Kosovo : les maîtres de l’obstruction

Plusieurs nouvelles affaires d’obstruction à la justice devant les Chambres spécialisées du Kosovo mettent en lumière les problèmes persistants d’intimidation des témoins. En novembre, l’ancien président du Kosovo, Hashim Thaçi, a été inculpé. Quelques mois plus tard, en février, trois autres anciens combattants de l’Armée de libération du Kosovo ont été condamnés.

Devant les Chambres spécialisées du Kosovo à La Haye, les obstructions à la justice et les pressions sur les témoins se multiplient. Photo : montage de 3 portraits de Haxhi Shala, Sabit Januzi et Ismet Bahtijari devant les Chambres spécialisées du Kosovo.
De gauche à droite : Haxhi Shala, Sabit Januzi et Ismet Bahtijari. Les trois anciens combattants kosovars ont plaidé coupable d’obstruction au travail des Chambres spécialisées du Kosovo. Tous condamnés le 4 février 2025 à des peines de prison, deux d’entre eux (Januzi et Bahtijari) bénéficient à ce jour d’une remise en liberté sous condition. Photo : © Chambres spécialisées du Kosovo
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La défense de Hashim Thaçi a fort à faire ces jours-ci. Non seulement l’ancien président du Kosovo est au centre d’un procès en cours pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, mais il est également accusé d’entrave à l’exercice de la justice et d’interférence avec des témoins.

Thaçi est jugé en tant que haut responsable de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) pendant la guerre de 1998-1999 visant à obtenir l’indépendance vis-à-vis de la Serbie. Dans ce procès, il se trouve dans le box des accusés avec trois anciens membres de haut niveau de l’UCK qui sont devenus par la suite des figures clés de la politique kosovare, Kadri Veseli, Rexhep Selimi et Jakup Krasniqi. Ils sont détenus depuis novembre 2020. C’est le principal procès en cours devant les Chambres spécialisées du Kosovo, ouvert en avril 2023, à la Haye. L’accusation devrait conclure ses plaidoiries en avril de cette année.

Mais à la fin de l’année 2024, Thaçi a également été inculpé pour de nouvelles infractions pénales liées à des pressions présumées sur des témoins dans son procès pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Obstruction à la justice et pressions sur les témoins

En effet, le 29 novembre 2024, la chambre préliminaire a confirmé l’inculpation de Thaçi pour des infractions pénales d’entrave à l’exercice de la justice. Il est accusé dans ce dossier aux côtés de l’ancien chef de l’Agence de renseignement du Kosovo Bashkim Smakaj, de l’ancien maire de Malisheva, Isni Kilaj, d’un ex-combattant de l’UCK Fadil Fazliu, et de l’ancien ministre de la Justice Hajredin Kuçi.

Rendu public le 12 février 2025, l’acte d’accusation allègue qu’entre le 12 avril 2023 et le 2 novembre 2023 au moins, Thaçi a révélé des informations confidentielles et « s’est coordonné avec d’autres pour influencer illégalement le témoignage de plusieurs témoins du procureur dans le procès en cours ».

Lors de visites dans le centre de détention de La Haye, Thaçi aurait coordonné trois groupes distincts, formés avec Smakaj, Fazliu, Kilaj et d’autres personnes non inculpées, ainsi qu’avec Kuçi, afin d’influencer les dépositions des témoins. Selon les preuves du procureur, l’ancien dirigeant a demandé à plusieurs reprises à un ou plusieurs de ses visiteurs de donner des instructions à un témoin sur la manière de témoigner dans le cadre du procès pour crimes de guerre. « M. Thaçi a exhorté les visiteurs à revenir le voir dans un mois, et MM. Smakaj et Behrami ont de nouveau rendu visite à M. Thaçi dans les centres de détention des CS [Chambres spécialisées] le 7 octobre 2023, à l’occasion de laquelle M. Thaçi aurait donné des instructions supplémentaires sur la façon dont [le témoin] W04752 devrait témoigner. »

Accès aux noms des témoins

Thaçi aurait aussi fourni des informations confidentielles concernant un témoin protégé à Kilaj et Kryeziu et leur aurait donné des instructions sur ce qu’il fallait dire au tribunal. Selon l’accusation, « lors d’une perquisition effectuée le 2 novembre 2023 au domicile de M. Kilaj, du matériel a été récupéré contenant des informations confidentielles sur les procédures des CS [Chambres spécialisées] ainsi que des informations permettant d’identifier des témoins protégés, y compris les noms des témoins ». Les preuves incluent des enregistrements de visites non privilégiées – à savoir toutes les visites qui n’impliquent pas la défense – que le procureur a pu obtenir avec l’autorisation des juges. En novembre 2023, les preuves recueillies ont conduit à des mesures de détention plus strictes, non seulement pour Thaçi, mais aussi pour Veseli et Selimi.

Thaçi a été inculpé de tentative d’entrave des fonctionnaires des Chambres du Kosovo dans l’exercice de leurs fonctions, de violation du secret de la procédure et d’outrage à la Cour. Smakaj, Kilaj et Fazliu sont accusés de tentative d’entrave des fonctionnaires et de désobéissance à la Cour. L’ancien ministre de la Justice Kuçi est accusé d’outrage à la Cour.

Smakaj, Fazliu et Kilaj ont été arrêtés le 5 décembre au Kosovo par le bureau du procureur, avec le soutien de la mission de l’Union européenne au Kosovo (EULEX). Kuçi est toujours en liberté sous caution au Kosovo. Leur première comparution a eu lieu à la mi-décembre et, depuis, les cinq suspects ont plaidé non coupables de tous les chefs d’accusation. Thaçi a laissé entendre que l’acte d’accusation était influencé par des considérations politiques. L’affaire devrait débuter à l’automne prochain.

Un premier plaidoyer de culpabilité

À la mi-décembre, à peu près en même temps que la comparution initiale de Thaçi pour entrave à l’administration de la justice, l’accusation a accepté un plaidoyer de culpabilité, le premier de la Cour – une fois de plus pour ingérence dans la procédure. Trois ex-combattants de l’UCK, Haxhi Shala, Sabit Januzi et Ismet Bahtijari, ont reconnu leur culpabilité pour un chef d’accusation d’entrave pour un chef d’accusation d’intimidation, dans le cadre d’une procédure pénale, tandis que le troisième chef d’accusation, pour des menaces graves envers des fonctionnaires de la Cour, a été retiré dans le cadre de l’accord. Il n’a pas été spécifié dans quelle affaire ils auraient commis ces infractions.

Selon la décision sur l’accord de plaidoyer, rendue publique le 27 février 2025, « chaque accusé reconnaît qu’il faisait partie d’un groupe qui a cherché à inciter le Témoin 1 à s’abstenir de témoigner devant les Chambres spécialisées du Kosovo en lui promettant un avantage. En particulier, MM. Januzi et Bahtijari - agissant sous la direction de M. Shala - ont approché le Témoin 1 à son domicile respectivement les 5 et 12 avril 2023. Lors de la première approche, M. Bahtijari a dit au Témoin 1 qu’il devait retirer son témoignage devant les Chambres spécialisées du Kosovo. Lors de la seconde approche, M. Januzi a fait le suivi de la première approche et fait une offre au Témoin 1 selon laquelle M. Shala et d’autres personnes l’aideraient s’il retirait son témoignage. »

Libéré sous conditions

Dans un communiqué de presse publié à la suite du plaidoyer, la procureure des Chambres du Kosovo, Kimberly West, a décrit ces accords comme « la première occasion où des accusés ont volontairement admis leur culpabilité ». « Ce développement est essentiel pour protéger l’intégrité des procédures, et constitue un pas en avant pour l’exercice de la justice au Kosovo », a-t-elle ajouté. « Le bureau du procureur a enquêté sur des crimes contre l’exercice de la justice afin de s’assurer que les témoins puissent témoigner devant la Cour des crimes dont ils ont été témoins ou victimes, sans craindre d’être intimidés ou de subir des représailles. »

Le 4 février 2025, le trio a été condamné : Januzi et Bahtijari à deux ans et Shala à trois ans de prison. Shala et Januz ont également été condamnés à verser des indemnités à la seule victime participante. Mais le 19 février 2025, la présidente des Chambres, la juge Ekaterina Trendafilova, a décidé de « libérer sous conditions » Januzi et Bahtijari, conformément à une règle qui permet de modifier la peine, après que le condamné a purgé les deux tiers de celle-ci. Les deux hommes étaient en détention provisoire depuis le 6 octobre 2023. Shala est détenu depuis le 12 décembre 2023, mais a écopé d’une peine plus longue.

Dans les décisions concernant la libération des deux hommes, rendues publiques le 21 février 2025, la juge a noté que les condamnés ne représentaient pas une menace pour la société au Kosovo et avaient de bonnes perspectives de réintégration grâce à leurs « liens familiaux et sociaux ». Chacun d’entre eux a également montré « des signes qu’il s’est dissocié des infractions pour lesquelles il a été condamné, a exprimé son intention de s’abstenir de commettre des infractions contre l’exercice de la justice à l’avenir, et s’est comporté de manière positive pendant sa détention dans les établissements pénitentiaires », a écrit la juge. Il leur sera demandé de rester au Kosovo, de rendre leurs documents de voyage et de se présenter chaque semaine à un poste de police.

Vus comme des « héros » au Kosovo

« La majorité de la population n’a pas prêté beaucoup d’attention à ces affaires », déclare Serbeze Haxhiaj, rédactrice en chef à la Radiotélévision du Kosovo et journaliste pour le Balkan Investigative Reporting Network (BIRN). « Ils ne les voient pas comme des gens qui tentent d’entraver la justice ou de violer la loi. Même les personnes qui les considèrent comme des criminels n’osent pas ou ne se sentent pas libres de parler d’eux comme des personnes impliquées dans une affaire d’obstruction à la justice. Cela ne fait pas partie du débat public. Les habitants du Kosovo les voient plus comme des héros que comme des criminels de guerre. »

« Ce qui est le plus exprimé, c’est que cette Cour est partiale, injuste et unilatérale. C’est le discours qui prévaut au Kosovo », ajoute Haxhiaj, expliquant que dans le pays, la Cour manque de légitimité, car elle ne poursuit que les crimes commis par les Albanais du Kosovo et non ceux commis par les Serbes.

Le problème sans fin de l’intimidation des témoins

En 2022, une autre affaire d’obstruction à la justice a vu Nasim Haradinaj et Hysni Gucati condamnés chacun à 4 ans et 3 mois de prison. Dans leur résumé du jugement, le juge président du tribunal a écrit que l’affaire concernait « la sécurité, le bien-être et l’absence de craintes de centaines de personnes qui se sont présentées pour remplir leur devoir civique en tant que témoins ». « Sans témoins, il ne peut y avoir de justice pour les victimes ou pour la société dans son ensemble. Les actes et la conduite de l’accusé ont remis en cause ce fondement même », a-t-il écrit.

Lors de l’examen bimensuel des détentions aux Chambres du Kosovo, au cours duquel les juges décident s’il existe encore des raisons de maintenir les accusés derrière les barreaux, l’intimidation des témoins est souvent mentionnée comme un risque sérieux. Dans la décision du 13 mars 2025 confirmant la détention de Rexhep Selimi, l’un des co-accusés de Thaçi dans le principal procès pour crimes de guerre, le panel de la Cour d’appel a convenu qu’« un climat général d’interférence des témoins persiste au Kosovo dans cette affaire ».

Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a été confronté à l’intimidation des témoins. « Les témoins ont modifié leur témoignage dès la phase d’enquête. Dans certains cas, ils ont même refusé de témoigner », explique Bekim Blakaj, directeur exécutif du Centre de droit humanitaire du Kosovo, qui suit les affaires de crimes de guerre devant les tribunaux internationaux et nationaux. Il explique que ces derniers ont été confrontés à des problèmes similaires lorsqu’ils ont poursuivi d’anciens membres de l’UCK. « Les procès ont été largement influencés par ce schéma. »

La pression exercée sur les témoins a façonné la création même des Chambres. Créées en 2015 par le parlement du Kosovo sous la pression de ses alliés occidentaux pour gérer les anciens combattants de l’UCK, les Chambres font officiellement partie du système judiciaire du Kosovo, mais elles sont situées aux Pays-Bas et leur personnel est entièrement composé de non Kosovars. Les Chambres ont été spécifiquement créées en dehors du Kosovo en raison des inquiétudes concernant la protection des témoins dans ce pays des Balkans.

« Il est clairement prouvé que certains témoins des procès pour crimes de guerre ont été intimidés, qu’ils ont fait l’objet de tentatives de meurtre, ou de meurtres », explique Haxhiaj. « Ce type d’atmosphère de peur a prévalu au Kosovo pendant de nombreuses années, car l’arme la plus puissante contre les témoins est cette forme de stigmatisation selon laquelle ils sont contre les combattants de la liberté, contre la liberté du Kosovo, contre l’UCK. »

Environ vingt-six années se sont écoulées depuis la guerre au Kosovo, et par conséquent « la plupart des preuves matérielles ont disparu », ajoute-t-elle. « Alors les procureurs s’appuient largement sur les témoins. »

PRESSIONS DE WASHINGTON SUR LES CHAMBRES DU KOSOVO

Aux défis auxquels sont confrontées les Chambres spécialisées du Kosovo, sont venues s’ajouter les pressions de Washington. Le jour de l’indépendance du pays, le 17 février 2025, Richard Grenell, le chargé des ‘missions spéciales’ du président américain Donald Trump, a posté sur le réseau social X que c’était une « grave injustice » que l’ancien dirigeant du Kosovo Hashim Thaçi soit derrière les barreaux et ne soit pas célébré à Pristina, la capitale du Kosovo, ajoutant que « les Européens n’ont rien fait contre cette injustice au cours des cinq dernières années ».

Grenell était l’envoyé spécial du président Trump pour les négociations de paix entre la Serbie et le Kosovo de 2019 à 2021.

Et selon Bekim Blakaj, directeur exécutif du Centre de droit humanitaire du Kosovo, la position actuelle de l’administration Trump à l’égard des chambres de La Haye pourrait s'expliquer par deux raisons principales. En juin 2020, alors que M. Thaçi se rendait à Washington pour conclure un accord avec la Serbie lors d’une réunion organisée par Trump et à laquelle Grenell a participé, le procureur des Chambres de l’époque, Jack Smith, a annoncé l’inculpation de Thaçi et Veseli dans un communiqué de presse. Thaçi a pris l’avion pour rentrer chez lui, la réunion a été annulée et, avec elle, la victoire de politique étrangère que Trump avait en vue.

Deuxièmement, « lorsque Jack Smith a quitté son poste à La Haye, il est devenu coordinateur d’une équipe d’enquête dans une affaire visant Trump », explique Blakaj. Smith a démissionné du bureau du procureur en novembre 2022 pour reprendre l’enquête sur l’implication de Trump dans l’émeute du Capitole le 6 janvier 2021. Il a quitté ce poste en janvier 2025, peu avant le début du second mandat présidentiel de Trump.

L’attaque de Grenell ne constitue pas une menace directe pour les Chambres du Kosovo, qui sont largement financées par l’Union européenne, bien que les États-Unis aient fourni du personnel. Toutefois, le gel de l’aide américaine a déjà touché de nombreuses organisations au Kosovo, l’un des pays les plus pauvres d’Europe, qui a bénéficié de 70,3 millions de dollars d’aide étrangère américaine pour la seule année 2023.

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