OPINION

La CPI prise au piège des clans rivaux aux Philippines

L'enquête de la Cour pénale internationale aux Philippines est devenue un punching-ball politique entre les deux dynasties qui dirigent le pays, les familles Marcos et Duterte. Et il est peu probable que cela joue en faveur de la CPI. Si vous avez manqué cette histoire, l'universitaire Tom Smith vous raconte tout.

L’enquête de la CPI aux Philippines piétine. Celle-ci vise les crimes attribués à la lutte anti-drogue sanguinaire de l’ancien président Rodrigo Duterte. Mais une bataille politique fait rage entre l’actuel président Ferdinand Marcos Jr et sa vice-présidente Sara Duterte, fille de l'ancien président. Photo : dans une rue de Manille, deux effigies de Duterte et Marcos se battent, lors d’une manifestation.
Aux Philippines, la bataille politique fait rage entre les deux dynasties qui se partagent le pouvoir, celle du président Ferdinand Marcos Jr (effigie à gauche) et de sa vice-présidente Sara Duterte (à droite), fille de l'ancien président Rodrigo Duterte, responsable d'une guerre antidrogue qui aurait fait 20.000 morts. Photo: © Ted Aljibe / AFP
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À moins que vous ne suiviez la politique philippine ou les 17 enquêtes en cours de la Cour pénale internationale (CPI), vous pouvez être pardonné d'avoir manqué cette histoire. Et c'est une bonne histoire. Elle en dit long sur l'interaction entre la politique et le droit international et sur la dépendance des poursuites engagées par la CPI à l'égard des personnes mêmes sur lesquelles elle est censée enquêter. Tout cela jette une ombre sur la capacité de la Cour à faire son travail en toute indépendance, sans être politisée, et nous montre à quel point les enquêtes de la CPI sont politiques.

Aux Philippines, 2025 commence avec le président sortant Ferdinand "Bongbong" Marcos Jr (fils de l'ancien dictateur Ferdinand Marcos Sr, qui a gouverné de 1972 à 1981) se livrant à une bataille ouverte d'insultes avec son prédécesseur Rodrigo Duterte et sa fille Sara – qui se trouve être la vice-présidente de Bongbong, pour l'instant.

Prise entre ces deux clans en guerre, l'enquête de la CPI sur la guerre antidrogue de Duterte, qui aurait causé la mort de plus de 20 000 personnes, est au point mort. Et elle est désormais utilisée comme un punching-ball politique sur lequel frappent les deux clans, dans le cadre d'une lutte pour le pouvoir et l’obtention de faveurs en échange d’être protégé de la CPI.

L’accord entre Duterte et Marcos Jr

Le règne de Duterte, président de 2016 à 2022, a fait suite à 22 ans en tant que maire de Davao, une ville du sud des Philippines. C'est pendant qu'il était maire de Davao qu’il est convenu que Duterte a dirigé des escadrons de la mort – connus sous le nom de DDS – Davao Death Squad. Ceux-ci ont procédé à l'exécution sommaire d'environ 1 040 personnes entre 1998 et 2008. Les maires de province aux Philippines ne font d’habitude pas l’objet de rapports de 109 pages par Human Rights Watch. Cela en dit long : "You can die anytime" - Death Squad Killings in Mindanao reste une référence en matière d'enquête sur les droits de l'homme.

Ce n'est donc pas comme si Duterte avait été élu président sans qu’on sache qui il était, avec près de deux fois plus de voix que le candidat suivant, et sans avoir fui sa réputation. En fait, il a fait campagne en promettant une guerre contre la drogue qu'il étendrait du bureau du maire de Davao au bureau du président à Manille. L'ampleur des souffrances a été multipliée par le pouvoir présidentiel et son échelle nationale. Duterte a même fait venir de Davao à Manille des lieutenants de confiance des DDS. Le principal d'entre eux est Ronald "Bato" Dela Rosa, que Duterte a nommé chef de la police nationale des Philippines (PNP), en juillet 2016. Bato a supervisé la guerre contre la drogue (connue sous le nom d'opération Tokhang) en jouant un rôle public de premier plan. Il a été récompensé par les électeurs en 2019, en étant élu sénateur après avoir recueilli 19 millions de voix.

Lorsque le mandat de Duterte a pris fin, il était loin d'être assuré que Bongbong Marcos lui succède, sa fille Sara Duterte et son fils Paolo envisageant de suivre leur père au palais présidentiel. Bato a également présenté sa candidature à la présidence avant de la retirer un mois plus tard lorsque Sara a présenté sa candidature à la vice-présidence aux côtés de Bongbong. Tout le monde pense qu'un accord a été conclu entre les deux dynasties, selon lequel la famille Marcos prendrait le relais pour un mandat présidentiel de six ans, étant entendu que les Duterte resteraient des proches, auraient de l'influence et seraient les suivants dans l'ordre de succession en 2028.

Menace de mort de la fille de Duterte

L'enquête de la CPI a été officiellement ouverte en 2021, plus de deux ans après l'entrée en vigueur du retrait de la Cour, ordonné par Duterte. Jusqu'à récemment, Marcos a toujours affirmé que le gouvernement ne coopérerait pas avec la CPI. Personne ne s'attendait à ce qu'il se retourne contre son prédécesseur et père de sa vice-présidente. Mais au cours des trois années de la présidence Marcos, les relations sont passées de tendues à carrément hostiles.

Sara n'a pas réussi à obtenir l'influence qu'elle souhaitait. Aux Philippines, le poste de vice-président est un rôle essentiellement cérémonial qui n'a que peu de poids. Elle voulait être ministre de la Défense, et Marcos a eu la sagesse de lui refuser ce rôle important alors que le pays lutte contre deux insurrections (communiste et islamiste) et fait face à une pression chinoise croissante en mer de Chine méridionale, en raison de différends territoriaux. Au lieu de cela, Sara a dû s'occuper au poste de secrétaire à l’Éducation. Même à ce poste, elle a pourtant tenté de militariser la fonction, en introduisant le service militaire obligatoire pour les étudiants à l'université. L'enquête en cours sur le détournement de 500 millions de pesos (8,5 millions de dollars américains) de "fonds confidentiels" a donné lieu à des confrontations spectaculaires lors d'auditions devant le Congrès.

La situation a atteint son paroxysme en novembre lorsque Sara a menacé le président Marcos d'assassinat, déclarant qu'elle avait chargé un assassin de tuer le président, son épouse et le président de la Chambre des représentants si elle était tuée. Les tensions se sont apaisées depuis, mais il ne s'agissait pas d'une menace en l'air. Les Duterte sont familiers du travail des assassins et de la violence.

Quelle protection des témoins ?

La position de Marcos sur le refus de coopérer à l'enquête de la CPI a menacé de s'assouplir au cours de cette période, Marcos déclarant qu'il ne bloquerait plus l'enquête si Duterte souhaitait faire l'objet d'une enquête, ce que celui-ci avait affirmé de manière typiquement belliqueuse, lors d'une audition au sénat, en octobre dernier. 

Par-delà cette toile de fond politique complexe et mouvante, quel est l'espoir de voir une enquête se concrétiser et déboucher sur de véritables poursuites ? Bien que l'avocat philippin Jude Sabio ait saisi la CPI en avril 2017, l'enquête de la Cour sur la guerre de la drogue n'a commencé qu'en 2021 et, trois ans plus tard, elle n'a toujours pas dépassé le stade d’appels à témoins plutôt naïfs. La CPI est confrontée à plusieurs obstacles importants, voire insurmontables.

Tout d'abord, de nombreux meurtres n'ont même pas été enregistrés comme des crimes à l'époque, et encore moins fait l'objet d'une enquête ; les preuves médico-légales n'ont pas été recueillies, enregistrées et stockées. En effet, la culture de l'impunité était telle que le sang des victimes et leurs corps ont été effacés, les preuves dissimulées, ne laissant à leurs familles que la souffrance et aucun espoir de recours. Aucune poursuite judiciaire nationale n'a été engagée pour ces exécutions extrajudiciaires.

Deuxièmement, les témoins ne sont pas en sécurité. Il sera très difficile, voire imprudent, d'amener les membres de la police nationale à témoigner, comme l'espère le procureur de la CPI. Ils auraient besoin de protection. La CPI leur offre-t-elle cette protection ? La seule personne qui s'est manifestée – un ancien assassin des DDS – a dû fuir les Philippines en utilisant de fausses cartes d'identité après s'être caché et son témoignage n'a pas été autre chose qu’un spectacle. Il n'y a pas de dynamique nationale en faveur de poursuites et, par conséquent, des témoins comme lui sont en danger et ne bénéficient d'aucun soutien. Comment la CPI va-t-elle changer cela ? Il n'est pas certain que la CPI puisse protéger les gens. Elle risque d'exposer des personnes vulnérables à une corruption endémique qu'une enquête de la CPI ne parviendra pas à éradiquer, même si elle aboutit à des poursuites spectaculaires.

Manque de soutien public

Troisièmement, il est généralement admis que les auteurs de ces meurtres étaient des policiers, soit en uniforme dans le cadre d'une politique consistant à tirer d'abord, sans se soucier des conséquences, soit en dehors de leurs heures de service, sans uniforme, dans un style groupe d’autodéfense. Le modus operandi est celui d'assassins chevauchant une moto et disparaissant sans laisser de traces.

Quatrièmement, la coopération gouvernementale et la corruption. Tirer sur un fil suffisamment pour monter un dossier exposera l'échelle de la collusion du sommet à la base et la corruption enracinée au sein de l'appareil politique philippin, dont je vous ai donné un aperçu ci-dessus. Nombreux sont ceux qui, à l'instar de Bato, ont gravi les échelons et occupent des postes à la tête des services de sécurité de la nation. Non seulement leur coopération est nécessaire, mais les poursuivre ferait s'effondrer le statu quo et risquerait d'aggraver l'effondrement de la loi et de l'ordre. De nombreuses personnes impliquées sont liées par leurs crimes et il faudrait une force plus grande que celle de la CPI pour les briser.

Cinquièmement, la réalité politique. Sara Duterte sera très probablement la prochaine présidente, en 2028. Les Duterte restent populaires, le pays ne livrerait pas Rodrigo à la CPI. Bien sûr, cela ne veut pas dire que beaucoup de gens ne sont pas consternés et veulent que justice soit faite : les associations de défense des droits crient partout à l'aide depuis 2016 et à Davao depuis bien plus longtemps. Malheureusement, ces voix constituent une minorité politique. Sans le soutien de la population dans son ensemble, comment est-il réaliste qu'un organisme international extérieur comme la CPI puisse pénétrer les sombres bas-fonds des Philippines ?

Intérêts en place et violence politique

La justice sur ces crimes nécessite un soutien local, soutien qui n'existe pas aujourd'hui sous la forme d'un mouvement politique cohérent et résistant. Dans l'idéal, des mesures prises au niveau national permettraient d'atteindre cet objectif, mais le processus judiciaire philippin, assiégé, s'est effondré depuis longtemps sous l'effet de sa propre bureaucratie archaïque, également paralysée par l’effet de politisation. Peut-être qu'une force extérieure comme la CPI est le seul espoir, mais même si le clan Marcos abandonnait les Duterte, le contrecoup intérieur pourrait être sévère. Il s'agit de deux forces politiques notoires, avec des intérêts bien ancrés et une histoire de violence politique. Il y a beaucoup de choses qui lient ce couple de belligérants, au-delà d'un simple mariage de convenance politique.

Les dynasties politiques aux Philippines, comme les familles Marcos et Duterte, ne doivent pas être considérées comme de simples familles mafieuses. Leur influence s'étend à l'industrie et au commerce, à la société et aux communautés de tout le pays, les Marcos au nord et les Duterte au sud. Des millions de personnes dépendent des systèmes que ces familles ont construits et protégés, et beaucoup ont gros à perdre en cas de perturbation. Bouleversements qui risquent fort de devenir rapidement violents et d'impliquer l'appareil des services de sécurité qui se trouve aujourd'hui dangereusement à cheval sur les deux familles.

Tom SmithTOM SMITH

Tom Smith est directeur académique du Royal Air Force College et professeur de relations internationales à l'université de Portsmouth, au Royaume-Uni. Il se concentre sur les conflits et les droits de l'homme aux Philippines et en Asie du Sud-Est. Il a critiqué ouvertement le régime de Duterte et conseillé des associations de défense des droits de l'homme dans la région, en travaillant avec la société civile, le gouvernement britannique et les gouvernements et ONG d'outre-mer.