OPINION

La CPI a eu Duterte, qu’auront les Philippins ?

L’ex-président philippin Rodrigo Duterte a été placé en détention par la Cour pénale internationale, ce mercredi 12 mars 2025. Son arrestation intervient dans le contexte d’une campagne de séduction pro-occidentale dont Manille attend en retour une protection face à la Chine, explique l’auteur. Elle soulève aussi des questions embarrassantes pour l’actuel gouvernement à Manille.

L'ancien président philippin Rodrigo Duterte a été arrêté aux Philippines suite à un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI). Photo : Duterte prête serment lors d'une enquête sénatoriale sur la guerre contre la drogue menée sous son administration, à Manille, le 28 octobre 2024.
L’ex-président philippin Rodrigo Duterte prête serment devant une commission d’enquête sénatoriale sur sa guerre contre la drogue, aux Philippines, le 28 octobre 2024. Duterte a été arrêté le 11 mars 2025, à l’aéroport international de Manille, sur la base d’un mandat de la Cour pénale internationale, à La Haye, où il a été transféré et placé en détention le lendemain. Photo : © Jam Sta Rosa / AFP
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L’enquête de la Cour pénale internationale (CPI) sur la « guerre contre la drogue » de Rodrigo Duterte est en cours depuis 2017. Duterte a été président de 2016 à 2022 et, bien qu’il ait retiré les Philippines de la CPI en 2019, il reste responsable des crimes commis jusqu’en 2019. En fonction de la date à laquelle la Cour souhaite remonter, Duterte a également été maire de la ville de Davao, au sud des Philippines, à partir de 1988 et a ouvertement admis avoir tué des personnes lui-même et avec son escadron de la mort de Davao, dont les exécutions extrajudiciaires sont bien documentées.

Le tribunal de La Haye a lancé un appel à témoins, un peu naïvement, compte tenu du danger pour ces derniers, et les progrès réalisés n’ont pas été rendus publics. L’actuel président Ferdinand Marcos Jr. avait maintenu la position selon laquelle il ne coopérerait pas avec la CPI. Mais le mardi 11 mars 2025, alors que Duterte revenait d’un rassemblement politique à Hong Kong où il s’était adressé à la foule au sujet de l’enquête de la CPI, apparemment conscient de ce qui l’attendait, il a été arrêté à son retour à Manille.

Allégations de non-coopération avec la CPI

Le président Marcos affirme que son pays n’a fait qu’honorer ses obligations envers Interpol en facilitant l’exécution du mandat de la CPI. Je ne suis pas sûr que cette position affichée par Marcos résiste très longtemps à un examen approfondi. Elle soulève dans tous les cas plusieurs questions. Pourquoi la Cour n’a-t-elle pas délivré de mandat d’arrêt il y a plusieurs années ? De nouveaux éléments de preuve ont-ils été découverts ? La responsabilité de Duterte dans la guerre contre la drogue n’a jamais été remise en question et il ne l’a jamais réfutée. Mais il n’a jamais appuyé sur la gâchette pour tuer qui que ce soit, à moins que l’on retourne à l’époque de Davao. S’agit-il d’un dernier et unique coup de poker de la CPI ?

Une véritable enquête et une recherche de responsabilités pour les familles des victimes impliqueraient un examen indispensable de la police nationale des Philippines (PNP) et la transmission des preuves qu’elle détient sur les crimes. C’est là que réside le point d’achoppement pour Marcos et les membres de la PNP aujourd’hui promus à des postes de responsabilité. Si le pays ne coopère toujours pas avec la CPI, il sera impossible d’engager des poursuites approfondies contre la guerre de la drogue et Duterte sera la seule cible. Cela conduira à des accusations de « procès spectacle » et, en fin de compte, ne servira pas très bien le peuple philippin.

Un bastion du droit international en Extrême-Orient ?

Les Philippines se trouvent dans une situation diplomatique délicate. Le ministre philippin des Affaires étrangères, Enrique A. Manalo, était à Londres la semaine dernière, faisant une tournée pour s’assurer de l’engagement de l’Occident envers les Philippines dans un contexte de rivalité de plus en plus forte avec la Chine. Manalo a une tâche difficile en Europe en ce moment, l’attention étant tournée vers l’Ukraine, et il doit trouver un moyen de naviguer avec la nouvelle administration des États-Unis.

En bon diplomate de carrière, il n’a pas dit grand-chose et n’a rien demandé de spécifique au Royaume-Uni, à l’Union européenne, aux États-Unis ou à ses alliés régionaux. Au lieu de cela, il a présenté les Philippines comme le bastion extrême-oriental du droit international et des règles fondées sur l’ordre international. De quoi donner du grain à moudre au circuit diplomatique international. Cependant, la contradiction flagrante, venant d’un pays qui continue à affirmer qu’il ne coopère pas avec la CPI, ne devrait échapper à personne.

L’administration Trump cherche désespérément à se recentrer sur la Chine et à faire passer Gaza et l’Ukraine au second plan des priorités. Les États-Unis ont ouvertement déclaré qu’ils avaient des intérêts et des responsabilités dans la région Asie-Pacifique. Manalo sait que l’attention et le soutien de l’Occident à l’égard de Manille dépendent entièrement de son utilité géopolitique en tant que tampon contre la Chine. La situation territoriale des Philippines est claire au regard du droit international, en dépit de ce que la Chine peut prétendre en utilisant comme argument d’anciennes cartes grossièrement dessinées. La Cour permanente d’arbitrage de La Haye a statué en faveur des Philippines contre la Chine en juillet 2016, sur la base de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Une position morale et juridique que la Chine ignore, avec pour conséquence l'affrètement de bateaux dans la zone, des lasers et des canons à eau tirés, et des tensions qui ne font qu’augmenter.

Le droit international, pour ce qu’il vaut de nos jours, est devenu une béquille sur laquelle le ministre philippin des Affaires étrangères peut s’appuyer à Londres et à Washington. Et la liberté de commerce en mer de Chine méridionale est la seule raison pour laquelle les nations occidentales soutiennent les Philippines.

La CPI « n’agit pas comme il faut »

Mais lorsque j’ai rappelé au ministre Manalo la contradiction - voire l’hypocrisie - de l’approche philippine du droit international, lors d’une conversation à Chatham House le 18 février 2025, il a affirmé que la CPI « n’agit pas comme il faut ».  Être honnête avec la population, que ce soit à Manille, où beaucoup s’opposent à l’influence militaire américaine, ou à Londres, sur les motifs de ses prises de position, devrait être dans l’air du temps. Mais prétendre à une certaine légitimité en vertu du droit international, c’est aussi surestimer la crédulité du public et sous-estimer la vitalité du droit international. Il ne s’agit pas là d’une posture universitaire. C’est en temps de paix qu’il est le plus utile de comprendre la véritable nature de nos alliés et les liens qui seront mis à l’épreuve en temps de conflit.

Par exemple, nous devrions aussi reconnaître que le régime Duterte à Manille a tenté à son époque de tourner le dos à l’Occident et qu’il a voulu ignorer la décision d’arbitrage sur la mer de Chine méridionale. Il s’agit d’un régime qui a non seulement massacré son propre peuple en toute impunité, mais qui se serait également vendu à la Chine s’il avait pu rafler la mise, ce que Duterte n’a pas pu faire. Pékin le considérait comme indiscipliné, instable et ne valant pas la peine d’ouvrir un nouveau front avec les États-Unis.

un coup politique dont Marcos avait besoin ?

Le régime Marcos actuel a utilisé sa coopération potentielle avec la CPI comme un outil pour amener les Duterte à s’amender. Et il semble que cela n’ait pas suffi : Sara Duterte, la fille de Rodrigo Duterte et l’actuelle vice-présidente - malgré une éventuelle mise en accusation pour avoir menacé d’assassiner le président Marcos, son épouse et d’autres personnes, et détourné 8 millions de dollars - est probablement la prochaine présidente en 2028, à moins qu’elle ne soit interdite d’exercer une fonction publique. Marcos avait besoin de cette arrestation pour faire un coup politique qui élimine tout le clan et qui implique, au-delà de la cour de La Haye, des partenaires multiples et instables.

Prétendre à la sainteté en tant que pilier du droit international tout en ignorant les violations des droits humains dans son propre pays est malheureusement devenu une position qui pourrait être la plus facile à suivre pour les Philippines. On ne sait pas encore si quelque chose a fondamentalement changé, s’il y aura une coopération au-delà de l’arrestation par Interpol, quelle pression internationale a été exercée sur Marcos et, enfin, quelle sera la prochaine étape pour le clan Duterte dans la politique philippine.

Tom SmithTOM SMITH

Tom Smith est directeur académique du Royal Air Force College et professeur de relations internationales à l'université de Portsmouth, au Royaume-Uni. Il se concentre sur les conflits et les droits de l'homme aux Philippines et en Asie du Sud-Est. Il a critiqué ouvertement le régime de Duterte et conseillé des associations de défense des droits de l'homme dans la région, en travaillant avec la société civile, le gouvernement britannique et les gouvernements et ONG d'outre-mer.

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