Duterte ou les paradoxes d’un succès pour le procureur de la CPI

À trois reprises au cours des dix derniers mois, le procureur de la Cour pénale internationale a fait des déclarations solennelles pour annoncer des mandats d’arrêt non pas à l’encontre de « petits poissons », mais de hauts responsables d’États souverains. Il les a faites dans un contexte de critiques croissantes, d’un budget serré et de sanctions imposées par les États-Unis d’Amérique. Maintenant que l’ancien président des Philippines Rodrigo Duterte est dans le box, l’universitaire Lucy Gaynor expose le paradoxe de cette performance apparente, pour une Cour en difficulté.

L'ex-président des Philippines, Rodrigo Duterte, comparaît devant la Cour pénale internationale (CPI) en visioconférence. Photo : au premier plan, l'avocat de Duterte, en arrière-plan, Duterte lui-même projeté sur un écran vidéo.
La première comparution de l’ancien président philippin Rodrigo Roa Duterte devant la Cour pénale internationale s’est déroulée sans coups de théâtre le vendredi 14 mars 2025. Photo : © ICC-CPI
Republier

Pour chacun de ses mandats d’arrêt visant des personnalités de très haut niveau, les annonces du procureur général de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, ont été accueillies par une avalanche de réactions. Réactions qui sont devenues de plus en plus sceptiques quant à la possibilité que ces hauts responsables siègent un jour dans l’une des salles d’audience de la CPI à La Haye. Avec la tentative actuelle du bureau du procureur d’obtenir une audience de confirmation des charges « in absentia » pour Joseph Kony, fugitif depuis 20 ans, j’ai exprimé mon exaspération cynique à un collègue le mois dernier, en disant que les lettres « I.C.C. » signifieraient bientôt « I Confirm Charges » (Je confirme les charges).

Alors que l’année 2024 touchait à sa fin, les perspectives du calendrier 2025 de la Cour restaient anémiques – avec seulement deux jugements en attente, un procès en cours et « aucune perspective » de nouveaux procès. La présidente de la Cour, la juge Tomoko Akane, avait elle-même déclaré à l’Assemblée des États parties en décembre 2024 que les défis auxquels la CPI était confrontée pourraient « mettre en péril son existence même ». Malgré toutes les critiques historiques et contemporaines sur le penchant de la Cour à poursuivre des rebelles (africains), les poursuites apparemment performatives [dont l’énonciation constitue en soit la réalisation, NDLR] des dirigeants mondiaux ressemblaient au dernier cri de ralliement d’une Cour à genoux.

Succès de la stratégie des « gros poissons » ?

Puis, le mardi 11 mars 2025, la nouvelle est tombée que l’ancien président des Philippines, Rodrigo Roa Duterte, avait été arrêté à l’aéroport de Manille en vertu d’un mandat d’arrêt de la CPI. Les observateurs de la Cour ont annoncé qu’une telle arrestation pourrait être la première d’une longue série, et ont proclamé que le séjour de Duterte à la CPI était un « test majeur » pour les autres chefs d’État recherchés par la Cour. L’arrestation de Duterte est-elle le signe de la réussite de la stratégie des « gros poissons » du procureur ? Peut-elle faire taire les discussions sur la mort imminente de la CPI ?

Une arrestation comme celle de Duterte n’est-elle possible que lorsqu’elle est politiquement opportune pour ses opposants ? Son avocat, Salvador C. Medialdea, le pense certainement et l’a dit à la juge présidente Iulia Motoc le vendredi 14 mars, lors de l’audience de comparution initiale de Duterte. « Deux entités en difficulté ont conclu une alliance improbable », a-t-il déploré, évoquant « un président [philippin] en exercice qui souhaitait neutraliser » Duterte et son héritage, et « une institution juridique en difficulté en voie de délégitimation et désespérément à la recherche d’un spectacle juridique ».

Les questions juridiques et politiques liées à la poursuite d’un (ancien) chef d’État seront sans aucun doute abordées tout au long de la procédure engagée contre Duterte. Les critiques de la CPI se poursuivront sans aucun doute, de la part d’observateurs juridiques et universitaires, ainsi que de la part de ceux qui s’opposent à la Cour pour des raisons ouvertement politiques. Mais pour l’heure, ce n’est peut-être pas la question la plus intéressante : la CPI, pour le meilleur ou pour le pire, est une Cour performative. Khan lui-même a déclaré à des journalistes que la justice doit avant tout être « perçue comme étant rendue ». Mais malgré toute l’importance accordée à la contribution « déclarative » de la CPI au discours sur la justice et les droits humains, l’arrestation de Duterte va-t-elle apporter la preuve que la Cour ferait mieux de garder la tête baissée et de se taire ?

Déclarations et attitudes de circonstance

En mai 2024, Khan se tient derrière un pupitre, flanqué de deux collègues, devant une toile de fond bleue aux symboles de la CPI. Il annonce qu’« aujourd’hui, [il] dépose des demandes de mandats d’arrêt » contre le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, le ministre de la Défense Yoav Gallant, et trois hauts dirigeants du Hamas : Yahya Sinwar, Mohamed Diab Ibrahim Al-Masri (Deif) et Ismail Haniyeh. En novembre 2024, accompagné cette fois d’un seul collègue, mais toujours derrière un pupitre et entre deux drapeaux de la CPI, Khan proclame : « Aujourd’hui, j’annonce une demande de mandat d’arrêt » à l’encontre du général en chef et président en exercice du Myanmar, Min Aung Hlaing. En janvier 2025, Khan se tient à nouveau entre deux drapeaux de la CPI, aux côtés d’un seul collègue, et annonce au monde entier que son bureau a demandé des mandats d’arrêt contre le chef suprême des talibans, Haibatullah Akhundzada, et le juge en chef afghan Abdul Hakim Haqqani.

Le 20 mai 2024, le procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan, encadré par deux collègues à la mine sévère, annonce solennellement sa demande de mandats d’arrêt contre le premier ministre d’Israël, son ministre de la Défense et trois chefs du Hamas. Vidéo : © ICC-CPI

La déclaration vidéo officielle de Khan après l’arrestation de Duterte est très différente. Apparemment assis, sans collègues à ses côtés, il déclare à la caméra que « l’arrestation [de Duterte] ... est un moment important ». Il semblait répondre à une question hors champ. Bien sûr, il n’était pas nécessaire de faire une annonce du type « breaking news » : le monde entier était déjà au courant de l’arrestation de Duterte. Mais le ton et le timing de ses déclarations en disent à chaque fois long sur l’implication de son bureau.

Le 12 mars 2025, le procureur Karim Khan est assis et seul, après l’arrestation de l’ancien président philippin, lorsqu’il déclare, sans grande dramaturgie, que “bon, c’est un moment important…”. Vidéo : © ICC-CPI

D’une part, la déclaration de Khan a eu lieu après l’exécution d’un mandat dont presque personne ne connaissait l’existence. Le 10 février 2025, le bureau du procureur avait soumis une « demande urgente » aux juges de mandat d’arrêt contre Duterte, l’accusant de cinq chefs de crimes contre l’humanité, commis dans le contexte de sa « guerre contre la drogue », d’abord en tant que maire de la ville de Davao, puis après 2016 en tant que président du pays. Pour conclure sa demande urgente, le bureau du procureur note qu’à peine deux semaines plus tôt, le gouvernement actuel des Philippines (dirigé par le rival de Duterte, Bongbong Marcos) lui avait indiqué sa volonté d’arrêter Duterte si un mandat d’arrêt était délivré par Interpol. Invoquant le risque qu’avec le temps, « les perspectives d’arrestation de Duterte s’évanouissent », le procureur adjoint Mame Mandiaye Niang a demandé que le mandat soit délivré « sous scellés ». Ce n’est cependant qu’un mois plus tard, lorsque Duterte a été placé en détention, que l’existence d’un mandat à son encontre a été confirmée par la chambre – trois jours seulement avant son arrestation effective.

Un public captif (mais non capturé)

D’un point de vue tactique, la différence d’approche s’explique peut-être par le fait que Duterte, contrairement à Netanyahu, Min Aung Hlaing ou Akhundzada, est un ancien chef d’État et qu’il n’est pas en exercice. Le risque de voir Duterte fuir était donc beaucoup plus grand. Mais cette approche différente soulève la question suivante : à qui s’adressent ces annonces ? Sont-elles destinées aux hauts fonctionnaires et aux chefs d’État qu’elles visent ? Les annonces de mandats pour la Palestine révèlent, notamment, la fragilité de l’approche. Dans les mois qui ont suivi, les trois dirigeants du Hamas désignés par Khan ont été tués à la suite d’attaques ciblées du gouvernement israélien. L’espoir que la menace d’une arrestation puisse freiner la violence n’est qu’un pari, comme l’indique le débat « paix contre justice » vieux de plusieurs décennies. Le bureau du procureur ne présume certainement pas que les responsables visés se rendront d’eux-mêmes. Ils constituent peut-être un public captif du fonctionnement de la Cour (comme l’indiquent les tentatives russes d’infiltration), mais qui reste à capturer.

Ces annonces s’adressent-elles aux alliés de ces hauts fonctionnaires, aux gouvernements qui les soutiennent ou qui les reçoivent dans leurs parlements et leurs palais ? Ce public s’est également révélé largement sourd à ces annonces. En 2015 déjà, l’Afrique du Sud n’a pas arrêté le président soudanais Omar Al-Bashir lors d’un sommet de l’Union africaine, alors que son gouvernement avait été informé de l’existence d’un mandat d’arrêt à son encontre six années auparavant. Plus récemment, la Mongolie n’a pas arrêté le président russe Vladimir Poutine lors de sa visite dans le pays pour une cérémonie de commémoration en septembre 2024. En juillet 2024, Benjamin Netanyahu, alors qu’il était sous le coup d’un mandat d’arrêt de la CPI, s’est adressé aux membres du Congrès américain à Washington D.C., où il a été ovationné durant près de huit minutes.

Malgré toutes les discussions sur l’impact de la politique mondiale sur la CPI, la pierre angulaire des critiques contre les récentes stratégies de la Cour provient, semble-t-il, des tentatives manifestes du Procureur d’avoir un impact sur la politique mondiale. Cette dimension politique de Khan pourrait être à la fois le principal moteur de la publicité qu’il donne à ses annonces de mandats d’arrêt, mais aussi le lieu central de ses luttes actuelles.

Les annonces sont-elles destinées aux victimes ? La CPI se targue d’être une cour centrée sur les victimes, mais les trois déclarations de Khan concernant les demandes de mandats d’arrêt pour la Palestine, le Myanmar et l’Afghanistan étaient relativement peu axées sur les victimes. Dans l’annonce du mandat sur la situation en Palestine, les victimes sont mentionnées principalement comme sources de preuve. Au Myanmar, les victimes sont très brièvement citées. L’annonce concernant l’Afghanistan contenait des références beaucoup plus explicites au courage des victimes. En général, cependant, les demandes de mandats sont (de par leur nature même) axées sur les auteurs présumés.

Quel aspect de la justice doit être vu, et par qui ?

Les annonces s’adressent-elles donc à nous, observateurs ? Ces épines dans le pied de Khan, qui critiquent l’inaction de la Cour lorsqu’elle est silencieuse, ou son apparente précocité lorsqu’elle est bruyante ? Si tel est le cas, le processus d’arrestation de Duterte constitue peut-être le défi le plus complexe concernant cette idée que la justice « doit être vue pour être rendue ». Quels sont les aspects du processus de justice qui doivent être vus, et par qui, pour qu’ils soient aussi efficaces que possible ? Peut-être que les annonces de demandes de mandats ne font qu’alimenter le feu des critiques, alors que les expurgations inutiles et les sessions privées constituent de véritables obstacles à la visibilité de la justice. Ou peut-être que, malgré les meilleures intentions de chacun, nous ne sommes vraiment satisfaits que lorsque nous obtenons des résultats rétributifs : arrestations et condamnations.

Vous trouvez cet article intéressant ?
Inscrivez-vous maintenant à notre newsletter (gratuite) pour être certain de ne pas passer à côté d'autres publications de ce type.

Les « succès » et les « échecs » de la CPI reflètent non seulement une Cour en difficulté, mais aussi les préjugés, la vision politique et les angles morts de ceux qui la suivent. L’arrestation de Duterte et l’audience de confirmation des charges prévue en septembre constitueront en effet un test pour la Cour. Étant donné que le bureau du procureur a (au moins) cinq autres chefs d’État dans sa ligne de mire, il pourrait être intéressant certes de disséquer les triomphes et les tribulations de la CPI, mais aussi, d’un point de vue procédural, ce qui est considéré comme un succès ou un échec, par qui, quand et pourquoi. La justice doit, en effet, être « vue », mais le chemin désordonné, lent et parfois malavisé qui y conduit est peut-être un peu plus difficile à accepter.

Lucy GaynorLUCY GAYNOR

Lucy J. Gaynor est chercheuse doctorante à l'université d'Amsterdam et au NIOD Institute for War, Holocaust, and Genocide Studies, examinant la construction de narratifs historiques dans le cadre des procès pénaux internationaux.

Republier
Justice Info est maintenant sur WhatsApp
Découvrez notre première Chaîne WhatsApp et reçevez, en temps réel, une notification pour chaque publication mise en ligne, avec un résumé.
Chaque samedi un récapitulatif de la semaine. Chaque mois, un édito de la rédaction.