« Depuis 2023, un génocide se déroule dans la République du Soudan. L’organisation connue sous le nom de Forces de soutien rapide (FSR) et les milices qui lui sont alliées ont commis un génocide contre le groupe Masalit, plus particulièrement dans l’ouest du Darfour », déclare le Soudan dans sa requête auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), le 4 mars 2025. Le Soudan ajoute que « des personnes parmi les Masalit ont été systématiquement prises pour cible, sur la base de leur identité ethnique et de la couleur de leur peau ».
Dans la capitale du Darfour occidental, Al-Geneina, le Soudan affirme que « la milice rebelle des FSR a assiégé complètement la ville pendant 58 jours [en avril-juin 2023]. Des personnes ont été brûlées vives. La milice rebelle des FSR s’est livrée à des exécutions extrajudiciaires, au nettoyage ethnique, au déplacement forcé de civils, au viol et à l’incendie de villages. La milice rebelle des FSR et ses milices alliés ont systématiquement assassiné des hommes et des garçons - y compris des enfants en bas âge - sur une base ethnique. Elles ont délibérément ciblé les femmes et les filles de certains groupes ethniques pour les violer et leur faire subir d’autres formes de violences sexuelles brutales. Elles ont pris pour cible des civils en train de fuir, assassiné des personnes innocentes qui fuyaient le conflit et empêché les civils qui étaient restés d’accéder à des biens vitaux ».
Vient ensuite la cible de la demande : « Les Émirats arabes unis alimentent la guerre et soutiennent les milices qui ont commis le crime de génocide au Darfour occidental », accuse le Soudan. « Le gouvernement des Émirats arabes unis a envoyé ses propres agents en République du Soudan afin de diriger les forces de la milice rebelle des FSR dans l’exécution du génocide. Une grande partie des communications politiques et des opérations de la milice rebelle des FSR sont gérées aux Émirats arabes unis. Ils ont fourni à la milice rebelle des FSR un important soutien financier. Ils ont recruté et formé des milliers de mercenaires - originaires du Sahel, des pays voisins et même d’aussi loin que la Colombie - qu’ils ont envoyés en République du Soudan pour aider la milice rebelle des FSR à perpétrer le génocide. Ils ont envoyé et continuent d’envoyer d’importantes cargaisons d’armes, de munitions et d’équipements militaires, y compris des drones de combat, à la milice rebelle des FSR qui commettent son génocide. Des experts du gouvernement des Émirats arabes unis forment des membres de la milice au maniement des drones de combat. »
Les FSR « agissant au nom du gouvernement » des EAU
Les analystes régionaux confirment en grande partie les propos du Soudan. Ils citent des travaux réalisés par des experts de l’ONU qui montrent que les Émirats arabes unis (EAU) sont le principal fournisseur des Forces de soutien rapide. « Des dossiers ont été présentés à l’ONU pour prouver comment le Tchad sert de plate-forme ou de base arrière aux Émirats arabes unis pour envoyer des armes et du matériel aux FSR au Soudan », explique Charles Bouessel, analyste de l’International Crisis Group (ICG) pour l’Afrique centrale, ajoutant que « le groupe d’experts de l’ONU et le Soudan ont établi que ces livraisons étaient réelles ». De plus, selon lui, il existe « de nombreux documents de source ouverte ». « Sans les Émiratis, les FSR s’effondreraient en quelques semaines », estime-t-il.
Dans sa plainte, le Soudan affirme que les EAU « sont complices du génocide des Masalit en dirigeant et en fournissant un soutien financier, politique et militaire important à la milice rebelle des FSR ». La relation entre la milice rebelle des FSR et le gouvernement des Émirats arabes unis est si marquée par la dépendance et le contrôle qu’il serait juste, à des fins juridiques, d’assimiler la milice rebelle des FSR à un organe du gouvernement des Émirats arabes unis, ou agissant au nom de ce gouvernement ».
La réserve des EAU : un problème apparemment insurmontable
Cependant, la tentative du Soudan de faire gérer le dossier par la CIJ se heurte à un problème apparemment insurmontable. Il y a longtemps, lorsque la CIJ a pris sa forme actuelle et peu après la naissance de la Convention sur le génocide, la Cour a émis un avis consultatif en 1951 à l’intention de tous les États afin de préciser si un État pouvait ou non émettre une réserve au sujet d’un traité lorsqu’il le signait. En ce qui concerne la Convention sur le génocide, de nombreux États ont émis une réserve selon laquelle ils ne peuvent pas être traduits devant la CIJ, pas plus qu’ils ne peuvent traduire d’autres États à La Haye en vertu de la convention. Les EAU, tout comme de nombreux autres États du Moyen-Orient et, par exemple, la Chine, ont émis cette réserve.
La Cour a clarifié « ce qui était, à l’époque, une profonde incertitude quant à la question de savoir si les réserves aux traités étaient autorisées ou non », déclare Michael Becker du Trinity College de Dublin. Dans son avis consultatif, la Cour a déclaré que « les réserves sont présumées autorisées, mais seulement dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec l’objet et le but d’un traité », précise Becker. Sur le site du réseau social X, l’envoyé soudanais auprès de l’ONU, Ammar Mahmoud, a confirmé que la requête du Soudan à la CIJ « abordait explicitement cette question » [de la réserve] et a fait valoir qu’ « une telle réserve n’a aucun poids juridique » parce que les actions des EAU « contredisent fondamentalement et sapent les principes fondamentaux de la Convention sur le génocide ».
Mais Becker réitère : « La validité de telles réserves a été testée par la Cour en 2006 dans une affaire opposant la République démocratique du Congo au Rwanda ». Et même si la RDC « a tenté de faire valoir que la réserve du Rwanda à l’article 9 [celui sur la compétence] n’était pas valide parce qu’elle violerait l’objet et le but de la convention sur le génocide », cet argument a été rejeté par la Cour, précise-t-il.
Alexandre Skander Galand, de l’université de Maastricht, partage cet avis : « Je ne pense pas que la requête du Soudan passera le test prima facie pour établir la compétence ». Et il trouve « curieux » que le Soudan n’ait pas abordé la pratique de la Cour en matière de réserves de façon plus détaillé dans sa requête, s’il voulait vraiment la contester. « J’ai été quelque peu surpris de constater que le Soudan ne s’engageait pas directement avec cet argument », déclare-t-il. « Ils ne le disent pas clairement. »
Tenter d’attirer l’attention
La Convention sur le génocide est certainement l’un des traités régulièrement débattus à la CIJ qui ont fait les gros titres ces dernières années. Depuis que la Gambie a fait valoir avec succès qu’elle avait qualité pour saisir la Cour au sujet du Myanmar, l’Afrique du Sud a fait de même à l’égard d’Israël, l’Ukraine a contesté les accusations de la Fédération de Russie et le Nicaragua a évoqué la complicité présumée de l’Allemagne dans un génocide. La Convention sur le génocide est l’un des éléments qui ont fait de la CIJ un espace populaire pour les États à l’heure actuelle.
« Nous avons beaucoup de conflits graves dans le monde qui impliquent des atrocités de masse », reconnaît Becker. « Et à un certain niveau, la Convention sur le génocide, même si elle n’est pas parfaitement adaptée à beaucoup de ces situations parce que le génocide est si difficile à établir, reste la seule option pour tenter de porter une situation devant la Cour internationale de justice. » « Nous voyons de plus en plus d’États intéressés pour porter devant la justice cette question de complicité de génocide et désireux de trouver un moyen de durcir le ton à l’égard des États qui apportent un soutien direct à d’autres acteurs, qu’il s’agisse d’États ou d’acteurs non étatiques, qui ont un comportement susceptible de correspondre à la définition du génocide », poursuit-il.
Skander partage cet avis et souligne que les États utilisent tout particulièrement la phase des mesures conservatoires des procédures de la Cour - qui précède les discussions souvent très longues sur le fond d’une affaire - pour tenter d’attirer l’attention : « La Cour, en particulier dans cette phase de mesures provisoires, est devenue un instrument permettant d’ordonner à des États, à d’autres États, de cesser leurs actions. » Par exemple, l’Ukraine a utilisé la Convention sur le génocide pour obtenir une ordonnance provisoire contre la Russie en demandant la suspension de l’opération militaire. « Je ne dis pas que le Soudan obtiendra cela », mais que par le biais des audiences sur les mesures provisoires, « la Cour a été l’objet d’une grande attention de la part des médias et de la société ».
Une méthode pour faire pression sur les EAU
Cela peut donner une idée de ce qui pourrait être la véritable motivation de cette affaire. Le Soudan tente de faire connaître le rôle des Émirats arabes unis dans le conflit. « Je pense que le Soudan l’a compris », déclare Skander. « À mon avis, il utilise la publicité de l’audience pour se faire entendre, alors qu’il ne pourrait pas obtenir le même niveau d’attention dans d’autres forums. »
Becker reconnaît que « cela peut être un signe de la frustration du Soudan face à ses efforts pour soulever ces questions dans d’autres lieux. Et le fait que nous parlions même de ces revendications signifie qu’ils ont réussi dans une certaine mesure. Ils espèrent peut-être que c’est là, d’une certaine manière, une autre méthode pour faire pression sur les EAU ou sur leurs partenaires, pour faire pression sur d’autres États afin qu’ils disent aux EAU "d’accord, ça suffit, les choses doivent changer en ce qui concerne la manière dont vous êtes engagés dans ce conflit" ».
La CIJ est depuis longtemps un espace important où les États peuvent présenter leurs arguments juridiques. Mais aujourd’hui, elle est également devenue un espace majeur pour le discours public sur un conflit. « Je pense que la Cour est devenue un lieu où l’on peut porter ses accusations, qu’elles soient juridiquement fondées ou pas, mais au moins politiquement informées, dans un endroit où elles recevront une attention significative, même si - comme dans ce cas - les chances qu’elles soient retenues sont très, très minces », explique Skander. « Étant donné qu’elles seront très probablement rejetées, nous n’en connaîtrons jamais le bien-fondé. Et cela nous laisse avec une sorte de suspicion quant à savoir si c’était vrai ou non, n’est-ce pas ? Et cela ne changera pas. Nous nous souviendrons toujours qu’aux yeux du Soudan, les Émirats arabes unis sont responsables d’un génocide qui se déroule dans leur pays, et je trouve cela extrêmement intéressant. C’est une nouvelle stratégie. »
Le fait qu’une nouvelle affaire soit portée devant la CIJ par une partie qui n’a jamais été impliquée dans une affaire contentieuse devant la Cour semble souligner l’importance accrue que les États accordent aux procédures devant la CIJ.
« Alors que dans le passé, les États étaient plus réservés en raison du coût politique ou économique, nous voyons aujourd’hui un monde où les tensions sont très fortes et où le recours au droit international, à la Cour internationale de justice, n’est peut-être pas considéré comme une menace pour les relations internationales. Cela soulève de nombreuses questions dans le monde d’aujourd’hui où, en particulier de la part de l’administration Trump, il y a une contestation considérable de l’ordre juridique international. Alors, la question de savoir comment concilier ces deux tendances est assez déroutante », déclare Skander.