Dossier spécial « L’Église face à ses crimes sexuels »

Réparer les violences dans l’Église : « Il va falloir du temps »

Créée en octobre 2021 pour reconnaître et réparer les victimes de violences sexuelles au sein des institutions religieuses de France, la Commission reconnaissance et réparation (CRR) dresse son bilan après trois ans d’existence. Si le nombre de dossiers traités demeure inférieur à 500, sur plus de 300.000 victimes estimées, un premier rapport rendu public décrit cette démarche inédite de justice restaurative.

Réparations au profit des victimes de violences sexuelles dans l’Église de France : quel bilan peut-on faire de la Commission reconnaissance et réparation ? Photo : gargouilles de la cathédrale Notre-Dame de Paris (France)
Gargouilles de la cathédrale Notre-Dame de Paris (France). Trois ans après la « Commission Sauvé », la réparation des centaines de milliers de victimes d’agressions sexuelles au sein de l’Église reste confrontée à une énigme : seulement quelques centaines se sont présentées devant la Commission reconnaissance et réparation, créée en novembre 2021.
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« Je voudrais commencer cette journée par les critiques qui nous ont été adressées et que l’on a soigneusement analysées pour l’occasion ». Face à 150 personnes, l’ancien magistrat français, président de la Commission reconnaissance et réparation (CRR), Antoine Garapon a choisi de donner écho à un rapport nouvellement publié sur « cette expérience unique de justice réparatrice » lors d’une journée de bilan le 12 décembre 2024 aux Facultés Loyola à Paris.

Trois ans plus tôt, le 26 octobre 2021, la CRR a vu le jour sous un statut associatif, par un vote de l’Assemblée générale de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref). Le temps des réparations, individualisées, s’engageait alors, recommandées par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) qui venait de révéler, dans un rapport accablant, le chiffre de 330.000 victimes d’abus sexuels par des membres du clergé et des laïcs travaillant dans des institutions de l’Église entre 1950 et 2020. La CRR a été créée pour tenter de répondre à un besoin de justice réparatrice pour les hommes et les femmes victimes de violences sexuelles commises par des membres de congrégations religieuses en France.

Entre 2022 et 2024, sur les 1.027 personnes ayant effectivement saisi la CRR, cette dernière a formulé 475 recommandations financières. « L’écart s’explique du fait des dossiers suspendus (par des actions en justice), des personnes qui souhaitent témoigner sans réparation financière et des dossiers très longs, soit du fait de la victime, soit du fait de la congrégation », indique Anne de Ricoeur, déléguée générale de la Commission. « L’accompagnement entre la saisine et la recommandation dure en moyenne de 8 à 15 mois, pour prendre le temps dont a besoin la victime. Dans certains cas, cela va jusqu’à deux ans », précise-t-elle.

Sont jugés irrecevables les dossiers qui mettent en cause un prêtre affilié à un diocèse de l’Église catholique et non à une congrégation. Ces cas-là sont transférés à l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et réparation (Inirr) sans que la victime ait besoin de formuler une nouvelle saisine. La CRR ne traite pas non plus les abus qui ne sont pas d’ordre sexuels, ceux commis par des communautés ou associations non adhérentes à la Corref, par des laïcs exerçant dans l’Église ou encore par des membres de congrégations étrangères.

16,4 millions d’euros reversés aux victimes

En trois ans, sur les 70 % de saisines pour lesquelles la CRR s'est déclarée compétente, les 25 commissaires ont écouté des centaines de victimes. À l’issue de chaque entretien, un questionnaire a été soumis aux personnes entendues en vue d’évaluer l’ampleur des répercussions des violences subies, demander des réparations et de proposer le montant de la rétribution financière. Le dossier est ensuite étudié par la CRR, qui adresse aux congrégations des recommandations, morales et financières.

Entre octobre 2021 et décembre 2024, 16,4 millions d’euros ont été reversés aux victimes, la moyenne des recommandations de réparations étant de 34.500 euros. « Le plafond de 60.000 euros est peut-être un peu faible », convient Garapon. « Mais j’avais à cœur d’imaginer un système durable. » Si certaines victimes ne réclament pas d’argent « car elles auraient le sentiment que ça brouille leur démarche », la réparation financière est « globalement inévitable ». « Cela permet de voir le niveau de gravité de ce qui vous est arrivé et c’est très important. Dans les faits, un baiser non désiré dans le cou est certes une agression, mais ce n’est pas la sodomie d’un petit garçon de 10 ans. Toutefois nous avons constaté qu’il y avait des dégâts très profonds sur un homme ou une femme qui ont “juste” été embrassés contre leur volonté dans un monastère par exemple. »

Delphine Griveaud, auteure d’une thèse (2016-2022) sur les pratiques de la justice restaurative en France estime que la CRR innove : « elle est la première instance de justice restaurative où il y a une réparation symbolique mais aussi matérielle, ce qui ne se fait pas dans les médiations restauratives contrôlées par l’autorité judiciaire. » Depuis 2014 et son inscription dans la loi française, la justice restaurative s’est développée dans le champ pénal à travers diverses pratiques (médiations, rencontres entre détenus et victimes, cercles restauratifs ou de soutien).

Après l’écoute, les réparations symboliques 

Dans le processus restauratif de la CRR, des réparations dites « symboliques » complètent l’argent versé aux victimes : recevoir une lettre de reconnaissance par la congrégation dans laquelle ont eu lieu les abus, planter un arbre sur les lieux du drame, échanger des cadeaux entre la congrégation et la victime ou encore assister à des journées ou actes mémoriels. Un atelier d’écriture a même été proposé ; un ouvrage inédit, « Quand le diable a revêtu l’habit » a vu le jour, écrit par onze victimes pour témoigner.

« La réparation la plus désirée est celle de rencontrer un membre de la congrégation, pour dire ou redire ce qui s’est passé, les yeux dans les yeux. Les victimes veulent une sorte de reconnaissance physique, presque sensorielle, qu’on les regarde, qu’on leur dise ‘je te crois, l’agresseur a bien existé, il t’a fait du mal’. Ce moment est très fort », témoigne la sociologue de la délinquance et des violences sexuelles Véronique Le Goaziou. En 2023, elle est contactée par la CRR, « pour étudier, avec un regard extérieur, ce que fait la commission ». « Ils avaient besoin de quelqu’un qui n’était pas de la CRR, ni du monde religieux, mais qui connaissait bien la question des violences sexuelles », raconte-t-elle.

Publié en décembre 2024, son rapport « Réparer les victimes », financé par la CRR, fait état de la perception et du ressenti des victimes passées par la commission. La sociologue a épluché plusieurs centaines de dossiers: « Avec une collègue doctorante, nous avons ensuite mené 55 entretiens en posant trois questions : avant de saisir la CRR, où en étiez-vous par rapport aux violences que vous aviez subies – sous-entendu en aviez-vous déjà parlé ? Comment avez-vous envie de qualifier la démarche de la CRR ? Et comment l’avez-vous vécue ? »

« Je vous crois » : un triple impact 

Le Goaziou dit avoir été frappée par « l’unanimité quant aux bienfaits de la démarche », elle qui s’attendait « à beaucoup plus de critiques et de propos éventuellement un peu acerbes ou des déceptions ». Si elle reconnaît que des limites ont aussi été pointées, « il n’y a eu, parmi les 55 personnes consultées, aucune remise en question de la démarche de justice restaurative ni de l’existence même de la CRR. »

Dans son rapport, elle souligne que les membres du panel ont pour la plupart « ressenti une forte empathie de la part des commissaires [...], de la délicatesse, bienveillance, prévenance, patience, douceur, qui leur procurent un incroyable sentiment de bien-être et qui contrastent avec la froideur et la dureté des acteurs de l’Église ou de leur entourage ». L’écoute est également mise en avant, comme cette victime qui témoigne : « C’est la première fois que j’en parlais ; je ne savais pas trop à qui j’envoyais ce mail, est-ce qu’on n’allait pas se foutre de moi, je ne savais pas du tout où j’allais ». Sa parole, dit-elle, « n’a jamais été relativisée, mise en cause ou contestée ».

La sociologue analyse aussi l’impact de la parole, celle des victimes qui témoignent et sont écoutées, mais aussi celle des commissaires. « Le ‘je vous crois’ des commissaires a une triple signification. Il porte sur les faits et atteste qu’ils ont bien eu lieu [...]. Il atteste également de leur gravité, qui repose moins sur la nature de l’acte commis que sur ses effets et [...] enfin, il acte l’absence de responsabilité de la victime. » Globalement la démarche est considérée comme rigoureuse, « avec un point de départ et un point d’arrivée », note Le Goaziou.

« La sauce CRR »

Le rapport accorde toutefois sa place aux critiques, qui émanent surtout des premières victimes ayant eu recours à la CRR : « Il y a eu des temps morts, peu ou pas de retours, des confusions, un manque d’informations sur le dispositif, un seul référent et pas deux comme cela était annoncé. Des victimes ont eu l’impression de servir de cobayes et ces tâtonnements ont pu être source de violence pour elles. Si c’était à refaire, disent des membres du panel, il ne faudrait ouvrir une telle instance qu’en étant sûr de pouvoir répondre à la demande des personnes qui la sollicitent ; il faut être prêt. » 

« J’assume cette impréparation », assure Garapon en public le 12 décembre. « Cela a été une période de ‘rodage’, terrible expression s’agissant de destins humains, mais il fallait mettre au point des instruments, notamment définir une grille de réparations financières ».

À cet égard, le rapport indique que le montant est jugé « trop bas » par certains : « c’est une somme (trop) symbolique, à leurs yeux, qui n’est pas à la hauteur des faits subis ou des difficultés endurées. » Enfin, un grand nombre de victimes interrogées souligne l’épreuve que représente la CRR : « C’est lourd et fatiguant », « ça prend les tripes du début à la fin », « c’est un chemin de croix ». Pour les commissaires interrogés, novices en matière de justice restaurative, l’expérience est aussi éprouvante. S’ils partagent tous la lecture selon laquelle « les violences sexuelles commises dans l’Église sont un phénomène massif auquel l’institution a trop souvent répondu par le silence et le déni », la sociologue relève que la posture à adopter vis-à-vis des victimes « n’est pas gravée dans le marbre et les membres de la CRR en débattent ».

Tous partagent le sentiment de participer à une expérience « unique [...] qui est évolutive et perfectible », écrit Le Goaziou. « ‘On crée quelque chose qui n’existe pas vraiment’, dit une commissaire. ‘Il faut reconnaître que c’est un peu le bazar et que les concepts ne sont pas très précis’, ajoute un autre. ‘Il est possible qu’on invente une nouvelle pratique ou même un nouveau métier’, déclare un troisième, qui serait de la justice restaurative ou réparatrice, à leurs yeux, mais à la mode ou à ‘la sauce CRR’, comme conclut l’un d’eux. »

Une « sauce CRR » qui signifie pour la sociologue que cette démarche serait indissociable de ceux qui la mettent en pratique, à l’image de son président Garapon « qui nourrit le groupe par sa capacité à conceptualiser et à valoriser la démarche d’accompagnement et, ce faisant, à entretenir le désir de s’y impliquer ». Pour Griveaud, « la CRR assume totalement d’axer son travail autour de la victime. Elle pousse encore plus loin cette hybridation de la justice et du soin et cela mérite d’être observé sur le temps long ».

Les saisines n'ont fait que décroître

Le travail de réflexion du magistrat, ex-juge des enfants, a permis à la CRR à formuler des « principes directeurs d’une justice réparatrice en matière de violences sexuelles » : vouloir apporter une réponse de justice, engager l’autorité responsable comme un partenaire de justice pour les victimes, choisir un tiers indépendant, définir précisément un cadre et une mission, mettre la victime au centre et imaginer diverses formes de réparations. « On n’a pas tout bien fait, concède Garapon, mais je vois comment on pourra continuer à faire et bien faire. Finalement des gens très différents arrivent à travailler ensemble, l’immense majorité des congrégations a joué le jeu et le retour des victimes est globalement qu’il y a un avant et un après CRR. Donc : ça marche. »

Sauf rares exceptions, le rapport note un sentiment partagé par les victimes qui parlent : d’« un poids en moins », d’un fardeau qui a pu être déposé, d’un changement d’état émotionnel et d’un apaisement global.

Garapon se dit toutefois déçu de ne pas avoir réussi à toucher plus de monde. Les saisines n’ont fait que décroître depuis trois ans. En 2022, 604 personnes ont saisi la CRR, 230 en 2023 et 193 en 2024. Cette dernière année, la moyenne est de 16 saisines par mois et depuis septembre, de 12,5 : « C’est très énigmatique. Il y a beaucoup de personnes qui attendaient que cette commission existe. Ce sont sûrement celles qui étaient pleines de ressentiment qui l’ont saisies en premier », note-il.

« Maintenant, on a la difficulté de repérer et récupérer des gens qui sont dans la solitude. D’abord, ils ne vont plus à l’église. On ne va pas mettre une affichette chez le boulanger du coin : si vous avez été victime d’abus sexuels, contactez tel numéro. Ça passe par le bouche-à-oreille et les médias », souligne le magistrat.

D’où la crainte de certaines victimes que le « soufflé ne retombe » et qu’une nouvelle chape de silence ne recouvre de possibles abus, indique le rapport. « L’autre question, c’est de savoir si les choses vont changer, au sein de l’institution », s’interroge de son côté Le Goaziou. « Les sociologues savent parfaitement que les choses prennent du temps, et qu’avant d’inscrire des recommandations dans des modes de fonctionnement, dans des mentalités, dans une culture institutionnelle, il va falloir du temps. Tout ça est un énorme chantier et ce n’est que le début. Mais des graines sont semées dans cette expérience unique de justice restaurative. »

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