LES GRANDS ENTRETIENS JUSTICE INFO
Nadim Houry
Avocat international et expert en politiques publiques, directeur exécutif de l'Arab Reform Initiative
Deux mois après le renversement du président syrien Bachar el-Assad, Nadim Houry, directeur d’Arab Reform Initiative, explore le champ des possibles en matière de justice transitionnelle dans une Syrie où, selon lui, « on ne peut aujourd’hui imaginer une paix civile sans justice ».
JUSTICE INFO : Aujourd’hui, à l’exception de procédures déjà en cours en Europe, il n’y a toujours rien de très concret sur le terrain de la justice en Syrie, deux mois après la chute de Bachar el-Assad, le 8 décembre dernier. Est-il vraiment trop tôt pour en parler ?
NADIM HOURY : En soi, l’impunité était un des piliers du régime Assad et, effectivement, la Syrie d’après devrait commencer par y faire face et mettre en place les mécanismes pour que, avant même de parler de justice transitionnelle, il y ait justice, point.
On sait que dans tout conflit qui se termine il y a une lenteur au démarrage, mais c’est encore plus compliqué dans le contexte syrien pour, à mon avis, plusieurs raisons. Premièrement, ceux qui règnent à Damas jusqu’à maintenant ont décidé de mettre la priorité sur la stabilité sécuritaire et économique. Ils ne contrôlent toujours pas l’entièreté de la Syrie et il faut se rappeler qu’au moment où le régime tombe, Israël décide d’attaquer et d’anéantir ce qui reste de l’armée syrienne, étend son occupation du Golan vers d’autres régions, qu’il y a des parties contrôlées par les forces kurdes dans le nord-est, et que l’unification des différents groupes armés n’est pas encore faite. Il y a donc une priorité sécuritaire.
Deuxièmement, la stabilité économique. Les responsables actuels ont décidé de la mettre en priorité pour obtenir la levée des sanctions et offrir un apport d’air. Par ailleurs, les nouveaux dirigeants de la Syrie ont eux-mêmes commis des crimes dans le passé et ne sont pas non plus des gens fondamentalement ancrés dans une logique des droits humains. Enfin, en Syrie aujourd’hui, on est encore dans l’antichambre de la transition, on n’est pas encore complètement dans cette période de transition.
Donc l’idée en Syrie, c’est la politique d’abord ?
Oui. Le sécuritaire, l’économie et le politique – comment cette transition va se faire –, puis cette question de la justice. Vous l’avez un peu mentionné, avant le 8 décembre et la chute du régime, la logique d’intervention de ces dix dernières années – que ce soit au niveau de la société civile syrienne en exil ou des instances internationales – était d’effectuer un travail de longue haleine sur des questions de compétence universelle, de documentation, avec le mécanisme onusien, etc. Le centre de gravité des efforts de justice en Syrie était en dehors de la Syrie. Soudain, il y a une espèce de coup de balancier où le scénario improbable a lieu, alors que les organisations qui s’occupaient de ces questions, et les dossiers judiciaires eux-mêmes, étaient assemblés en dehors de la Syrie.
En Syrie, l’architecture institutionnelle d’une justice n’a pas encore été mise en place et l’on voit déjà qu’elle va buter sur des questions essentielles. Des détenus à l’étranger, notamment des pays européens, ne vont probablement pas être renvoyés en Syrie, parce que l’on ne sait pas encore si la Syrie va appliquer la peine de mort, ni offrir des garanties de non-torture. Et on entend là que l’ancien ministre de l’Intérieur vient d’être arrêté il y a quelques jours…
C’est un démarrage lent, mais le sujet n’est pas absent parce que les familles de disparus notamment et les familles des anciens détenus comptent bien porter la flamme en Syrie. Elles ont réussi à rencontrer il y a quelques jours Ahmed al-Charaa [chef de la coalition rebelle et président par intérim de Syrie].

On ne peut pas imaginer une paix civile sans justice aujourd’hui en Syrie. Et ça, c’est clair pour tout le monde. Ahmed al-Charaa sait très bien que sans justice il ne peut pas y avoir de stabilité.
Une question se pose en Syrie, peut-être plus encore qu’ailleurs : après tous les crimes documentés sous le régime el-Assad, peut-on gouverner sans traiter le passé ? Al-Charaa lui-même, deux jours après sa prise de pouvoir, a déclaré qu’il allait poursuivre les criminels. Existe-t-il vraiment une telle conscience, ou est-ce parce que l’on ne peut pas faire de politique sans faire ce type de déclaration ?
Non, je pense qu’il y a une conscience profonde qu’il va falloir une justice pour que la Syrie puisse tourner la page. Elle vient aussi d’un pragmatisme : on voit déjà, dans certaines régions de la Syrie, des attaques de revanche. On ne peut pas imaginer une paix civile sans justice aujourd’hui en Syrie. Et ça, c’est clair pour tout le monde. Ahmed al-Charaa sait très bien que sans justice il ne peut pas y avoir de stabilité. Pour la société syrienne, qui a énormément souffert, non seulement ces quatorze dernières années mais pendant les cinquante ans du parti Baas, et notamment depuis les années 80, s’il n’y a pas de justice, on ouvre le champ à des vengeances. Il y a donc une urgence.
La question qui flotte dans l’air et qui n’a pas encore reçu de réponse, c’est où est-ce que l’on va mettre le curseur ? On a vu al-Charaa dire que l’on ne va pas faire comme en Irak, où toute personne qui était dans le parti Baas était déclarée coupable, que tous les combattants ne sont pas coupables de crimes de guerre et qu’il va falloir trouver un équilibre. Il y a un débat qui commence aujourd’hui sur qui juger en premier lieu, et par qui ? C’est une question pour la société civile syrienne et aussi pour les internationaux : est-ce que ça va être une justice purement nationale ou une justice nationale avec une justice internationale pour des gens comme Bachar el-Assad si la Russie accepte de le livrer un jour ? Des mécanismes hybrides du type de ce que l’on a vu au Cambodge, en Sierra Leone et dans d’autres pays ?
Ces conversations commencent lentement parce qu’il y a toujours les sanctions et que les bailleurs de ce type d’initiatives ne transfèrent toujours pas d’argent en Syrie aujourd’hui. Mais les débats sont présents. Par exemple, sur un mécanisme pour identifier les disparus, sur le rôle du mécanisme international créé par les Nations unies pour la Syrie, sur les informations collectées par des organisations comme Cija [Commission for International Justice and Accountability, une ONG], et d’autres. Elles ont toutes leurs bases de données. Comment unifier tout cela ? Est-ce que ce sera un processus commandé par Damas ? Est-ce que cela restera hybride ? Tout le monde avance à petits pas, il y a beaucoup de conversations, mais les grandes décisions n’ont pas encore été prises.
Jusqu’à maintenant, il n’y a pas encore suffisamment de clarté sur qui va prendre la décision. Et qui va financer.
A votre connaissance, il y a des rencontres concrètes entre des gens de l’ONG Cija, du Mécanisme de l’Onu, et le pouvoir ?
Je ne sais pas pour Cija, mais pour les Nations unies il y a eu des visites en Syrie. Il y a aussi eu des discussions entre les organisations de la société civile syrienne, qui ont établi, sur la question des disparus, une position unifiée. Mais je dirais que jusqu’à maintenant, il n’y a pas encore suffisamment de clarté sur qui va prendre la décision. Et qui va financer.
Il y a, d’une part, cet écosystème d’organisations syriennes qui se sont énormément développées hors du pays ces quatorze dernières années, qui sont devenues très sophistiquées sur les questions d’archivage, de documentation, qui ont travaillé entre elles d’une manière très proche. Et puis il y a des gens qui sont restés en Syrie. Il y a donc aussi cette dimension intérieur/extérieur, ces questions de légitimité, d’inclusion, avec des voix internes qui n’ont peut-être pas eu accès aux mêmes réseaux internationaux. Les liens sont en train de se renouer, des conversations se tissent.
Le nouveau pouvoir a-t-il émis ce souhait de « nationaliser » les démarches de justice ? A-t-on des indices, des éléments sur son intention actuelle ?
On n’en a pas encore, honnêtement. Le pouvoir en place est jusqu’à maintenant dans le réactif. La chute du régime s’est passée bien plus rapidement que quiconque ne pouvait l’imaginer. Ahmed Al-Charaa se retrouve à diriger un pays brisé, avec énormément de défis sécuritaires. Pour calmer le jeu, il a toujours été clair qu’il y aurait une justice, surtout pour ceux qui ont perpétré les crimes les plus importants. Et il y a un désir de résorber la violence et d’empêcher la panique chez les pro-Assad, pour assurer une transition. Si vous rendez vos armes, vous n’allez pas être exécutés.
Ces dernières semaines, on a vu des arrestations de quelques hauts placés, mais la plupart se sont évanouis dans la nature avec la chute du régime. Beaucoup ont quitté le pays.
Que sont devenus ces agents du régime qui se sont rendus ?
Ces gens étaient surtout à des niveaux pas très importants. Ils s’enregistrent, disent ‘j’étais dans telle unité, voici mon arme’, et jusqu’à maintenant on les laisse tranquilles. Ils ne sont pas en prison. Ces dernières semaines, on a vu des arrestations de quelques hauts placés, mais la plupart se sont évanouis dans la nature avec la chute du régime. Beaucoup ont quitté le pays, peut-être vers le Liban, et du Liban ils ont voyagé. Certains se sont réfugiés dans des petits villages. On est en train de voir quelques arrestations de personnes disons plus importantes, mais qui donne ces informations qui mènent à ces arrestations, je ne pourrais pas vous dire. Le ministre de la Justice actuel et son équipe n’ont ni la carrure ni l’expertise pour diriger cette réflexion en Syrie.
Les Syriens ont mérité d’écrire une page de justice. Cette justice leur appartient, même s’il faudra un soutien, un apport en expertise et une implication internationale.
Avez-vous un avis sur la meilleure forme de justice possible, au regard de ce qui s’est passé en Irak ou ailleurs dans le monde arabe ?
Pour moi, nous ne sommes pas à un stade où l’on peut être très prescriptif. On ne sait pas à quoi va ressembler la Syrie dans trois ou six mois. La transition politique, on la voit devant nos yeux en train d’être modelée, discutée, débattue.
Je pense qu’il faut que ce soit un processus dirigé par les Syriens, mais peut-être pas exclusivement, car le système judiciaire syrien est tellement démantelé qu’il ne pourra pas gérer ni convaincre la communauté internationale de collaborer avec lui. Et sans cette collaboration, il n’aura pas accès à toutes les données. Mais les Syriens ont mérité d’écrire une page de justice. Cette justice leur appartient, même s’il faudra un soutien, un apport en expertise et une implication internationale.
La société civile syrienne a développé énormément de capacités à penser ces questions. Mais l’architecture de la réponse judiciaire et de la réponse de justice transitionnelle, il est trop tôt pour le dire.
Ce qui est clair pour moi, si on peut parler de quelques grands principes, c’est que l’on ne peut pas tourner la page sans un processus ambitieux et d’envergure. Et idéalement, ce processus doit inclure tous les piliers de ce que l’on appelle en général la justice transitionnelle. Il y a un énorme travail, et cela va être très proche de ce qui a été fait en Colombie, à mon avis. Il y a plus de 100.000 disparus en Syrie sur la période des quatorze dernières années, mais il y a aussi les disparus de Hama, dans les années 80, et d’autres conflits. Il va y avoir besoin d’un mécanisme de vérité, d’écrire l’histoire et de faire en sorte que les Syriens puissent tourner la page en ayant connaissance de ce qui s’est passé. C’était un régime qui niait les attaques chimiques, qui niait les disparitions.
Combien de gens seront jugés, comment ? On parlera des modèles possibles, mais pour moi un des piliers essentiels est de s’assurer qu’il n’y aura plus de torture dans la Syrie de demain, qu’il n’y aura plus de disparition forcée, qu’il n’y aura plus de détention arbitraire. C’est un travail institutionnel énorme qui doit être fait au niveau de la Constitution, des lois, de la reconstruction des forces de sécurité. Et finalement, il faut se rappeler de tout cela, donc créer des commémorations, un musée, peut-être un musée des disparus, un musée de la torture, etc. Ça prendra le temps que ça prendra, il faut des idées, mais qui peut en décider aujourd’hui ?
On avait décrit la Syrie comme le royaume du silence. Aujourd’hui, c’est une société qui se redécouvre et il faut qu’il y ait un espace de débat, de discussion, qui permette de voir aussi comment les gens comprennent la justice.
Percevez-vous quelle est la demande de la société syrienne ?
Il ne faut pas minimiser l’importance du débat sociétal dans la société syrienne. A un moment donné, on avait décrit la Syrie comme le royaume du silence. Aujourd’hui, c’est une société qui se redécouvre après tant d’années et il faut qu’il y ait un espace de débat, de discussion, qui permette de voir aussi comment les gens comprennent la justice. Comment les gens qui sont restés en Syrie et ceux qui sont allés à l’étranger ont des priorités un peu différentes. Il va falloir débroussailler tout cela avec les meilleures volontés du monde, avec tout le soutien international possible et écouter ce que les Syriens veulent. Le plus grand danger, c’est de voir venir maintenant cette espèce d’expertise internationale qui va leur dire ‘vous devez faire un, deux, trois, quatre et c’est comme ça que vous allez tout résoudre’. Ce serait un désastre.
Y a-t-il un précédent historique en Syrie ?
Non… C’était un pays où toute demande de justice était criminalisée et où l’on disparaissait pour moins que ça. Il y a quelques jours, on vient de commémorer le massacre de Hama, qui a eu lieu en 1982. Mais jusqu’à aujourd’hui, personne n’a pu documenter combien de personnes avaient été tuées, et les estimations varient entre 10.000 et 40.000 morts.
Du fait que le conflit syrien ait pris tellement de temps, beaucoup de Syriens et de Syriennes ont pensé aux questions de justice transitionnelle, ont pu œuvrer sur ce sujet une fois en exil. Je pense que c’est une richesse et un point fort. Cela fait des années qu’ils travaillent, qu’ils coexistent, qu’ils se frottent avec les organisations internationales, le système judiciaire européen, etc. Beaucoup d’entre eux ont eu le temps d’intégrer des organisations internationales, de faire leur doctorat, etc. Il y a, je pense, aujourd’hui dans la société civile syrienne, une expertise et une connaissance de la question.

Ces personnes et ces organisations rentrent-elles aujourd’hui en Syrie ?
Il y a des retours mais pas nécessairement des retours permanents. Comme quelqu’un qui va tâter le terrain. Parce que ce n’est pas clair aujourd’hui en Syrie : une organisation qui veut se constituer, elle le fait sous quelle loi ? Si une organisation ferme ses bureaux à Berlin ou à Paris pour déménager en Syrie, elle fait face à un système bancaire qui est toujours sous sanction. Ces gens-là se sont rendus en visite, oui, ont organisé des événements, des débats en Syrie. L’échange commence à se faire.
La région est en feu, est-ce que la reconstruction de l’État vous paraît possible en Syrie, dans cet environnement géopolitique ?
Je pense que la réponse est oui. Le contexte est très compliqué mais, pour une fois, en décembre 2024, les astres se sont alignés pour les Syriens contre Bachar el-Assad. Plusieurs événements régionaux ont créé cet espace pour que les Syriens puissent enfin commencer une transition. Il y a eu l’affaiblissement du Hezbollah, de l’Iran, de la Russie aussi, très occupée par l’Ukraine. Et il y a une forme de nouvelle maturité régionale, où l’on voit l’Arabie Saoudite et la Turquie collaborer autour de la Syrie, alors qu’en 2013, dans les autres pays qui ont vécu des printemps arabes et des révolutions, ils soutenaient des parties différentes et souvent cela menait à des conflits. Ces deux pays sont un peu fatigués et reconnaissent qu’il y a un besoin de stabilité. Il y a donc un contexte régional qui donne une chance aux Syriens de recommencer à constituer un État.
Il y a une volonté saoudienne et turque d’être un peu les deux parrains de ce nouveau régime en Syrie. Avoir ces doubles parrains peut augmenter les chances de réussite pour la Syrie. Je parle de chances, parce qu’il y a la question kurde qui doit être résolue.
Y compris du côté d’Israël ?
Non, le seul fauteur de troubles aujourd’hui est Israël. Mais est-ce que l’Israël va se limiter à l’incursion [menée en décembre en Syrie] et s’arrêter là ? Je pense que c’est possible. Ce dont on a eu peur, c’est qu’Israël décide d’armer et de soutenir certaines factions syriennes pour déstabiliser le régime. Mais il y a une volonté saoudienne et turque d’être un peu les deux parrains de ce nouveau régime en Syrie. Avoir ces doubles parrains peut augmenter les chances de réussite pour la Syrie. Je parle de chances, parce qu’il y a la question kurde qui doit être résolue.
Ces deux sponsors ne sont pas non plus les plus grandes démocraties…
Je suis d’accord. Sauf que, je pense, aucun des deux, sur des questions de justice transitionnelle ne s’y opposeront. Il y a un ressenti profond chez les Syriens, mais aussi dans la région, dans le monde arabe et globalement, que cette bureaucratie de la mort, de la torture, que le régime de Bachar el-Assad a représenté, doit être jugé. Et à part en Russie, personne ne va vraiment se battre pour défendre aujourd’hui ce qui reste du régime. Il y a donc une opportunité. Il y a un champ des possibles, on peut imaginer aujourd’hui une autre Syrie mais pour arriver à réaliser cette vision, il y a un énorme déminage à opérer sur les questions sécuritaires, économiques, politiques, de justice. Chacun des dossiers porte en lui le danger de faire exploser et déstabiliser la situation.
En fait le plus grand danger aujourd’hui, c’est de s’attendre à des solutions miracles. L’important est que la société avance dans ce sens-là.
Aux portes de la Syrie, il y a le conflit Israélo-palestinien et les déclarations récentes de Trump à propos de Gaza. Cela ne va guère dans le sens du respect des droits et du droit international. Comment al-Chaara peut-il se sentir sous pression pour faire de la justice transitionnelle ?
Je suis tout à fait d’accord, mais je pense que la demande de justice viendra de la société syrienne. Cette demande est claire. On a vu par exemple des activistes organiser un moment de commémoration devant les bureaux où ceux que l’on appelle les quatre de Douma, des gens très connus, ont été kidnappés. Ils ont apposé une plaque sur l’immeuble. La société syrienne est assoiffée de justice. C’est un choix existentiel. La boussole essentielle sur ces questions-là va venir de la société syrienne. Elle va venir du bas. Il va falloir de la patience, on sait que ce sont des processus qui prennent beaucoup de temps, qui ne sont jamais linéaires et qui dépendent de moments politiques. L’important, c’est que cette idée que l’on ne veut plus jamais revivre cela, devienne intimement lié à l’identité syrienne. La communauté internationale a complètement loupé cela en Irak et on a vu les résultats. Elle a loupé cela en Libye aussi. Est-ce que les Syriens, qui ont tant souffert, vont réussir ? C’est le vrai enjeu. Juger les gens du régime, cela va peut-être se faire. Mais juger les gens du régime ET s’assurer qu’on ne torture plus, qu’on ne fait plus disparaître les gens…
Tous les Syriens ont des histoires de proches, d’amis qui ont disparu, qui ont été torturés. Comment transformer ceci en un nouveau pacte social ?
Est-ce que vous diriez que la guerre, la répression depuis la révolution en 2011 a structuré la société syrienne à son corps défendant ?
Il y a de cela dans l’expérience syrienne. Qu’est-ce qu’il restera en fin de compte ? Pour moi, ce sont les photos de César, ce sont ces centres de détention, cette prison de Saidnaya où les gens sont encore en train de gratter la terre parce qu’ils pensent qu’il y a encore un étage sous-terrain. Pour moi, c’est peut-être dans cette image-là que la Syrie de demain doit être construite. C’est quelque chose qui est profond, que tous les Syriens ont vécu. Tous les Syriens ont des histoires de proches, d’amis qui ont disparu, qui ont été torturés. Comment transformer ceci en un nouveau pacte social ? Pour moi, ce serait la plus grande victoire de la révolution syrienne s’ils y arrivent. Tout le reste est technique. Quel système pénal ? Quel mécanisme de justice transitionnelle ? Quelle commémoration, dans quel espace public ? Tout cela est très important, mais avec ce but final de construire une société qui n’acceptera plus jamais cela. Ce serait une révolution au niveau de la Syrie et au niveau de la région et ce serait la plus belle des revanches contre Bachar el-Assad.
Et quel chemin ce serait, pour al-Charaa, de passer d’Al-Qaïda à la justice transitionnelle…
Oui, ce serait un sacré chemin. Est-ce qu’il va trouver lui-même son chemin de Damas ? Je ne sais pas, mais je miserais plus sur un processus sociétal que sur une ou deux personnes. Aujourd’hui, al-Charaa va peut-être soutenir un processus de justice transitionnelle parce que cela va l’aider à gagner en légitimité interne et internationale, à éliminer et peut-être juger certains anciens représentants du régime. Et peut-être que dans quelques mois, il va faire une nouvelle alliance avec certains groupes armés, ou que cela ne lui conviendra plus.
Si l’on regarde l’histoire, on voit souvent que la vraie demande sociétale met quelques années à se manifester. Parce qu’il y a une génération qui sort de la guerre et qui est fatiguée, c’est parfois la génération de leurs enfants qui y reviennent. On l’a vécu avec l’Allemagne nazie ; on l’a vécu en Espagne, où l’on voit les petits-enfants en train de rouvrir les dossiers de Franco ; on l’a vécu au Chili, où ce sont les enfants des torturés et des disparus qui ont poussé le message de Nunca Mas. J’espère que la Syrie n’attendra pas, mais ayant vécu des expériences dans d’autres pays arabes, je miserais sur un processus qui prendra du temps. Le temps que la justice transitionnelle devienne la base d’un vrai contrat social, où la société se sente intimement responsable de protéger cela. Tout le reste demeure fragile.
Nadim Houry, avocat international et expert en politiques publiques, est directeur exécutif de l'Arab Reform Initiative (ARI), un groupe de réflexion régional de premier plan ayant des bureaux à Paris, Beyrouth et Tunis, qui œuvre pour une gouvernance démocratique et responsable ainsi que pour la justice sociale et environnementale. Avant de rejoindre l'ARI, Houry a travaillé pour Human Rights Watch et les Nations unies.