« Commençons par réaffirmer qu’il n’y aura pas d’amnistie générale. Une telle approche, qu’elle soit appliquée à des catégories spécifiques de personnes ou à des régions du pays, irait à l’encontre du processus de la Commission vérité et réconciliation (CVR) et porterait atteinte au principe de responsabilité, qui est essentiel non seulement pour faire face au passé, mais aussi pour créer une nouvelle éthique au sein de notre société. (...) Le gouvernement est fermement convaincu que nous ne pouvons pas résoudre cette question en mettant en place un autre processus d’amnistie, ce qui reviendrait à suspendre les droits constitutionnels de ceux qui ont été victimes de violations flagrantes des droits humains ».
Ces mots ont été prononcés par le président sud-africain Thabo Mbeki, le 15 avril 2003, lorsqu’il a présenté au parlement et à la nation le sixième et dernier volume du rapport de la CVR, publié un mois plus tôt. Cependant, quelques semaines après ce discours, les tentatives de la NPA (National Prosecuting Authority, le parquet sud-africain) d’entamer des enquêtes sur les cas recommandés par la CVR ont été bloquées. La direction des opérations spéciales, une unité spécialisée de la NPA créée par Mbeki, et les services de police sud-africains (SAPS) ont refusé de les soutenir.
Seules 849 personnes ont bénéficié d’une amnistie
La CVR à sa création prévoyait que les auteurs de crimes à motivation politique ayant fait une déposition complète pouvaient bénéficier d’une amnistie pour ces crimes-là. En revanche, les auteurs qui se la voyaient refuser, ou qui choisissaient de ne pas la demander, devaient faire l’objet de poursuites pénales. Selon le rapport final de la commission vérité, sur les 7 112 personnes qui ont demandé l’amnistie, quelque 5 034 ont été rejetées parce qu’elles ne satisfaisaient pas les conditions de base, tandis que les autres ont été renvoyées devant le comité d’amnistie de la CVR, mis en place après l’achèvement de ses travaux (1996-98).
Seuls 849 de ces demandeurs ont bénéficié de l’amnistie. Les meurtres constituaient la catégorie la plus importante des crimes pour lesquels elle a été refusée. La CVR a remis une liste de plusieurs centaines de cas à la NPA en recommandant qu’ils fassent l’objet d’une enquête en vue d’éventuelles poursuites. Dans son rapport publié le 21 mars 2003, elle a demandé « une politique de poursuite audacieuse » pour les cas non amnistiés afin d’éviter que le processus de vérité et de réconciliation ne soit perçu comme une forme d’impunité.
C’est exactement le contraire qui s’est produit.
La promesse non tenue
C’est cette histoire peu glorieuse de l’après-CVR qui se trouve au cœur de la requête déposée le 20 janvier 2025 auprès de la Cour constitutionnelle par 23 Sud-Africains et la Fondation pour les droits de l’homme, qui représente les survivants et les familles. Ils y décrivent comment les dirigeants politiques du pays se sont assurés que les poursuites n’auraient pas lieu.
« C’est un fait indéniable qu’il n’y a pratiquement pas eu d’enquêtes ni de poursuites sur les dossiers de la Commission vérité et réconciliation depuis que le processus s’est achevé », affirment-ils. Et, selon eux, il existe des « preuves substantielles » que la raison de cet échec est « une décision politique délibérée du gouvernement de les supprimer ».
Les plaignants soulignent qu’ils demandent depuis des années la création d’une commission d’enquête indépendante sur la suspension des dossiers judiciaires issus de la Commission. « Le président Ramaphosa et l’ancien ministre de la Justice, Ronald Lamola, ont ignoré nos demandes », affirment-ils. Ils souhaitent maintenant que la plus haute juridiction du pays déclare que le comportement des autorités sud-africaines est illégal.
Ils rappellent que c’est sur la promesse de telles poursuites que « la plupart des victimes ont accepté les compromis nécessaires et difficiles qui ont dû être faits pour franchir le pont historique de l’apartheid à la démocratie ». C’est cette promesse, disent-ils, qui a été trahie. « Cette partie de l’engagement historique de l’Afrique du Sud envers les victimes n’a pas été tenue. Au lieu de cela, « dans le sillage de la Commission vérité et réconciliation, l’État a choisi de renoncer à ses obligations en bloquant les dossiers judiciaires ». En conséquence, « pratiquement aucun d’entre eux n’a fait l’objet de poursuites ».
Une trahison politique
Acquittements, plaidoyers de culpabilité opportunistes accompagnés de peines avec sursis, poursuites bâclées, obstruction des agences de sécurité et de renseignement, ingérence politique au plus haut niveau : l’épais dossier de 259 pages déposé par les plaignants fournit le compte-rendu le plus détaillé et le plus accablant d’une trahison politique qui commence à la fin de la présidence Mandela en 1999. Une politique qui ne s’applique pas qu’aux crimes commis par le régime de l’apartheid, mais aussi par le Congrès national africain (ANC) et le Parti de la liberté Inkatha, l’autre important mouvement anti-apartheid.
Au début de l’année 1999, après que la CVR eut finalisé les cinq premiers volumes de son rapport final, un groupe de travail appelé Unité d’enquête sur les droits de l’homme (HRIU) a été créé au sein de la NPA. Il a été chargé d’examiner, d’enquêter et de poursuivre les auteurs de crimes qui s’étaient vu refuser l’amnistie ou n’en avaient pas fait la demande. La CVR a ensuite commencé à transmettre ces dossiers à la NPA. Cependant, la HRIU, qui a poursuivi ses activités jusqu’en 2000, n’a engagé aucune poursuite. Une autre unité spécialisée l’a remplacée en 2003, mais comme la HRIU, elle n’a pas non plus engagé de poursuites.
Puis une autre unité fut créée : la PCLU (Priority Crimes Litigation Unit, ou Unité de poursuites des crimes prioritaires), dont le mandat incluait le traitement des dossiers de la CVR. La PCLU a lancé un audit de tous les dossiers et a sélectionné quelque 459 cas transmis par la commission vérité. 150 cas ont été identifiés comme pouvant faire l’objet d’une enquête immédiate. Seize dossiers ont été classés comme prioritaires, dont trois ont été préparés presque immédiatement en vue d’une mise en accusation.
Ingérence politique
C’est à ce moment-là que l’ingérence politique a pris corps. Selon les plaignants, les affaires qui se succèdent révèlent l’abandon de l’ambition de justice formulée en 1994 avec l’avènement de Mandela. Ce fut le cas dans l’affaire dite « PEBCO 3 », parmi tant d’autres :
« En 2004, les anciens officiers de la SB [pour Security Branch, ou unité de renseignement policier] Gideon Nieuwoudt, Johannes Martin van Zyl et Johannes Koole ont été inculpés pour l’enlèvement et le meurtre, en 1985, de trois militants anti-apartheid de premier plan, surnommés les ‘3 PEBCO’. Il s’agissait de la première et de la seule poursuite ouverte par la PCLU à l’encontre d’auteurs n’ayant pas bénéficié de l’amnistie. Nieuwoudt et van Zyl ont alors demandé à la Cour de revoir les décisions de refus d’amnistie. La révision a été retardée de quelque cinq ans en raison de l’incapacité ou du refus du ministère de la Justice de déposer leur réponse. Nieuwoudt est décédé en août 2005. En 2009, la Haute Cour a décidé qu’une commission d’amnistie devait être convoquée pour réexaminer la demande de Van Zyl. Les charges contre Van Zyl et Koole ont alors été retirées. Inexplicablement, le ministère de la Justice n’a jamais convoqué de comité d’amnistie et la NPA n’a jamais rétabli les poursuites contre Van Zyl et Koole, qui sont tous deux décédés depuis. »
« Il est très peu probable que ces décisions aient été spontanées ou qu’elles soient le fruit d’une simple coïncidence », peut-on lire dans la plainte. « Il est évident qu’en mai 2003, la SAPS et la NPA hésitaient à reprendre les dossiers de la CVR et que, selon toute probabilité, elles avaient reçu l’ordre de ne pas le faire, au niveau politique. Le mémoire des plaignants précise : « Il est apparu que seul le chef de l’État pouvait prendre cette décision, sans tenir compte des dispositions de la loi et de la Constitution relatives aux pouvoirs d’enquête. »
« La base même de la CVR » a été sapée
En février 2004, une « équipe spéciale d’amnistie » (ATT) a été créée. Selon le mémoire, « le rapport de l’ATT notait bien qu’une nouvelle amnistie se heurterait à des problèmes constitutionnels, mais que leur équipe devait trouver des moyens d’accommoder les auteurs de crimes qui n’avaient pas pris part au processus de la CVR. Certains d’entre eux se sont opposés à une nouvelle amnistie, soulignant qu’elle saperait le processus de la Commission, tandis que d’autres l’ont soutenue ». L’équipe ATT a finalement décidé qu’une nouvelle amnistie similaire à celle de la CVR devait être proposée, « afin de garantir une impunité maximale aux auteurs de crimes commis pendant l’apartheid », appuie le mémoire.
Dès lors, la poursuite des dossiers de la CVR « a été placée sous tutelle des autorités politiques » et tous les acteurs ont été appelés à « prendre en compte l’intérêt national », ce qui signifiait, selon les plaignants, « soustraire les auteurs de crimes graves à la justice ».
Dans un article publié en mars 2004, l’archevêque Desmond Tutu, président emblématique de la CVR, a rappelé que ceux qui n’avaient pas bénéficié de l’amnistie devaient être poursuivis et que toute nouvelle initiative s’y opposant « serait considérée comme une négation du processus d’amnistie de la CVR ». Dans une autre déclaration, faite plus tard dans le contexte d’une affaire judiciaire, Tutu a parlé d’une « trahison de tous ceux qui ont participé de bonne foi au processus de la CVR. Cela a complètement sapé la base même de la CVR sud-africaine ».
Un ordre « venu du plus haut niveau »
Cela n’a eu aucun effet. « Entre 2003 et 2004, un moratoire a été imposé sur les enquêtes et les poursuites des dossiers de la CVR, constate le mémoire. Lorsque une plaignante comme Thembi Nkadimeng, sœur de feu Nokuthula Simelane », un membre de l’ANC âgé de 23 ans enlevé, torturé et victime d’une disparition forcée par la Security Branch (SB) de la police en 1983, « s’est adressée à la PCLU, les procureurs lui ont répondu qu’ils avaient les mains liées car ils attendaient une nouvelle politique pour traiter les affaires politiques ».
« On ne sait pas qui a autorisé l’arrêt des enquêtes, mais comme il s’agissait de suspendre le travail sur un grand nombre de crimes graves, la plupart impliquant des meurtres, il est très probable que cela soit venu du plus haut niveau. En outre, les chefs de la NPA, de la DSO [la direction des opérations spéciales, une unité spécialisée créée par le président Mbeki au sein de la NPA] et de la SAPS ont tous dû entériner cette décision, de même que les ministres qui supervisent ces départements ».
Le point de vue des victimes et de leurs familles n’a pas été entendu. « Les personnes les plus touchées par cette suspension de l’État de droit n’ont pas été informées à l’avance et n’ont pas eu la possibilité de présenter leurs observations. Elles ont été tenues dans l’ignorance et n’en ont pris connaissance qu’après coup, lorsqu’elles ont insisté auprès de la PCLU pour obtenir des réponses ».
« Dans les faits, des centaines d’affaires de meurtre ont été gelées indéfiniment sur la base d’arrangements non écrits », résume le mémoire. Ce moratoire est resté en place pendant deux à trois ans. Et lorsqu’une nouvelle politique a finalement été entérinée, « cela n’a fait que se renforcer ».
Des procureurs résistants
Au parquet sud-africain, au moins deux responsables clés de la NPA, Vusi Pikoli, directeur national des poursuites, et Anton Ackermann, chef de la PCLU, n’étaient pas d’accord avec cette politique. Ils ont tenté de résister à « cette mascarade », explique le mémoire. Ils ont ainsi choisi de faire avancer une affaire, et cette affaire allait sceller leur destin.
Ackermann a décidé de poursuivre trois anciens membres du SB pour leur rôle dans l’empoisonnement, en 1989, du révérend Frank Chikane, l’ancien chef du Conseil sud-africain des églises. Toutes les preuves avaient déjà été apportées lors de l’inculpation, en 1997, du colonel Wouter Basson, l’ancien chef du programme secret de guerre chimique et biologique de l’Afrique du Sud de 1982 à 1992. Basson a été acquitté en avril 2002 par la Haute Cour de Pretoria, et aucune enquête supplémentaire n’a été jugée nécessaire pour les trois ex-policiers, le major-général Christoffel Smith et les colonels Gert Otto et Johannes « Manie » van Staden, impliqués dans l’affaire. Aucun d’eux n’avait demandé l’amnistie pour ce crime.
Selon Ackermann, le 11 novembre 2004, la police était sur le point d’arrêter les trois suspects. Ce même matin, il a reçu un appel téléphonique de Jan Wagener, leur avocat. Wagener annonce à Ackermann qu’il allait recevoir un appel téléphonique d’un haut fonctionnaire du ministère de la Justice. Peu après, Ackermann a effectivement reçu un appel téléphonique d’un fonctionnaire du ministère lui disant que l’affaire Chikane devait être mise en attente. Selon le mémoire, Wagener a même affirmé que l’autorisation de suspendre les arrestations a été donnée par le président Mbeki lui-même, « de façon extraordinairement rapide ».
Aucun dossier de la CVR n’a été traité entre novembre 2004 et août 2007.
Un dossier contre Thabo Mbeki ?
Les modifications tant attendues de la politique de poursuite sont arrivées en 2006. Cependant elles « ont non seulement permis de réexaminer à huis clos les critères d’amnistie de la CVR, mais aussi ouvert la porte à pratiquement n’importe quelle excuse pour ne pas engager de poursuites », affirme le mémoire. La nouvelle politique n’a donc pas mis fin au moratoire. Au contraire, « la répression s’est poursuivie, avec une vigueur renouvelée ». Aucun enquêteur n’a été affecté aux dossiers de la CVR. Et les « demandes d’Ackermann au SAPS et au DSO pour disposer d’enquêteurs compétents et expérimentés sont tombées dans l’oreille d’un sourd », indique le mémoire.
Pire encore, le SAPS a fait entrer en jeu le surintendant principal Karel Johannes « Suiker » Britz pour enquêter sur les dossiers en possession du SAPS.
Britz était un ancien membre de la SB. Selon Ackermann, il avait des contacts réguliers avec un ancien commissaire de police, le général van der Merwe, qui avait créé une organisation appelée « The Foundation for Equality before the Law » (Fondation pour l’égalité devant la loi), dont le but était de s’assurer qu’il n’y aurait pas de poursuites contre les membres de la SB. « Britz a tenté de nous persuader, mon adjoint et moi-même, à de nombreuses reprises, qu’il existait un dossier établi de terrorisme contre le président Mbeki, à la suite d’une campagne de pose de mines antipersonnel », écrit Ackermann.
En bref, si les membres du SB étaient poursuivis, un dossier secret contre Mbeki serait révélé.
Britz a finalement été transféré dans une autre unité. Mais c’est l’affaire Chikane qui a été « le point de basculement qui a vu le démantèlement complet des tentatives de la NPA de faire en sorte que les auteurs des crimes de l’apartheid répondent de leurs actes », ajoute le document.
Les anciens généraux de l’apartheid restent puissants
Fin 2006, Pikoli, le directeur national du ministère public, a été convoqué à une réunion tenue au domicile du ministre du Développement social. Le ministre de la Police, le ministre de la Défense et le ministre de la Justice par intérim y assistaient. « Lors de cette réunion, il est apparu clairement que l’on craignait que des affaires comme celle de Chikane n’ouvrent la voie à des poursuites contre des membres de l’ANC », indique le mémoire. Pikoli a notamment écrit que « des éléments puissants au sein des structures gouvernementales étaient déterminés à imposer leur volonté sur [ses] décisions en matière de poursuites ».
Le 5 janvier 2007, la ministre de la Justice, Brigitte Mabandla, a publié un communiqué de presse soulignant la nécessité d’élaborer une politique sur les grâces présidentielles pour les prisonniers qui alléguaient que leurs infractions étaient motivées par des considérations politiques. À peu près à la même époque, l’ancien ministre de la Police durant l’apartheid, Adriaan Vlok, et l’ancien commissaire de police, le général Johann van der Merwe, ont soumis une déposition à Pikoli. Ils ont admis avoir donné leur feu vert pour le meurtre de Chikane et ont demandé à Pikoli de ne pas les poursuivre à la lumière de cette révélation.
Mais Pikoli a refusé de leur accorder l’immunité.
Le 3 mai 2007, Pikoli et Ackermann ont témoigné devant la commission justice du Parlement. Pikoli a souligné que « chaque fois que l’on tentait d’inculper des membres des anciens services de police, il y avait une intervention politique et que, de fait, la NPA était tenue en otage par les anciens généraux ». Selon lui, « les anciens généraux de l’apartheid semblaient être en mesure d’exercer une influence décisive sur le système judiciaire et d’organiser des interventions politiques lorsque leurs collaborateurs étaient poursuivis ».
« Les hostilités sont ouvertes »
En dépit de cet avertissement venant du procureur général de l’Afrique du Sud, aucune enquête n’a été ouverte par le Parlement.
En juillet 2007, après des mois de négociation entre la PCLU et les avocats des accusés dans l’affaire Chikane, un accord a été conclu. Pikoli a déclaré qu’il aurait préféré des poursuites complètes contre Vlok et van der Merwe, qui avaient limité leurs révélations à des faits qui étaient largement dans le domaine public et avaient refusé de révéler des informations sur l’établissement des listes de suspects et sur ceux qui les établissaient. Selon Pikoli, « il était clair pour moi que le gouvernement, et en particulier le ministre de la Justice de l’époque, ne voulait pas que la NPA poursuive les personnes impliquées dans l’affaire Chikane. Par conséquent, un accord de plaidoyer de culpabilité était à mon avis le compromis le plus approprié dans les circonstances ».
Le 10 juillet 2007, Pikoli informe la ministre de la Justice que l’affaire Chikane sera entendue par le tribunal le 17 août 2007 et que tous les accusés plaideront coupables d’avoir tenté d’assassiner Chikane par empoisonnement. Selon Ackermann, cette affaire aurait dû ouvrir la voie à des poursuites contre le général Basie Smit, qui a succédé à van der Merwe en tant que commandant de la branche de la sécurité en octobre 1988, ainsi que contre d’autres officiers supérieurs des forces de police et des forces armées. Cela ne s’est pas produit.
Peu après l’audience, un article de presse a été publié dans lequel il était affirmé que la NPA se préparait à poursuivre les dirigeants de l’ANC. L’article était basé sur une note falsifiée, selon le mémoire des plaignants. Mais après sa publication, Pikoli a été convoqué à une réunion, le 23 août 2007. Plusieurs ministres, dont le ministre des Services de renseignement, le ministre de la Justice et le ministre du Développement social, ainsi que le commissaire national de la SAPS, Jackie Selebi, ont assisté à cette réunion. « Selon Pikoli, Selebi lui a dit que les hostilités étaient maintenant ouvertes et qu’il lui déclarait la guerre. »
Dans une lettre adressée au ministre de la Justice en août 2007, Pikoli lui a confirmé que la NPA n’avait mené aucune enquête « contre les 37 dirigeants de l’ANC, y compris le président de ce pays, contrairement aux affirmations du commissaire national de police ». Pikoli a conclu sa lettre en demandant une réunion urgente avec le ministre. Il a demandé à pouvoir se présenter devant le Conseil national de sécurité « pour donner un compte rendu fidèle de cette question ». Le ministre n’a pas répondu.
Le 23 septembre 2007, Pikoli a été suspendu de ses fonctions par le président Mbeki. Peu après, il a appris qu’Ackermann était relevé de ses fonctions en ce qui concerne les affaires liées à la CVR. « Une fois Pikoli et Ackermann écartés, le gouvernement était en mesure de nommer des fonctionnaires compétents pour diriger la NPA et prendre en charge les dossiers de la CVR », peut-on lire dans le document. « Le lobbying et l’agitation des familles et de leurs représentants n’ont pas réussi à inciter les nouveaux dirigeants de la NPA à agir. »
L’affaire Chikane a été le dernier acte d’accusation émis dans le cadre d’une affaire liée à la CVR depuis une dizaine d’années.
2017-2023 : un sombre bilan
Dix ans plus tard, la situation ne s’est guère améliorée.
Entre 2017 et 2023, cinq enquêtes datant de l’apartheid ont été rouvertes, dont quatre à l’initiative et sous la pression des familles, note le mémoire. « Dans tous ces cas, les représentants légaux des familles ont dû menacer le NPA et/ou le ministre de la Justice d’une action en justice afin d’obtenir la réouverture des enquêtes. »
À la suite de la réouverture de l’enquête sur la mort d’Ahmed Timol en 2017, demandée par la famille Timol et ses représentants, l’ancien policier Jao Rodrigues a été inculpé de meurtre, en 2018. Mais Rodrigues est décédé en septembre 2021 avant d’avoir pu être jugé. Personne d’autre n’a été inculpé dans cette affaire.
En mai 2021, lors d’une interview dans un documentaire d’Al Jazeera intitulé « My Father Died For This », le conseiller juridique de l’ANC Krish Naidoo avait affirmé que l’affaire « Cradock Four », l’une des affaires de la CVR, « était simplement passée entre les mailles du filet ». « Sa déclaration est une profonde insulte à notre intelligence », écrivent les plaignants. « De fait, les dossiers de la CVR ont été délibérément écartés selon un plan élaboré au plus haut niveau du gouvernement et de plusieurs administrations. Telle est la véritable explication du retard. Cette ingérence constitue une profonde trahison à l’égard de ceux qui ont sacrifié leur vie pour la liberté en Afrique du Sud. » Durant cette période, le bilan judiciaire, des accords de plaidoyer et des procès a été « lamentable », martèle le mémoire.
La honte de l’Afrique du Sud
Le mémoire examine d’autres situations dans le monde jetant un voile de honte sur l’Afrique du Sud. Celle du Chili, par exemple. Il est rappelé qu’entre 1998 et juillet 2023, la Cour suprême du Chili a rendu des verdicts dans plus de 530 affaires de crimes contre l’humanité datant de l’époque de la dictature. En Argentine, à la fin de l’année 2021, le bureau du procureur chargé des crimes contre l’humanité avait enquêté sur 3 525 personnes pour crimes contre l’humanité, dont 1 044 ont été condamnées. « La principale raison de la piètre performance de l’Afrique du Sud est l’ingérence politique qui a empêché la poursuite des crimes de l’époque de l’apartheid après la fermeture de la CVR pendant des années. »
L’Afrique du Sud n’est cependant pas tout à fait une exception. En Tunisie, toutes les affaires transférées par la commission de vérité - l’Instance pour la vérité et la dignité - en vue de poursuites devant des chambres de jugement spécialisées ont été systématiquement bloquées par le gouvernement. Et en Gambie, les promesses de procès à la suite d’une autre commission vérité spectaculaire sont restées lettre morte pendant trois ans.
Ce que les victimes attendent de la Cour constitutionnelle
Les 23 requérants sud-africains veulent que la Cour constitutionnelle déclare que la conduite des gouvernements au pouvoir depuis 2003, qui ont bloqué les poursuites judiciaires demandées par la Commission vérité et réconciliation (CVR), a constitué une violation des droits des familles et des survivants à l’égalité, à la dignité humaine et à l’État de droit. Ils veulent que la Cour déclare que le refus du président de mettre en place une commission d’enquête sur le blocage des dossiers de la CVR est inconstitutionnel et viole les droits des familles et des survivants.
Ils souhaitent que la Cour ordonne au président de mettre en place une commission afin d’identifier les responsables de l’ingérence politique au cours de la période 2003-2017. Enfin, ils souhaitent que la Cour leur accorde des « dommages et intérêts constitutionnels ». Les requérants ne demandent pas d’indemnisation individuelle. Au lieu de cela, un fonds fiduciaire serait créé pour organiser la commémoration de leurs proches disparus, des conférences ou des expositions (environ 2,4 millions de dollars sur 10 ans), pour financer leur appui aux enquêtes (6,2 millions de dollars sur 5 ans), et pour monitorer le travail des autorités judiciaires chargées de poursuivre les affaires de la CVR (430 000 dollars sur 5 ans).
Dernier recours
« Pour la plupart d’entre nous, il est trop tard. La lutte que nous avons menée tout au long de notre vie pour obtenir des comptes n’a rien donné. Les suspects et les témoins sont morts, ce qui a mis fin à toute perspective de poursuites dans la plupart des cas. Ces affaires ne pourront jamais être ressuscitées. L’indifférence cruelle de l’État post-apartheid les a privées de justice, de paix et d’espoir. Les dommages qui nous ont été causés, ainsi qu’à nos familles et à nos communautés sont incalculables. Nous sommes profondément marqués et le resterons jusqu’à notre dernier jour », écrit Lukhanyo Calata, qui agit en tant que principal requérant dans la plainte déposée le 20 janvier devant la Cour constitutionnelle.
« Nous avons participé au processus de la CVR en toute bonne foi », poursuit Calata. « Il y avait une attente générale fondée sur les obligations constitutionnelles de l’État post-apartheid, selon laquelle l’État poursuivrait les auteurs de crimes qui n’avaient pas été amnistiés et fournirait des réparations aux victimes. C’est pourquoi nous n’avons pas poursuivi le nouvel État sud-africain pour les transgressions du régime de l’apartheid. Si nous avions su, au moment où la CVR concluait ses travaux, que le gouvernement post-apartheid n’avait pas l’intention de poursuivre ceux qui n’avaient pas été amnistiés, la plupart d’entre nous auraient engagé des poursuites civiles contre ces auteurs et contre l’État ».
Il appartient maintenant à la Cour constitutionnelle d’étudier le dernier recours dont ils semblent disposer.
Lukhanyo Calata, premier des requérants de la plainte déposée le 20 janvier 2025 devant la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, demande depuis des années à ce que les responsables de la mort de son père, durant les années d'apartheid, soient poursuivis en justice.