Dans notre série sur les politiques de pardon, nous nous penchons cette semaine sur l’Afrique du Sud.
Le pardon est au cœur de la philosophie de la Commission vérité et réconciliation d’Afrique du Sud. A maintes reprises, son président, l’archevêque Desmond Tutu, a insisté sur le pardon, comme condition essentielle du vivre ensemble. Son principal ouvrage s’intitule du reste « Il n’y a pas d’avenir sans pardon ». Tutu y lie l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction, le pardon stratégique et le pardon religieux : « Nous autres, Sud-Africains, Blancs et Noirs, liés par les circonstances et l’histoire, en luttant pour sortir de ce bourbier qu’était l’apartheid. Dieu nous a liés, enchaînés les uns aux autres. Il s’agit de mettre en pratique ce que Martin Luther King prêchait : Si nous n’apprenons pas à vivre ensemble comme des frères et des sœurs, alors nous mourrons comme des imbéciles. »
Pour Desmond Tutu, le principe même de la CVR sud-africaine repose sur une transaction : le dévoilement de la vérité sur les crimes en échange de l’amnistie. Tutu partait du même constat que le nouveau président sud-africain, Nelson Mandela : le châtiment pénal des responsables et des exécutants de la politique d’apartheid risquait de conduire à la guerre civile. D’où la nécessité d’aboutir à un compromis politique qui mettait un terme à des années d’affrontements sanglants et où la majorité noire accédait pacifiquement à l’égalité des droits civiques et donc au pouvoir politique. En échange, les violences politiques perpétrées tant par les agents du régime de l’apartheid que par les membres de l’ANC étaient amnistiés. Le pardon fut donc conçu, organisé et soumis à l’impératif d’une transition pacifique, au détriment du châtiment pénal. La « vérité » sur les violences politiques constitue avec la fusion des hymnes et des drapeaux de l’ANC et du régime de l’apartheid, le grand levier symbolique de la reconstruction de l’Etat voulue par Nelson Mandela.
La loi d’amnistie contestée par la veuve du leader noir assassiné, Steve Biko, et de la famille Mixenge, a été juridiquement validée par une décision de la Cour constitutionnelle. Dans son arrêt du 15 juillet 1996, Afrique du Sud contre la veuve Biko et la famille Mixenge, le juge a ainsi affirmé :
« Les familles de ceux qui ont été torturés, mutilés, traumatisés, prennent davantage leur destin en mains lorsqu’ils découvrent la vérité, les tortionnaires peuvent s’alléger de leur fardeau de culpabilité ou l’anxiété avec lequel ils ont vécu pendant des années, le pays peut commencer le long et nécessaire voyage pour soigner les blessures de son passé, transformer la colère et le ressentiment en une compréhension plus mature, et créer un débat émotionnel et social essentiel pour entreprendre le travail de réconciliation et de reconstruction (…) si la Constitution avait conservé la possibilité de représailles ou d’une vengeance, l’accord de ceux menacés n’aurait jamais été aussi profond et le pont serait resté bancal et dangereux, menacés par la peur de certains et la colère d’autres. C’est pour cette raison que ceux qui ont négocié la Constitution ont fait un choix délibéré, préférant la compréhension à la vengeance, la réparation aux représailles, l’ubuntu sur la victimisation ».
Le vocabulaire du juge Mahmood identifie ici le châtiment à un processus de vengeance, voir de représailles ou de victimisation. Pourtant, plus loin, il reconnaît le besoin de justice, mais soumet celle-ci à l’impératif de la réconciliation et partant de la nécessité de la loi d’amnistie :
Le résultat est à tous les niveaux difficile, compliqué et peut-même agonisant, cherchant à équilibrer le besoin de justice des victimes des abus passés et le besoin de réconciliation et de transition rapide vers un nouveau futur (…) C’est un exercice d’une immense difficulté où s’entremêlent les considérations politiques, émotionnelles, éthiques et organisationnelles (…) les résultats peuvent souvent s’avérer imparfaits et la poursuite de la loi d’amnistie rappelle le message de Kant lorsqu’il écrivait que l’homme a été taillé dans un bois si tordu qu’on en pourra jamais en tirer de quelque chose de tout à fait droit. »
Au sein même de la CVR sud-africaine, les commissaires ont débattu si le dévoilement des crimes devait s’accompagner de la nécessité du repentir. Ecartant le danger d’une comédie hypocrite du pardon, ils ont décidé que seule la reconnaissance entière des crimes suffisait à obtenir l’amnistie. D’où une multitude de positionnement des auteurs des violations des droits de l’homme à l’égard du pardon, allant de l’expression volontaire du repentir à des attitudes au contraire de justification, voir d’approbation des crimes passés, au nom souvent de la sécurité nationale et de la lutte contre le communisme et la subversion. Ainsi, le major Craig Williamson, l’un des plus hauts responsables des services de sécurité sud-africains, qui conduisit une campagne internationale d’assassinats contre des opposants du régime de l’apartheid, tuant avec eux des universitaires et un enfant de six ans, n’éprouva ni remord, ni regret. Williamson justifia ses actions, expliquant en substance que la nature même de la guerre, c’est de tuer. Son amnistie provoqua un tollé en Afrique du Sud. Le prix à payer, comme le juge Mahmood écrivit dans son jugement cité plus haut, fut « agonisant » pour une partie de la société sud-africaine, mais la transition s’opéra pacifiquement.