Bras de fer entre Kinshasa et Kigali devant la justice africaine

Désormais, le conflit entre la République démocratique du Congo et le Rwanda se joue aussi devant la justice. Celle de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, qui s’est penchée les 12 et 13 février sur le recours déposé par Kinshasa contre Kigali. Mais avant de juger sur le fond, la Cour doit décider si la requête de la RDC est recevable.

République démocratique du Congo contre Rwanda : le conflit se joue maintenant aussi devant les tribunaux africains. Photo : un soldat du M23 patrouille près d'un mine de coltan, un minerai très prisé qui serait une des motivations du Rwanda justifiant son incursion en RDC.
Un soldat du M23 devant un puits d’extraction de coltan à Rubaya, à l’Est de la République démocratique du Congo, le 5 mars 2025. Selon des experts de l’Onu, les gisements de Rubaya rapportent environ 800.000 dollars par mois à ce mouvement armé réputé proche de Kigali. Photo : © Camille Laffont / AFP
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Ce 12 février 2025, Samuel Mbemba est prêt. Le vice-ministre congolais de la Justice, en charge du contentieux international, s’est déplacé à Arusha, en Tanzanie, pour l’occasion.

Devant un parterre de journalistes, au siège de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), l’organe judiciaire de l’Union africaine (UA), il annonce : « Aujourd’hui, la Cour africaine des droits de l’homme ouvre le procès contre le Rwanda de Paul Kagame qui massacre au Congo, qui pille nos richesses et qui viole même les bébés. » « Ces actes ont déjà causé plus de 13 millions de morts et 6,3 millions de déplacés internes, c’est-à-dire des personnes chassées de leurs villages pour exploiter les ressources du Congo », poursuit-il, en affirmant se baser sur « plusieurs rapports dont ceux des Nations unies qui confirment que le Rwanda agresse le Congo ».

Le responsable congolais fait référence aux enquêtes menées par le Groupe d’experts de l’Onu sur la République démocratique du Congo (RDC), dont le dernier rapport a été publié en décembre 2024. Selon ce document, la Force de défense rwandaise (RDF) a continué d’apporter « un soutien systématique au M23 » et de « contrôler de facto les opérations du M23 », et le « Général » Sultani Makenga, à la tête de la rébellion armée du M23 dans les provinces orientales congolaises du Kivu Nord et Sud, a « continué à recevoir des instructions et un soutien de la RDF et des services de renseignement rwandais ». « Chaque unité du M23 était supervisée et soutenue par les forces spéciales de la RDF », indique le rapport qui souligne par ailleurs la supériorité militaire du M23 grâce à « des technologies et du matériel militaire sophistiqués ».

Sur le plan économique, le rapport relève que l’Alliance fleuve Congo (AFC), coalition de groupes rebelles dont le M23 fait partie, et le M23 « ont exercé le monopole de l’exportation de coltan de Rubaya au Rwanda, donnant la priorité au commerce de gros volumes et prélevant des taxes importantes ». « L’impôt sur la production et le commerce du coltan à Rubaya a ainsi généré́ au moins 800.000 dollars par mois pour la coalition AFC-M23 », précise le groupe d’experts onusien, notant également une mainmise sur d’autres ressources minières comme l’or, le manganèse ou l’étain (cassitérite), et l’imposition du « salongo » (travail forcé) aux populations locales pour l’acheminement de ces ressources.

Enfin le Conseil de sécurité des Nations unies, de son côté, a adopté à l’unanimité, le 21 février dernier, une résolution qui condamne l’offensive menée par le M23 « avec le soutien de la Force de défense rwandaise ».

Faire condamner le Rwanda

À Arusha, Kinshasa poursuit Kigali pour violations des droits humains, agression et pillage de ses ressources. « Selon l’État requérant, ce conflit a entraîné des massacres, 520.000 déplacés internes, une épidémie de choléra, la destruction d’infrastructures telles que des installations de fourniture d’électricité, des pillages et destructions d’infrastructures agricoles, des habitations et des centres de santé. Il soutient, également, que l’État défendeur continue d’abriter sur son territoire des individus soupçonnés ou accusés de crimes graves contre lesquels des mandats d’arrêts ont été émis », note la CADHP, dans son communiqué.

Au titre des réparations, la RDC demande à la Cour d’ordonner au Rwanda de mettre fin à son soutien au M23, de retirer ses troupes de son territoire et de réparer le préjudice causé aux victimes. Au cours des récents événements, le Rwanda – qui a auparavant nié apporter un soutien au M23 – n’a pas fait de déclaration officielle confirmant ni infirmant les accusations de Kinshasa.

Devant la CADHP, Kigali estime que Kinshasa ne dispose pas d’assez de preuves pour soutenir ces accusations. « La requête dont vous êtes saisis est basée exclusivement sur des informations diffusées par les médias de masse », insiste la partie rwandaise devant la Cour. Il s’agit d’une requête « alléguant que le Rwanda est responsable de violations des droits de l’homme, soit directement ou en raison d’actes prétendument perpétrées par ses forces armées ou encore prétendument en fournissant une assistance au M23 », poursuit-elle, en ajoutant que certains documents sont issus « de sources en ligne douteuses qui n’ont aucune valeur probante ».

Cette procédure judiciaire démarre alors que la situation sécuritaire se dégrade de plus en plus dans l’Est de la RDC, où les troupes du M23, appuyées par 4.000 hommes de l’armée rwandaise, occupent des villes stratégiques comme Goma, chef-lieu du Nord-Kivu, depuis le 26 janvier 2025, et Bukavu, capitale provinciale du Sud-Kivu, depuis le 16 février 2025.

Les affrontements entre l’armée régulière congolaise et les rebelles pour le contrôle de Goma ont fait près de 3.000 morts, selon l’Onu. Kinshasa évoque un bilan plus lourd : plus de 7.000 victimes, a indiqué la Première ministre Judith Suminwa Tuluka, du haut de la tribune de la 58e session du Conseil des droits de l’homme, le 24 février 2025 à Genève. Pour sa part, l’Unicef a indiqué que le nombre de violations graves contre les enfants a triplé. « Durant cette période, les données révèlent que les cas de violences sexuelles ont plus que doublé, les enlèvements ont été multipliés par six, les meurtres et mutilations par sept, et les attaques contre les écoles et les hôpitaux par douze », s’est indignée l’agence des Nations unies, le 26 février.

L’enjeu de ce procès, pour Kinshasa, c’est d’obtenir non seulement la condamnation de Kigali, mais aussi l’indemnisation des victimes présumées. « Nous demandons à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples de juger et condamner le Rwanda pour que les victimes soient indemnisées et que les atrocités cessent dans l’Est de notre pays », a martelé Mbemba, le 12 février.

Des centaines de milliers de victimes présumées

Le nombre précis des victimes n’est pas connu à ce jour, des zones entières étant inaccessibles et le conflit étant toujours en cours. Devant la Cour, la RDC pointe notamment« la responsabilité du Rwanda dans le massacre des populations congolaises, les 28 et 29 novembre 2020 à Kishishe et à Bambo, dans le territoire de Rutshuru, massacre répondant indiscutablement à un projet d’épuration ethnique ».

Des organisations congolaises estiment pour leur part que, depuis 1996, plus de 10 millions de personnes ont subi des dommages de la part du Rwanda et attendent une réparation. C’est le cas de l’Association nationale des victimes du Congo (ANVC), qui a déposé, le 3 février 2025, auprès du ministère congolais de la Justice, ce qu’elle considère comme les preuves de la responsabilité du Rwanda. Il s’agit notamment de photos, vidéos et témoignages de différentes victimes, précise Mirand Mulumba, président de l’ANVC, à Justice Info. La justice africaine devrait condamner le Rwanda, afin de « lutter contre l’impunité des crimes graves sur toute l’étendue de la RDC mais particulièrement dans sa partie orientale », plaide-t-il.

Deux plaintes contre le Rwanda, devant deux juridictions

Au cours des audiences de février devant la CADHP, les parties ont plaidé sur la compétence de la Cour et la recevabilité de la requête congolaise.

C’est le 2 décembre 2024 que la RDC a annoncé le dépôt de cette plainte devant la CADHP, via son vice-ministre de la Justice. Mais Kinshasa a également déposé la même année une autre plainte, toujours contre le Rwanda, devant la Cour de Justice de la Communauté de l’Afrique de l’Est (EACJ).

Inacceptable pour le Rwanda, qui demandé à la CADHP de se déclarer incompétente et de se dessaisir du dossier, évoquant l’existence de cette plainte de la RDC devant la Cour de l’EACJ. Kigali a invoqué le non-épuisement des recours régionaux et ses avocats dénoncent un « abus de procédure » évoquant l’existence d’une « requête pratiquement semblable sur le plan substantiel ». Kinshasa soutient que cet argument est infondé.

De plus, le Rwanda demande que la CADHP se déclare incompétente pour juger l’affaire pour « incompatibilité de la requête avec l’acte constitutif de l’Union africaine ». Le protocole portant création de la CADHP et son règlement intérieur, soutient Kigali, « circonscrit le mandat de la cour en matière des droits de l’homme ». La requête de la RDC « porte sur les questions de paix, sécurité et intégrité territoriale » qui, estime Kigali, ne sont pas « des questions régies par la charte africaine ou, en effet, par tout autre instrument relatif aux droits de l’homme ».

Mais Kinshasa ne l’entend pas de cette oreille. « Comment comprendre que la violation du droit à la vie et à l’intégrité physique, invoquée par la RDC dans sa requête, puisse constituer raisonnablement une question d’ordre politique ou de sécurité et, de ce fait, échapper à l’examen de votre cour ? », s’interroge la partie congolaise. Selon la RDC, la juridiction de l’Union africaine basée à Arusha, est bien compétente.

Le 13 février 2025, la Cour a donné huit jours aux parties pour déposer leurs plaidoiries avant de délibérer. Aucune date n'a été fixée pour le jugement, mais il pourrait être rendu lors de la prochaine session de la Cour, en juin.

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