Gel de l'aide américaine : combien de morts ?

Depuis fin janvier, des milliers de personnes à travers le monde ont reçu un ordre d'arrêt de travail suite à la décision de la nouvelle administration américaine de "suspendre" son aide mondiale pendant 90 jours. Dans le domaine de la justice transitionnelle, des pays en conflit à ceux qui en sortent, des petites ONG travaillant avec les victimes de viols aux poids lourds conseillant les institutions étatiques, presque toutes les organisations sont touchées.

Suspension de l'aide américaine (USAID et autres subventions et organisations) : l'impact se ressent aussi sur la justice transitionnelle. Photo : une femme tient une pancarte où il est écrit :
Entre la suspension de l’agence USAID par l’administration Trump et les autres restrictions qui touchent les subventions du département américain, ce sont de très nombreux programmes de la justice transitionnelle dans le monde qui sont profondément affectés par la nouvelle politique américaine en matière d’aide étrangère. Photo : © Joseph Prezioso / AFP
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Au cours des deux dernières semaines, l'administration américaine a gelé des millions de dollars affectant directement ou indirectement les projets actuels et futurs de justice transitionnelle. En toile de fond, le travail à long terme mené par les ONG en matière de collecte de preuves, d'analyse et de soutien aux victimes pour répondre à des crimes internationaux apparaît décimé. Et des initiatives futures sont menacées, comme au Liberia où deux sources expliquent à Justice Info comment une délégation de haut niveau visitant le Liberia en janvier pour des consultations sur la Cour pour les crimes de guerre et crimes économiques, en cours de discussion dans ce pays, a été prise au dépourvu par le gel de l'aide américaine. « Tout risque d'être perdu », déclare un membre de la délégation qui n'a pas été autorisé à parler aux médias.

Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. Les États-Unis jouent un rôle de premier plan dans le monde de la justice internationale, selon l'ancien ambassadeur itinérant américain pour la justice pénale mondiale (2009-2015), Stephen Rapp, qui explique qu'il existe de nombreux types de projets interdépendants, bien au-delà de l'USAID, l'agence américaine d'aide au développement, qui « n'est généralement pas le plus grand bailleur de fonds dans ce domaine ».

Au-delà de la fermeture de l'USAID et de son budget annuel de 40 milliards de dollars, qui a fait les gros titres, le département d'État américain accorde des subventions considérables aux ONG par le biais de son programme "Démocratie, droits de l'homme et travail" (DRL). En outre, le Bureau pour le trafic des drogues international et le respect des lois et de nombreux autres programmes travaillant avec les systèmes judiciaires et policiers dans le monde entier accordent des subventions. Les États-Unis étaient « certainement l'acteur le plus important dans ce domaine », dit Rapp. Pourquoi ? « Il s'agit de renforcer l'État de droit partout dans le monde », explique-t-il, afin de consolider les intérêts américains. « Les atrocités de masse provoquent des flux de réfugiés », poursuit-il. « Le Venezuela est à l'origine de ce flux massif d'immigrants vers les États-Unis par le bouchon du Darién. Les efforts déployés pour l’empêcher, pour trouver des solutions régionales, pour soutenir une responsabilité pénale internationale de ces régimes, peuvent rendre possible leur transition. Tout cela, en fin de compte, nous aide. »

La justice pour l’Ukraine en prend un coup

Un exemple immédiat est celui de l'Ukraine, qui subit actuellement les conséquences de la décision du président américain Donald Trump de négocier son avenir directement avec Moscou. Sur le front de la justice pénale, l'Ukraine a ouvert plus de 140 000 dossiers de crimes de guerre depuis son invasion par la Russie en février 2022. Un document du gouvernement ukrainien cité par Reuters souligne que 89 millions d'euros de financement de la justice sont désormais menacés. Par exemple, le travail de près de 40 experts du Groupe consultatif sur les crimes d'atrocité pour l'Ukraine (ACA), qui travaillaient jusqu’ici avec leurs homologues du parquet général et fournissaient une expertise aux autorités ukrainiennes, est désormais suspendu.

Des tentatives sont actuellement en cours pour contester le gel des aides devant les tribunaux américains, notamment de la part du Barreau américain (ABA) et de co-plaignants. Le 13 février, un juge fédéral a rendu une ordonnance de protection temporaire. Mais les effets de cette ordonnance ne sont pas clairs. Dans un message adressé au conseil d'administration de l'Initiative État de droit de l'ABA, Scott Carlson, directeur exécutif associé du Center for Global Programs, qui s'est joint à cette action en justice, écrit que « la "pause" de toute l'aide américaine à l'étranger sans notification préalable aux parties concernées est sans précédent. Du point de vue de l'ABA, le fait d'être contraint, de manière inattendue et sans préavis, d'abroger des engagements pris avec des gouvernements, des organisations, des entreprises et des particuliers dans des dizaines de pays constitue un préjudice direct, immédiat et prévisible pour l'image de marque de l'ABA. En outre, ces actes du gouvernement américain ont créé une situation de plus en plus inquiétante en matière de sécurité pour le personnel chargé de l'aide à l'étranger. Les menaces à l'encontre de notre personnel et de nos partenaires sont en augmentation, car l'impression grandit que le gouvernement américain actuel pourrait être prêt à les abandonner brusquement après des années de loyal service ».

Une myriade d'organisations concernées

Les petites organisations, elles, hésitent à s'exprimer. « Je reçois deux ou trois courriels par semaine me demandant si je veux me joindre à une action en justice », déclare Christy Fujio, directrice exécutive de Synergy for Justice, une ONG dirigée par des femmes qui soutient les organisations qui s’occupent des survivants. « Nous voulons tous que quelqu'un intente une action en justice, mais tout le monde a peur d'être cité dans une plainte. » À Washington, de nombreuses personnes font pression pour obtenir des dérogations pour leurs projets. Mais « vous ne pouvez pas vraiment travailler sur une dérogation si vous n’avez pas quelqu’un travaillant à l'USAID pour vous dire ce que vous pouvez faire. Et aucune de ces personnes n'est là. Vous ne pouvez pas ouvrir et fermer cela comme un robinet sans avoir de personnel », explique Rapp.

Rapp s'inquiète des nombreux projets locaux financés par le DRL : « J'ai participé à un sommet à Barcelone l'année dernière avec des acteurs d'une quinzaine de situations différentes, de la Guinée à l'Amérique latine en passant par Myanmar, le Sri Lanka et toutes sortes d'endroits différents, tous financés par le DRL - avec un accent très marqué sur les victimes et les rescapés ». Une myriade d'organisations travaillant au sein des communautés touchées sont à la base de la plupart des travaux sur la responsabilité pénale des crimes internationaux. Ce sont souvent des partenaires locaux de grandes ONG, et certaines de plus petites organisations dont le travail dans les zones de conflit fonctionne de subvention en subvention.

L'ampleur des dégâts subis par le milieu de la justice pénale n'a pas encore été évaluée à l'échelle mondiale. « Je reçois constamment des communications de divers groupes qui dépendaient exclusivement du financement américain et qui sont dans une situation très douloureuse. Ils n'ont plus de financement, ils ne peuvent plus payer leurs employés, ils ne peuvent plus payer leurs factures », explique Rapp. Il souligne que le financement de l'USAID actuellement gelé comprend le soutien d'un projet pluriannuel de la société civile sur la documentation en Éthiopie pour qu’elle s’engage dans une justice transitionnelle pour les 600 000 personnes tuées dans le récent conflit.

Le décompte des victimes ne fait que commencer

Au moins une organisation de la Corne de l'Afrique qui travaillait jusqu’ici avec des victimes de violence a fermé son site Internet, ainsi qu'une autre au Sud-Soudan, aucune des deux ne souhaitant être nommée. Le bureau auxiliaire d'une organisation américaine à Banjul, qui fournissait du personnel intégré au ministère de la Justice de Gambie, a fermé, selon des sources de Justice Info.

Depuis 20 ans, Every Casualty Counts (Chaque victime compte) travaille avec des organisations communautaires pour collecter de la documentation sur les victimes de conflits armés. Le réseau compte aujourd'hui 67 membres dans le monde entier, dont la taille et les capacités varient considérablement : "Certains ont des budgets annuels de plusieurs millions d'euros, d'autres ne comptent que des bénévoles ou quelques milliers de personnes », explique Rachel Taylor, directrice exécutive du réseau. Elle estime qu'environ un tiers d'entre elles ont été touchées, « beaucoup perdant jusqu'à 80 % de leurs revenus du jour au lendemain. Ce sont ces gens qui bénéficient des sous-subventions accordées par l'USAID. Ce sont eux avec qui nous travaillons et qui mettent littéralement leur vie et celle de leur famille en danger chaque jour pour documenter les atrocités. Ils travaillent dans des environnements très peu sûrs. Et maintenant, ils ont le stress supplémentaire de ne pas savoir s'ils vont être en mesure de nourrir leurs familles ».

La plupart des ONG ne sont pas encore prêtes à s'exprimer. Certaines espèrent que la décision est temporaire et craignent d'être montrées du doigt si elles se plaignent. Le directeur d'une ONG ukrainienne explique, quant à lui, à Justice Info que le gel de l'aide signifie un retour à la situation antérieure, avant l'afflux massif d'argent et d'expertise après l'invasion de 2022.

L'onde de choc n'épargnera probablement pas la Cour pénale internationale (CPI), car il existe, comme en Ukraine, de nombreux petits groupes qui travaillent sur des pays faisant l'objet d'enquêtes de la CPI et dont les budgets sont partiellement ou entièrement financés par le gouvernement américain, et qui doivent maintenant suspendre leurs activités, peut-être pour une durée indéterminée.

Pour une ONG syrienne, « essayer de survivre »

La Syrie est un autre exemple. En décembre, après le renversement du régime de Bachar el-Assad, les prisons se sont ouvertes et des documents des services de renseignement sont devenus accessibles. Des millions de pages d'informations pourraient fournir des indices sur le sort de milliers de disparus et permettre d'identifier les responsables.

Le Centre syrien pour la justice et la responsabilité pénale (SJAC) explique à Justice Info avoir envoyé des équipes à Damas où elles ont obtenu des scans de quelque 400 000 pages de documents. « Nous sommes allés chercher les plus importants, les dossiers de détention des personnes disparues et les ordres des commandants. Maintenant que nous avons ces documents, nous devons les analyser, ce qui sera laborieux, et nous n'avons pas les fonds nécessaires pour le faire », explique Roger Lu Phillips, directeur juridique du SJAC. La moitié des fonds provient du département d'État américain. En conséquence, 70 % du personnel a dû être licencié et les autres reçoivent la moitié de leur salaire. « Nous essayons simplement de survivre pendant ces trois mois », dit Phillips. « Nous continuons à faire le travail de documentation en priorité [mais] nous ne pouvons pas nous en sortir très longtemps. Si le gel se poursuit ou si le contentieux prend trop de temps, l'avenir du SJAC sera remis en question. »

Une autre organisation centrée sur les survivants, qui n'a pas souhaité être nommée, indique que « l'ensemble de notre programme pour la Syrie a été financé par le gouvernement américain. L'argent qui nous aurait été versé, à nous et à nos partenaires, est probablement de l'ordre de deux millions de dollars pour les deux ans et demi à venir. Et nous sommes très petits ».

« La chaîne de conservation des informations et des preuves n'est pas quelque chose que l'on peut simplement casser et reconstruire, et ainsi à nouveau. Cela a de l’importance parce que la qualité de l'information sera perdue ou dégradée au point qu'elle ne sera plus admissible devant un tribunal », explique Taylor, de Every Casualty Counts. « Nous partageons les preuves avec le Mécanisme international, impartial et indépendant des Nations unies, qui les transmet ensuite aux personnes chargées de l'élaboration des dossiers en Europe », confirme Fujio, de Synergy for Justice. « Je m'inquiète du progrès des affaires de compétence universelle dans l'Union européenne. »

Taylor s'inquiète également de ce qui pourrait arriver aux informations sensibles : « Toutes les personnes qui ont des informations stockées dans des bases de données sur les crimes de guerre, l'identité des témoins, etc., si elles ne peuvent plus payer leurs abonnements à des logiciels de sécurité, qu'adviendra-t-il de toutes ces informations ? Des personnes mal intentionnées pourraient s'en emparer et des vies seraient perdues. »

Colombie : moins 2 % pour la JEP

En Colombie, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) risque de perdre entre 3,6 et 3,8 millions de dollars cette année en raison du gel américain, a confirmé son nouveau président, Alejandro Ramelli. Ce montant comprend l'argent de quatre projets financés par l'USAID et de deux projets financés par le département d'État américain, soit environ 2 % de son budget annuel. Cette perte de financement pourrait signifier que la JEP, le bras judiciaire du système de justice transitionnelle issu de l'accord de paix de 2016 avec l'ancienne guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), pourrait avoir du mal à avancer dans l'enquête et la poursuite de deux de ses macro-dossiers les plus récemment ouverts, a averti le juge Ramelli. L'un d'entre eux porte sur les violences sexuelles et l'autre sur les crimes commis à l'encontre des minorités indigènes et afro-colombiennes. Le juge a expliqué que cet argent était principalement consacré à la logistique nécessaire pour permettre la participation de milliers de victimes et leur fournir un soutien psychosocial.

Les propos de Ramelli ont été rapidement attaqués par des responsables politiques opposés de longue date à la justice transitionnelle en Colombie. « Depuis sa création, la JEP a reçu 3,4 trillards de pesos (environ 825 millions de dollars) du budget général et recevra 737 milliards cette année. Et pourtant, le président de la JEP nous dit maintenant qu'en raison des 16 milliards qu'ils ne recevront pas de l'USAID, ils ne seront pas en mesure de juger les FARC », a ainsi déclaré la sénatrice Paloma Valencia.

« Les subventions reviendront... »

Pour de nombreuses organisations, le principal problème est le choc provoqué par l'immédiateté du gel : « On ne s'attend jamais à ce qu'une telle chose se produise. C'est vraiment choquant », explique Fujio. Et la confusion règne toujours quant à la suite des événements. Un autre responsable d'une organisation américaine, qui n'a pas souhaité être nommé, déclare à Justice Info que « le département d'État examine les tranches de subventions, et certaines organisations ont déjà reçu des notifications indiquant que leurs subventions allaient être rétablies ».

Mais la question se pose de savoir si les projets d'aide seront examinés sous un jour hostile à la diversité et l’équité de genre, tel qu’appliqué par la nouvelle administration américaine aux projets scientifiques. Et si cela signifierait que les projets axés, par exemple, sur les femmes, les filles ou les groupes défavorisés ou marginalisés seraient acceptables. « Nous avons appris que notre projet de justice transitionnelle, qui portait sur l'autonomisation des femmes, est en quelque sorte provisoirement programmé pour être interrompu », explique Fujio.

Certaines des personnes consultées par Justice Info s'inquiètent également des paramètres que Washington pourrait fixer pour toute aide accordée à l'avenir. « Je pense que la politisation de ces fonds pose un réel problème », déclare le directeur d'une organisation de justice pénale basée aux États-Unis, qui n'a pas souhaité être nommé. « Nous entrons dans un terrain nouveau et inquiétant. Je pense que de nombreuses organisations ne voudront probablement pas obtenir de financement du gouvernement américain à l'avenir, par crainte de ce que cela pourrait signifier s'ils étaient tenus de suivre de près les objectifs de politique étrangère de l'administration Trump », ajoute cette source.

L'écosystème n'a pas le temps de s'adapter

Au sujet du remplacement du financement américain par de nouvelles subventions provenant du reste du monde, aucune des douze personnes avec lesquelles Justice Info s'est entretenu n'est optimiste quant à l'intervention d'autres gouvernements ou organisations philanthropiques. « Il n'y a pas beaucoup de fonds gouvernementaux disponibles dans ce domaine. Et la philanthropie a chuté dans cet effort », commente Rapp.

« Les États-Unis font partie des principaux soutiens politiques et financiers de ces tribunaux internationalisés », déclare Martin Petrov, un consultant qui aide à concevoir des mécanismes hybrides. « Je ne pense pas que la plupart des gens réalisent l'impact considérable du soutien technique et financier des États-Unis, qui permet aux pays déchirés par un conflit de mettre en place des mécanismes de justice pénale et de faire face à leur passé. » Le Tribunal spécial pour la Gambie, approuvé par les chefs d'État de la CEDEAO en décembre dernier après des années de travail, en est un exemple. Selon Petrov, une grande partie de ce travail a été possible grâce à l'expertise et au financement des États-Unis, et il serait difficile d'imaginer comment le projet pourrait se poursuivre si les États-Unis se retiraient. « Par définition, les tribunaux hybrides nécessitent une participation internationale. C'est ainsi qu'ils fonctionnent. J'ai remarqué que si les États-Unis et l'Union européenne soutiennent un tribunal, avec d'autres donateurs, le tribunal fonctionnera. Si l'un d'entre eux n'est pas de la partie, il ne fonctionnera pas », explique-t-il.

« Si l'approche avait été progressive, cela aurait été difficile pour beaucoup d'organisations, mais certaines choses auraient survécu », ajoute Taylor. « C'est un peu comme lorsque le krach financier s'est produit. Lorsque vous éliminez soudainement un grand acteur de l'écosystème, tout le reste s'effondre. Si vous saviez que cela allait arriver, si cela se passait progressivement, l'écosystème s'adapterait. Mais comme cela s'est produit du jour au lendemain et que c'est un événement d'une telle ampleur, il n'est pas possible de s'adapter. »