« Trois lignes sur une carte ! Comment trois lignes sur une carte peuvent-elles constituer une complicité de crimes de guerre ? »
C’est l’heure de la pause dans la salle d’audience 34, au deuxième étage du tribunal de district de Stockholm, et l’un des avocats d’Alexandre Schneiter exprime sa frustration en descendant les escaliers en colimaçon qui mènent au café. L’automne s’est transformé en hiver, et l’hiver en ce que l’on appelle en Suède la cinquième saison : le printemps-hiver. On est à la fin de l’interrogatoire du citoyen suisse Schneiter, organisé du 4 février à la mi-mars 2025.
On a passé la moitié de ce procès historique de 300 jours contre deux dirigeants de la société suédoise Lundin Oil, où ils doivent répondre d’accusations de complicité de crimes de guerre dans le sud du Soudan entre 1997 et 2003. Après l’interrogatoire plus sinueux de son co-accusé Ian Lundin, Schneiter et sa défense ont été très clairs : il était techniquement responsable de la découverte de pétrole dans les couches de sédiments vieilles de plusieurs millions d’années qui se trouvent sous la surface du Soudan. Mais il n’avait rien à voir avec la sécurité ou les activités opérationnelles.
« Aucune responsabilité pour ce qui se trouve au-dessus »
Quelques semaines avant la discussion sur les trois lignes de la carte, l’ancien PDG a demandé à dire quelques mots au début de son témoignage. « Nous avons beaucoup entendu parler au tribunal de sismologie et de géophysique qui, pour faire simple, correspondent à l’étude de notre terre et à la collecte de données utilisant les lois de la physique comme le magnétisme, la gravité et l’activité sismique », explique-t-il.
Schneiter a rejoint le groupe Lundin en 1992 en tant que géologue. Il a forgé son parcours professionnel sur sa capacité à trouver du pétrole là où d’autres ont foré pour rien. La seule source de pétrole jamais trouvée dans le bloc 5A jusqu’à aujourd’hui a d’ailleurs été découverte par Schneiter. Une photo de la carotte de Thar Yath, forée en 1999, est affichée sur les écrans du tribunal de district de Stockholm. Schneiter explique, sans entrer dans les détails techniques, que les taches noires dans le sol sont du pétrole.
« Il n’est pas pertinent, mais tout de même intéressant, de savoir que nous avons ici une roche vieille de 100 millions d’années », poursuit Schneiter, soulignant qu’il s’est toujours concentré sur ce qui se trouvait sous la surface de la terre et qu’il n’avait aucune responsabilité pour tout ce qui se trouvait au-dessus. Il n’y a d’ailleurs jamais eu d’exploitation, a-t-il précisé. Contrairement aux blocs voisins 1, 2 et 4, qui ont exploité du pétrole, le Bloc 5A n’a pas produit une seule goutte. Ce n’est qu’après plusieurs heures de conférence que Schneiter commente l’une des accusations : « À mon avis, il est tout à fait faux de prétendre que ma participation à quelques réunions aurait eu un quelconque impact sur le conflit dans le pays. »
Construction d’une route dans une zone non contrôlée
Selon les procureurs, c’est tout le contraire. Les trois lignes sur la carte représentent des lignes de câbles d’un kilomètre de long auxquels sont attachés de petits dispositifs explosifs, qui sont utilisés pour écouter ce qui se cache sous terre. La carte a été présentée par Schneiter lors d’une réunion avec des représentants du Soudan en octobre 2001 et traversait une zone qui n’était pas contrôlée par le régime soudanais à l’époque.
Les procureurs désignent cette zone sous le nom de MOK ou zone de Nhialdiu. Selon eux, l’armée soudanaise a ensuite exigé la construction d’une route vers Nhialdiu afin de sécuriser les études sismiques prévues dans les zones opérationnelles de MOK, ce que l’entreprise, selon les accusations, a accepté. Selon des témoins et des rapports de sécurité de l’entreprise, la zone a ensuite été touchée par de violents combats.
Selon l’accusation, le projet de construction d’une route traversant une zone non contrôlée par l’armée soudanaise ou les milices alliées aurait dû signaler à l’accusé qu’il conduirait à des offensives militaires. Des offensives au cours desquelles les militaires mèneraient des attaques indiscriminées contre les civils. Mais lorsque le procureur montre les cartes sismiques d’un document intitulé « Exploration Development Strategy 2002 » au cours de l’audience, Schneiter s’illumine et dit qu’il est heureux d’expliquer enfin ce que les cartes montrent. Quelque chose qu’il pense que ni sa défense ni les procureurs n’ont compris.
« L’image montre la roche-mère du Bloc 5A. Imaginez que c’est une baignoire, les bords sont les parties peu profondes et le bassin est la partie la plus profonde. Remplissez la baignoire de sable, et vous obtenez le bassin de Muglad », explique Schneiter avec satisfaction. Il affirme que cette partie de la terre est immuable. La profondeur du socle rocheux et la forme du bassin sont des constantes de la géologie. « En tant qu’entreprise, vous ne voulez pas prospecter dans les parties les plus profondes ; vous voulez vous concentrer sur les parties les moins profondes », ajoute-t-il.
Pour le procureur, l’image a été utilisée pour montrer que Lundin avait un intérêt pour la zone MOK. Mais selon Schneiter, elle décrit simplement une « tendance » indiquant que la zone est profonde et que selon lui MOK serait l’endroit le moins approprié pour l’explorer.
Peu importe s’il s’agit de l’Iran, du Soudan ou de la mer du Nord
« Soyons clairs : lorsqu’un géophysicien examine la situation, il ne se soucie pas de savoir si c’est l’Iran, le Soudan ou la mer du Nord », poursuit Schneiter, expliquant que dans un réservoir, il y a des sections plus profondes, mais que la qualité diminue et que, finalement, le pétrole se transforme en gaz. Le ton est à nouveau magistral : les procureurs n’ont rien compris à l’exploration pétrolière, ni au fonctionnement d’une compagnie pétrolière.
La différence d’attitude devant la Cour de Schneiter est frappante par rapport à Lundin, l’ancien président de Lundin Oil, qui a été interrogé le mois précédent. Lundin ne se souvenait souvent pas des détails, alors que Schneiter tient à être correct, se souvient des détails et s’obstine à rejeter le récit et les documents du procureur.
Pour lui, il ne s’agit pas seulement de rejeter les accusations, mais de raconter l’histoire d’une entreprise qui a construit des routes pour se faire accepter par les villageois et qui a organisé des cliniques pour gagner leur soutien. Il ne s’agissait pas seulement de chercher du pétrole, mais de sortir le pays de la pauvreté avec le soutien des différents organismes de la communauté internationale.
Reconnecter Schneiter à la surface de la terre
Souvent, cela conduit à un bras de fer avec les procureurs sur l’implication de Schneiter dans les opérations et sur ce qui a été géré localement dans le Bloc 5A ou au bureau de Khartoum. Lorsque les procureurs rappellent que Schneiter a rencontré le général du Mouvement pour l’indépendance du Sud-Soudan, Paulino Matip, dont la milice a combattu aux côtés du gouvernement l’Armée populaire de libération du Soudan de Peter Gadet, pour obtenir l’autorisation de faire voler des hélicoptères dans le Bloc 5A, Schneiter présente sa version des faits :
« C’était une coïncidence. Je venais d’atterrir à Khartoum et j’étais en train de m’enregistrer en arrivant à l’hôtel quand j’ai vu Matip dans le hall », explique Schneiter. Il ne se souvient pas que l’autorisation de survoler la zone ait été approuvée ultérieurement, à condition d’éviter « la partie sud ». « Je ne me souviens pas lui avoir demandé une quelconque autorisation », affirme Schneiter.
Les procureurs continuent à essayer de relier Schneiter aux opérations en montrant que lorsque la plate-forme de Thar Yath a été attaquée et que des gardes de sécurité ont été tués en mai 1999, il a été noté dans le registre des incidents qu’il était la personne que le personnel avait appelée – mais Schneiter affirme qu’il ne s’en souvient pas. Il explique que son nom figurait sur une « liste générale d’appels en cas d’urgence ».
Après cinq jours d’interrogatoire, les procureurs ont évoqué une réunion entre des représentants du Soudan et de l’entreprise au mois d'octobre 2000, au cours de laquelle Schneiter aurait été exposé à une situation relevant de sa complicité. Le procès-verbal de la réunion présente un tableau des « incidents significatifs » affectant l’entreprise. Le procureur Henrik Attorps montre des métadonnées, précisant que la liste de ces incidents a été trouvée lors d’une perquisition au domicile suisse de l’accusé.
Schneiter affirme ne pas avoir vu cette liste, qui recense des centaines d’incidents, mais rappelle à la Cour que le chef rebelle Gadet attaquait et que l’armée se défendait. L’entreprise avait interrompu ses activités et se contentait d’observer la situation. Le procureur fait valoir que la liste démontre la connaissance qu’avait Schneiter des conflits et des confrontations armées.
« D’après ce que j’ai compris à l’époque, il s’agissait de conflits tribaux, et Gadet devenait de plus en plus gênant, mais je n’avais aucun moyen d’influer sur cette situation, rétorque Schneiter.
- Plus à l’ouest, il est dit que d’importantes forces sont stationnées pour contrer la menace de Gadet et assurer la sécurité du Bloc 5A. Ce raisonnement - que l’armée a alloué des ressources pour votre sécurité – est-il quelque chose dont vous avez été informé à l’époque ?, poursuit le procureur.
Schneiter répond que la sécurité n’était pas de son ressort et qu’il avait cru comprendre que l’armée fournissait une « force neutre ».
- Mais lorsque vous avez entendu parler de cette force neutre, comment cela s’accorde-t-il avec les 1 600 soldats stationnés dans la zone et la présence de troupes encore plus importantes plus à l’ouest ?
- J’étais sur le terrain et j’ai vu de mes propres yeux qu’il y avait une force neutre, des gardes amicaux, et ce document n’est pas un fait, c’est une estimation », répond Schneiter.
Au début du procès, le procureur avait présenté au tribunal un dessin d’escalier rouge, chaque marche symbolisant une action et donc un niveau de complicité plus élevé, pour illustrer comment diverses actions, ou « actes de complicité », ont contribué à rendre possibles les crimes commis dans le Bloc 5A au cours de la période dite « criminelle ». La défense de Schneiter conteste la théorie du procureur, selon laquelle Schneiter, en « informant » les Soudanais des activités prévues, aurait de fait exigé des interventions militaires.
Après l’interrogatoire de Schneiter, le tribunal commencera à entendre une cinquantaine de témoins pendant le reste de l’année 2025 et jusqu’en 2026. Les interrogatoires des deux accusés ayant duré plus longtemps que prévu, la nouvelle date prévue pour la fin du plus long procès de Suède est désormais fixée à mai 2026.
Martin Schibbye est un journaliste indépendant suédois et le fondateur du site d’information Blankspot.