulture ainsi que de tout type d'information sur le conflit.
  8. Construction de banques de données médico-légales, pas seulement génétiques.

Enfin, il est nécessaire de mentionner que ce processus prendra des années, voire des décennies. Il ne peut être résolu par l'ADN seul, mais il implique une vision à long terme de l'État.

Luis FondebriderLUIS FONDEBRIDER

Luis Fondebrider est anthropologue médico-légal depuis 40 ans. Il a été directeur de l'équipe argentine d'anthropologie médico-légale et de l'unité médico-légale du CICR. Il a travaillé dans 60 pays pour enquêter sur des cas de violations des droits de l'homme. Il a été consultant pour plusieurs tribunaux internationaux et organes d'enquête de l'Onu, notamment le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et l'Unitad en Irak, ainsi que pour sept commissions de vérité à travers le monde. Entre 2018 et 2021, il a été président de l'Association latino-américaine d'anthropologie médico-légale.

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