Mars 2001. La Toyota Land Cruiser quitte à toute vitesse le camp de base de Lundin à Rubkona et se dirige vers la région disputée de Jikany. Le chef de la sécurité Richard Ramsey, rasé de frais, vêtu d’une chemise à carreaux, a les deux mains agrippées au volant. À ses côtés, le jeune Ian Lundin, convaincu que ses investissements peuvent contribuer à développer les ressources naturelles du pays et à sortir le Soudan de la pauvreté.
Sur la banquette arrière, le journaliste indépendant suédois Bengt Nilsson filme. Nilsson a été invité pour montrer que la construction de routes et l’extraction de pétrole ne sont pas un « chemin de mort », alors qu’au printemps 2001, les critiques concernant l’entreprise dominent les médias.
Les images brutes de ce film ont été montrées au tribunal à plusieurs reprises par le procureur et l’équipe de la défense. Les rapporteurs spéciaux des Nations unies et des organisations de défense des droits humains telles que Christian Aid avaient publié des témoignages sur la situation au Soudan et sur la façon dont les compagnies pétrolières ont aggravé les conditions de vie de la population locale, ce qui a fait la une des journaux et suscité la polémique.
« Nous sommes matraqués par la presse »
Dans un fax daté du 29 mars 2001, découvert lors d’une perquisition au siège de la Lundin Oil Company à Genève en janvier 2018, le président de l’époque, Ian Lundin, écrit à une connaissance : « Nous sommes vraiment matraqués par la presse, mais au final, qui s’en soucie ? Ce n’est qu’une bande d’ignorants ». Au printemps, la solution imaginée par le PDG de l’entreprise, Magnus Nordin, à ce qu’il a qualifié d’« hystérie médiatique » dans un courriel envoyé à Lundin, a été d’inviter les journalistes à venir sur le terrain.
Le journaliste indépendant Nilsson a raconté dans des interviews qu’il n’a hésité qu’une seconde avant d’accepter l’invitation. Il est maintenant assis sur la banquette arrière de la voiture de Lundin avec sa caméra. De part et d’autre de la route nouvellement construite, le paysage est désertique, à l’exception d’un véhicule équipé d’une mitrailleuse lourde.
Une note manuscrite de couleur orange est collée sur le pare-brise, rappelant aux passagers qu’ils doivent « toujours » porter leur ceinture de sécurité. Une autre note sur la fenêtre indique que la voiture appartient à H.S.E. (pour « Health, Security and Environment »), la société de sécurité de Lundin composée d’anciens militaires – passés des forces spéciales de l’armée britannique à la compagnie pétrolière.
Sur le moment tout se passe comme prévu, et les images seront diffusées plus tard dans les principaux journaux télévisés suédois afin de mettre en lumière le développement et la stabilité de la région.
Mais deux décennies plus tard, il y a un problème. Lorsque, dans le film, Lundin déclare qu’ils entrent dans la région de Jikany, Ramsey répond : « C’est l’endroit où il y a eu beaucoup de combats lorsque le groupe local Nuer SSIM a essayé d’expulser l’armée », ajoutant que “tout a commencé lorsque la construction de la route a commencé”, avec un geste de la main pour indiquer la route achevée qui coupe une ligne droite à travers la brousse.
Le contre-interrogatoire de Lundin
En janvier 2025, Lundin est maintenant assis dans la salle d’audience 34 du tribunal de Stockholm, accusé de complicité dans des crimes de guerre commis au Soudan entre 1997 et 2003, et le procureur procède au contre-interrogatoire de l’accusé. Son objectif est de démontrer que des violations ont été commises dans le bloc 5A, que Lundin en était conscient mais que, malgré cela, il a choisi de poursuivre ses activités dans ce pays déchiré par la guerre. De larges portions du dossier de l’accusation exposé au cours de l’automne dernier sont à nouveau citées devant la Cour, à la différence qu’il lui est maintenant demandé d’y répondre.
L’un des documents clés est un rapport intitulé « Terre brûlée » de l’ONG Christian Aid, qui, dès sa publication, a mis en lumière les attaques perpétrées en mai 2000 contre des villages du Bloc 5A – où opérait à l’époque le consortium pétrolier dirigé par Lundin Oil –, notamment dans le village de Kwoch. Le rapport estimait que 11 000 personnes avaient été déplacées.
Vêtu d’un costume sombre comme tous les hommes présents dans la salle d’audience, Lundin déclare que le rapport a été un choc et qu’il a immédiatement pris des mesures pour vérifier les allégations selon lesquelles l’armée et les milices alliées au gouvernement tuaient et déplaçaient des personnes afin de créer les conditions permettant à la société de s’installer dans une zone contrôlée par les rebelles.
Lorsque le procureur Henrik Attorps présente l’extrait de film montrant Lundin et Ramsey en train de conduire, il demande :
- Vous étiez là pour enquêter sur ce qui aurait pu se passer pendant la construction de la route, et Ramsey a dit qu’il y avait eu des combats ici. Avez-vous envisagé que ces conflits puissent être liés à ce que Christian Aid a rapporté ?
- Je ne me souviens pas de cette conversation spécifique. Ce dont je me souviens, c’est qu’il y avait eu des conflits entre factions et entre tribus l’année précédente et que le gouvernement était intervenu pour y mettre fin.
- Dans la séquence à laquelle je fais référence, Ramsey dit explicitement que « tout a commencé lorsque la route devait être construite », et il décrit comment le SSIM a attaqué un camion alors que la construction de la route commençait.
- Je ne me souviens pas de cela, mais je me souviens qu’il y a eu un conflit au moment où la construction de la route a commencé, répond Lundin, soulignant que le but du voyage était de déterminer si les allégations de déplacement forcé et de destruction de villages le long de la route étaient fondées. Or, insiste-t-il, il n’y a aucune indication de telles actions. Aucune preuve du tout.
« C’était une situation très complexe »
- Avez-vous alors posé des questions sur ces « conflits entre factions » dont parlait Richard Ramsey ?
- Partout où il y a des conflits qui affectent les civils, les gens sont déplacés, mais ce que j’ai essayé de comprendre, c’est la cause de ces conflits, et c’était une situation très complexe. Nous concernant, il n’y avait pas de logique d’attaquer des civils de quelque manière que ce soit. Nous étions là en tant que partie constructive pour faire une différence positive, répond Lundin.
L’un des chefs d’accusation de complicité concerne la signature par Lundin d’un « accord sur la construction et la sécurisation d’une route » avec le gouvernement soudanais. Selon cet accord, la société devait financer et construire une route praticable par tous les temps entre Rubkona et Thar Jath, dans une zone non contrôlée par l’armée soudanaise ou les milices alliées au régime. Des actions militaires offensives étaient donc une condition préalable aux opérations prévues, considère le procureur.
Lundin affirme qu’il n’a participé à aucune discussion concernant la route et que ce sont des représentants locaux qui se sont chargés de ces discussions. Selon lui, la région était davantage une zone de non-droit qu’une région contrôlée par les rebelles. « C’était une zone où il y avait beaucoup d’attaques et de vols », affirme Lundin. Et lorsque le procureur Attorps présente des rapports de sécurité interne de la compagnie montrant que l’armée prévoyait de poster 100 soldats autour de Thar Yath, Lundin affirme qu’il s’agissait de « fournir une protection adéquate ».
Le voyage filmé n’a pas apporté la preuve de conflits, mais plutôt du contraire, affirme-t-il. Lundin rappelle qu’il a pu montrer au journaliste en visite des marchés avec des produits frais et des villages avec l’électricité dans les zones contrôlées par le gouvernement. Par ailleurs, un soldat interrogé par Nilsson a déclaré qu’il n’y avait pas de « tactique de la terre brûlée » et qu’ils étaient là pour protéger la compagnie pétrolière.
Évoquant la plateforme d’exploitation de Thar Yath, Lundin décrit une augmentation du nombre de personnes vivant sur place. Il se souvient que la zone était verdoyante et qu’il semblait qu’un marché avait vu le jour sur le site. « J’ai vu que la paix régnait, j’ai vu des milices et des gens marcher le long de la route. Pour moi, c’était un signe clair que la population locale ne s’opposait pas à notre présence. »
Enfants soldats
Dans le film original, déposé comme pièce à conviction et auquel Justice Info a pu avoir accès, on peut voir défiler à l’avant du Land Cruiser soulevant la poussière, de petits groupes de soldats postés tous les cinq kilomètres le long de la route. Mais le film contient également d’autres détails qui, selon le procureur, renforcent l’acte d’accusation.
« Voici nos alliés », peut-on entendre Ramsey dire lorsque la voiture s’arrête et qu’elle est soudain entourée d’enfants soldats. Les fusils automatiques pendent mollement sur leurs épaules et paraissent disproportionnés par rapport à leurs petits corps. Les enfants sont pieds nus et ont une dizaine d’années.
Les images du Bloc 5A dans le Sud-Soudan d’aujourd’hui sont rares. Depuis les haut-parleurs de la salle d’audience montés sur un panneau de bois sombre, on entend la voix du cinéaste et journaliste Nilsson, qui demande à Lundin ce qu’il pense des « enfants soldats qui gardent les champs de pétrole ». Celui-ci répond que c’est une « généralisation que de prétendre qu’ils gardent les champs de pétrole » et souligne qu’il a lui-même des enfants.

« J’ai vu ma mère mourir »
Mais au mois d’août 2024, 23 ans après la séquence, l’un des enfants, que l’on aperçoit de profil dans le film, s’est assis à Stockholm devant Lundin et a témoigné contre l’entreprise qu’il avait autrefois protégée.
Gatkuoth Liah Diu a raconté qu’à l’époque, il allait observer les ouvriers, qui s’approchaient de son village. Les hommes munis d’instruments de mesure étaient fascinants à suivre du regard. Il se souvient qu’ils plaçaient des drapeaux rouges sur le sol. De loin, lui et ses amis pouvaient voir les excavatrices, mais ils n’avaient pas le droit de s’en approcher et gardaient leurs distances. « Lorsqu’ils quittaient la zone, nous allions ramasser les drapeaux et jouions avec », se souvient-il.
Selon lui, la situation était paisible lorsque les ouvriers sont apparus pour la première fois, mais les problèmes ont commencé peu de temps après. « C’était le matin, j’aidais ma mère à traire les vaches », se souvient Liah Diu. Ce qu’il a vu ne ressemblait pas aux autres hélicoptères. Celui-ci était armé. Il a couru vers sa mère, qui s’est arrêtée de traire les vaches. Les armes sous les ailes de l’hélicoptère ont alors fait exploser et brûler les huttes ».
Sa voix s’est arrêtée. Il se souvint du poids de sa mère qui s’était allongée sur lui pour le protéger. « J’ai vu ma mère mourir. Elle est morte instantanément. Tout brûlait autour d’elle. » Il se souvient de la dernière étreinte de sa mère et du fait qu’il était trempé de sang. Il pense qu’il avait une dizaine d’années lorsque l’attaque s’est produite. Comme il ne pleuvait pas, il suppose qu’il s’agissait de la saison sèche.
Le plaignant a raconté comment son père, alors « général » dans la rébellion du SSIM, l’a réconforté et lui a dit de ne pas s’inquiéter. Maintenant, il s’occuperait de lui. « Je suis allé avec mon père et je suis devenu soldat », a-t-il dit aussi naturellement que s’il s’agissait de son fils de dix ans assis sur la chaise.
La raison pour laquelle son père et lui-même gardaient la route ce jour de mars 2001 est que le SSIM était, à l’époque, du côté du gouvernement soudanais après un « accord de paix ». Il se souvient qu’il patrouillait avec ses amis, à la recherche de nourriture, lorsqu’il a aperçu un homme, avec une caméra et une voiture, et qu’il s’est montré curieux. « Je me souviens avoir vu un caméraman, mais je suis surpris d’apparaître dans les vidéos. Je n’avais pas compris [que j’étais filmé] à l’époque ».
Il a décrit l’endroit où il a rencontré Lundin et Nilsson comme étant « un site pétrolier » près de Thar Yath, mais pas à la tour de forage proprement dite. La raison pour laquelle il était là ? « Mon père m’a dit que nous devions protéger les installations pétrolières de la région. Il y avait du pétrole sur le site. »
Le journaliste Nilsson et Ramsey seront tous deux entendus comme témoins par le tribunal en 2025.
Martin Schibbye est un journaliste indépendant suédois et le fondateur du site d’information Blankspot.