Il s’agit du dernier revers en date dans la coopération entre un État partie et la Cour pénale internationale (CPI). « L’Italie n’a pas respecté ses obligations de coopération avec la Cour », déclare à Justice Info Maria Crippa, chargée de recherche au département des sciences juridiques Cesare Beccaria de l’université de Milan. « C’est à la fois une opportunité très importante pour comprendre la direction que prend l’enquête du procureur de la CPI, et un moment problématique parce que maintenant que le mandat d’arrêt est public, cette personne et ses collaborateurs voyageront moins facilement et il sera difficile de la capturer à nouveau », ajoute-t-elle.
Le 21 janvier, deux jours après son arrestation dans un hôtel de Turin à la suite d’un mandat d’arrêt de la CPI, Osama Almasri Najim, a été libéré pour défauts de procédure par une cour d’appel de Rome et renvoyé en Libye à bord d’un avion du gouvernement italien.
L’homme a 45 ans. Responsable de la tristement célèbre prison de Mitiga à Tripoli et haut responsable de la police judiciaire libyenne, il est accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, notamment de meurtre, de torture, de réduction en esclavage et de violences sexuelles, commis depuis février 2015. Selon la CPI, les crimes ont été commis contre des détenus pour des « raisons religieuses », un « comportement immoral » et pour leur soutien ou affiliation présumés à des groupes armés.
Violences sexuelles, meurtres et tortures
Nombre de prisonniers de Mitiga sont des migrants et des réfugiés, bien que le mandat d’arrêt de la CPI ne mentionne pas ces groupes. Le document, dont les scellés ont été levés le 24 janvier, donne un compte rendu détaillé des crimes présumés. Au moins 5140 personnes ont été emprisonnées à Mitiga de février 2015 à octobre 2024, « en violation des règles fondamentales du droit international ». Le procureur a indiqué aux juges qu’« au moins 22 personnes, dont un garçon de 5 ans, ont été soumises à des violences sexuelles par les gardiens de la prison de Mitiga. Au moins 8 personnes, dont un garçon de 15 ans, ont été violées ». Les juges ont également trouvé « des motifs raisonnables de croire qu’au moins 34 détenus ont été tués dans la prison de Mitiga » : 4 ont été abattus, 12 sont morts à la suite d’actes de torture, 16 en raison d’un manque de soins médicaux adéquats et au moins 2 « parce qu’ils ont été obligés de dormir dans la cour de la prison en dépit de la température glaciale ». L’enquête de la CPI en Libye a débuté en 2011, à la suite d’un renvoi par le Conseil de sécurité des Nations unies. Aucun suspect n’a encore été arrêté ni jugé.
« Le système national libyen n’est ni capable ni désireux de poursuivre les auteurs de crimes internationaux. Le seul espoir restant est donc la CPI », déclare à Justice Info Mehdi Ben Youssef, enquêteur principal chez Lawyers for Justice in Libya. « Les victimes et les Libyens attendent depuis 14 ans [depuis la saisine de la CPI] qu’une forme de justice soit rendue et cette arrestation représentait une énorme opportunité : elle concernait des crimes commis dans l’une des principales prisons par un membre de l’une des principales milices du pays [les Forces spéciales de dissuasion, également connues sous le nom de Rada]. C’est pourquoi il s’agit d’un coup dur, qui envoie un mauvais signal de la part de l’Italie ».
À Turin pour un match de football
D’après les informations recueillies par les médias et les documents officiels, Najim a assisté à un match de football Juventus-Milan en Italie le dimanche 19, après être arrivé dans le pays en voiture. Selon le Corriere della Sera, il avait débarqué de Libye en Italie le 6 janvier et avait passé deux semaines à voyager dans divers pays européens, avant de louer une voiture en Allemagne qu’il était censé rendre à l’aéroport de Rome Fiumicino. C’est seulement la veille du match, le samedi 18, que la CPI a émis un mandat d’arrêt sous scellés contre lui. Dans son seul communiqué de presse réagissant à la situation à ce jour, publié le 22 janvier, la CPI a déclaré que le mandat avait été transmis à six États parties, dont l’Italie. La CPI a par ailleurs indiqué qu’elle avait « transmis des informations en temps réel indiquant le lieu où pourrait se trouver le suspect et ses déplacements » et qu’elle avait demandé à Interpol d’émettre une ‘notice rouge’.
Le dimanche, la police antiterroriste italienne Digos a arrêté Najim dans une chambre d’hôtel à Turin et en a informé le ministère de la Justice. Selon la déclaration de la CPI, « à la demande des autorités italiennes et par respect pour elles, la Cour s’est délibérément abstenue de commenter publiquement l’arrestation ». Dans le même temps, elle a continué à solliciter l’engagement des autorités italiennes et leur a rappelé qu’en cas de problème, « elles devraient consulter la Cour sans délai ».
Après deux jours de silence de la part du ministère de la Justice, qui était chargé de confirmer la détention et de transmettre les ordres de la CPI, le 21 janvier 2025, la Cour d’appel de Rome, a émis un ordre de libération en faveur de Najim, citant des « irrégularités procédurales » dans son arrestation. Najim a été rapidement renvoyé en Libye à bord d’un avion du gouvernement italien, où il a été accueilli par une foule de partisans en liesse et porté dans les rues de Tripoli. Selon le communiqué de presse de la CPI, « la Cour cherche à obtenir, et n’a pas encore obtenu, de précision de la part des autorités sur les mesures qui auraient été prises ».
Meloni sous enquête
La semaine dernière, le ministre italien des Affaires étrangères, Antonio Tajani, a déclaré à des journalistes que la CPI « n’est pas la parole de Dieu, elle n’est pas la source de toute vérité », ajoutant que « l’Italie est un pays souverain ».
Le 28 janvier, la Première ministre italienne Giorgia Meloni a annoncé, dans un message vidéo, qu’elle avait été placée sous enquête à la suite de la libération de Najim, de même que le ministre de la Justice Carlo Nordio, le ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi et le sous-secrétaire du cabinet aux Renseignements, Alfredo Mantovano. Le procureur général de Rome, Francesco Le Voi, a ouvert une enquête à son encontre pour complicité de crime et détournement de fonds publics, a-t-elle déclaré, à la suite d’une plainte déposée par l’avocat Luigi Li Gotti contre la libération de Najim et l’utilisation d’un avion officiel pour le ramener à Tripoli. « Je ne me soumets pas au chantage, je ne me laisse pas intimider », a ajouté Meloni.
Ce dernier développement a déclenché un chaos politique. Les ministres Nordio et Piantedosi ont été invités mercredi 29 janvier par la Chambre des représentants et le Sénat à expliquer leur choix de libérer le ressortissant libyen et de le renvoyer, mais ils ont refusé de se présenter. En réponse, les partis d’opposition ont suspendu les sessions du Sénat jusqu’à mardi prochain, le 4 février, ou jusqu’à ce que Meloni accepte de se présenter devant le Parlement.
Nordio s’était déjà présenté au Sénat le mercredi 22 pour une séance d’information prévue à l’avance. Les membres de l’opposition lui avaient demandé de clarifier ce qui s’est passé et ont accusé le gouvernement d’hypocrisie alors que, en mars 2023, après le tragique naufrage de Cutro qui a fait au moins 94 morts, Meloni a promis qu’elle « s’en prendrait aux passeurs du monde entier parce que nous voulons mettre fin à ce trafic ». De son côté, lors d’une séance de questions au Sénat le 23 janvier, Piantedosi avait expliqué que « suite à la non-validation de l’arrestation et considérant que le citoyen libyen présentait un profil de dangerosité sociale, j’ai adopté un arrêté d’expulsion pour des raisons de sécurité de l’État ».
« Une affaire d’une gravité sans précédent »
Selon Chantal Meloni, professeure à l’Université de Milan, « la loi ne donne pas de pouvoir discrétionnaire au ministre de la Justice, elle lui donne un rôle technique, donc la déclaration du ministre, c’était quelque chose d’inhabituel, parce qu’il n’y avait pas grand-chose à évaluer, mais juste à transmettre des actes, comme la loi l’exige. Il s’agit d’une affaire d’une gravité sans précédent, et il est inutile de se cacher derrière des détails techniques ». Lorsque l’arrestation a été considérée comme irrégulière, Nordio aurait pu résoudre le problème, conclut Meloni.
« C’est scandaleux, il y avait un mandat d’arrêt clair, il n’y avait donc pas de place pour l’interprétation ou les manœuvres politiques », déclare Ben Youssef, en Libye. Les groupes de victimes en Libye craignent des représailles maintenant que le mandat d’arrêt est public et que Najim est de retour dans le pays, explique-t-il, car « la société civile et les activistes collaborent avec la CPI dans un contexte de répression et parlent avec eux en prenant d’énormes risques, qui sont maintenant encore plus élevés ».
Selon Ali Omar, directeur de Libya Crimes Watch, « en prenant cette mesure, les autorités italiennes se rendent complices des crimes et violations internationaux commis dans la prison de Mitiga ». Omar rappelle également un incident antérieur, lorsque Saddam Haftar, le fils de Khalifa Haftar soupçonné de contrebande d’armes par la police espagnole, avait été brièvement détenu puis relâché par les autorités italiennes, en août 2024.
Cela s’inscrit aussi dans un contexte où, au cours de la dernière décennie, l’Italie a externalisé son contrôle des migrations vers la Libye, en payant et en formant des garde-côtes libyens pour repousser les migrants, après avoir auparavant financé Mouammar Kadhafi à hauteur de milliards de dollars pour contrôler les migrants. Pour cette raison, des hommes politiques italiens sont mentionnés dans divers rapports et communications à la CPI comme de possibles coauteurs de crimes contre les migrants.
Rome contre le Statut de Rome
Crippa estime qu’« en plus d’avoir accueilli la conférence fondatrice de Rome, l’Italie s’est malheureusement éloignée du système de justice pénale internationale par des décisions claires, comme celle de bloquer la réforme visant à mettre en œuvre les crimes internationaux du Statut de Rome dans son système national en 2022 ». Par conséquent, jusqu’à présent, elle n’a pas pu poursuivre les auteurs de crimes situés en haut de la chaîne de commandement. « Nous attrapons les petits poissons qui arrivent souvent en Italie et qui font eux-mêmes partie du flux migratoire. L’arrestation d’une personne à la tête d’un système de torture et de violence aurait donc été un signe positif en termes de responsabilité et de lutte contre l’impunité ».
Gabriele della Morte, professeur de droit international à l’Università Cattolica de Milan, estime que la libération de Najim envoie également un message plus large. « Le gouvernement dit que si Netanyahou ou un membre du gouvernement israélien passe sur le territoire italien, oubliez que nous l’attraperont. Il me semble que c’est le message clair que le gouvernement italien envoie : les relations avec la CPI sont politiques et non juridiques. Par conséquent, vous ne devez pas vous conformer automatiquement à un ordre de la Cour pénale internationale ».
Alors que la CPI n’a plus qu’un seul procès en cours en 2025 et qu’elle est menacée par de lourdes sanctions de la part des États-Unis, « c’est une pilule très amère d’être arrivé si près du début d’une nouvelle procédure, des années de travail auraient pu se concrétiser », déclare la professeure Meloni, « le gouvernement italien a boycotté une opération réussie qui était presque achevée ».
« Cela place l’Italie dans la position claire d’un pays qui travaille en fait contre la CPI, contre un système de justice pénale internationale laborieusement construit pendant des décennies avec de grandes aspirations, des promesses et des prémisses qui ont impliqué l’Italie à l’avant-garde, qui au lieu de cela prend maintenant le parti des États qui, à commencer par les États-Unis de Trump, veulent effectivement rendre impossible le travail des juges de la Cour pénale internationale », ajoute-t-elle.