Il s’agit là d’un changement significatif dans le traitement judiciaire des soldats ukrainiens en Russie. Plus de 60 soldats ukrainiens ayant participé à l’incursion dans la région russe de Koursk, l’été dernier, ont été condamnés à des peines allant de 14 à 26 ans de prison. Dans presque tous les cas, les tribunaux russes ont qualifié leurs actions d’actes de terrorisme. Les tribunaux des républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Louhansk les avaient généralement accusés de crimes pour mauvais traitements infligés aux civils, d’utilisation de méthodes de guerre prohibées et de meurtre. Les accusations de terrorisme étaient beaucoup moins fréquentes.
Les forces ukrainiennes ont fait irruption le 6 août 2024 dans la région de Koursk, située au sud-ouest de la Russie, près de la frontière ukrainienne. Selon les estimations, elles ont pris le contrôle de 1.000 à 1.300 kilomètres carrés de terrain, soit 4,5 % de la superficie totale de la région de Koursk, qui recouvre 29.900 kilomètres carrés. L’Ukraine espérait renforcer sa position dans d’éventuelles négociations. Début février 2025, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a notamment déclaré qu’il « envisageait d’offrir à la Russie un échange territorial direct ».
Mais depuis l’automne la zone sous contrôle ukrainien a progressivement diminué. Jusqu’à un changement radical de situation début mars 2025, lorsque la Russie a lancé une contre-offensive et repris le contrôle de Sudzha, la plus grande localité tenue par les forces ukrainiennes. La dernière carte du champ de bataille établie au 27 mars par Deep State, une plateforme ukrainienne qui suit l’évolution de la ligne de front à l’aide de données collectées en sources ouvertes, montre que l’Ukraine contrôlait moins de 78 kilomètres carrés.
Des centaines de soldats capturés
Au cours des sept mois de combats, des centaines de soldats des deux camps ont été faits prisonniers, mais leur nombre exact reste inconnu. En décembre 2024, l’agence de presse russe TASS, citant une source anonyme, a indiqué qu’environ 500 soldats ukrainiens avaient été capturés depuis le 6 août.
Le comité d’enquête [ou parquet spécial] de la Fédération de Russie a ouvert la première affaire pénale liée à l’incursion dans la région de Koursk le 7 août. Des personnes non identifiées ont été inculpées, entre autres, d’acte terroriste, de meurtre, de possession illégale d’armes et de munitions et de tentative de meurtre sur des agents des forces de l’ordre. Une réaction typique du système judiciaire russe qui constitue le plus souvent un signal politique visant à souligner la gravité d’événements qui attirent l’attention du public. Des dossiers judiciaires sont ainsi régulièrement ouverts, contre X, après des attaques de drones sur le territoire russe.
Les premières affaires pénales contre des soldats ukrainiens capturés dans la région de Koursk sont arrivées devant les tribunaux russes à l’automne. Du fait des règles de compétence des tribunaux militaires de district, ces affaires ont été traitées par le tribunal militaire du 2e district occidental, situé à Moscou. Auparavant, les affaires impliquant des prisonniers de guerre capturés dans les régions de Donetsk et de Louhansk étaient traitées par le tribunal militaire du district sud, basé à Rostov-sur-le-Don.
Dans la plupart des cas, les juges du tribunal militaire du 2e district occidental ne tiennent cependant pas d’audiences à Moscou, mais se rendent dans la région où le crime a été commis. C’est ce qui s’est passé lors des procès des prisonniers de guerre ukrainiens : au moins une partie des audiences s’est déroulée dans le bâtiment du tribunal régional de Koursk.
Du franchissement de frontière à l’accusation de terrorisme
Le 21 mars, le chef du comité d’enquête, Alexandre Bastrykin, a annoncé que les tribunaux avaient déjà condamné 46 soldats ukrainiens pour des crimes commis contre des civils dans la région de Koursk. Il a ajouté que les procès de 92 autres étaient en cours et que 58 faisaient encore l’objet d’une enquête.
Sur la base des déclarations officielles et des comptes-rendus de médias, Justice Info décompte au moins 67 condamnations prononcées par le tribunal militaire du 2e district occidental contre des soldats capturés dans la région de Koursk. Ces dossiers suivent un schéma par ailleurs familier, observé dans les procès de prisonniers de guerre : dans la grande majorité d’entre eux, le comité d’enquête a qualifié les actions des soldats ukrainiens d’« actes terroristes aux conséquences graves ».
Cela s’inscrit en rupture par rapport aux pratiques antérieures dans les procès des prisonniers de guerre menés devant les tribunaux des républiques populaires autoproclamées de Donetsk [DNR] et de Louhansk [LNR] et devant le tribunal militaire du district sud. Par exemple, en DNR, outre le terrorisme, les combattants ukrainiens ont souvent été aussi accusés de participation à des groupes armés illégaux, de sabotage, de contrebande d’armes, de tentative de meurtre sur des soldats russes et de prise de pouvoir par la violence.
Le premier de ces verdicts a été rendu le 12 décembre 2024, à l’encontre de deux militaires de la 61e brigade mécanisée ukrainienne, Vitaly Panchenko et Ivan Dmitrakov. Ils ont été condamnés respectivement à 14 et 15 ans de prison. Selon les enquêteurs, le 7 août 2024, les hommes ont franchi illégalement la frontière russe et ont ensuite « ouvert le feu à plusieurs reprises dans l’intention de tuer des soldats et des civils russes ». Ils ont été capturés les 17 et 18 août. Le leader tchétchène Ramzan Kadyrov a affirmé que ce sont les forces spéciales Akhmat – composées d’anciens combattants du groupe Wagner – qui les avaient capturés.
Les enquêteurs russes ont par ailleurs affirmé que les soldats ukrainiens avaient menacé trois civils russes avec des armes et les avaient forcés à monter dans un camion avant de leur faire franchir la frontière ukrainienne. Dans une courte vidéo publiée par l’agence de presse nationale TASS en septembre, Panchenko admet avoir frappé l’un des civils à l’épaule pendant le chargement, sans pouvoir expliquer pourquoi. À la fin, il déclare : « Je veux juste que tout cela se termine et que tout le monde rentre chez soi. Les vôtres et les nôtres. »
Les autorités russes ont également accusé Panchenko d’avoir volé de la nourriture dans une épicerie locale de la ville de Sudzha. Ce magasin – une succursale de la chaîne de supermarchés Pyaterochka – est devenu un symbole informel de l’avancée ukrainienne dans la région. Des photos de troupes ukrainiennes se tenant devant le magasin ont souvent été publiées en ligne. Après la reprise de Sudzha par les forces russes, le gouverneur intérimaire de Koursk, Alexander Khinshtein, a proposé de préserver le bâtiment endommagé du magasin comme souvenir de l’« occupation ». Le magasin avait été pillé et l’extérieur était couvert de graffitis de l’armée ukrainienne.
Accusations uniformes, sanctions uniformes
La classification de ces actions en tant que terrorisme semble essentiellement motivée par des raisons politiques. Ainsi, le président russe Vladimir Poutine a qualifié à plusieurs reprises de « terroristes » tous les soldats ukrainiens et mercenaires étrangers qui se battent dans la région de Koursk. Cette étiquette permet à la Russie de ne pas les traiter comme des combattants légaux et donc de contourner le régime de protection des Conventions de Genève. En outre, les accusations de terrorisme selon le code pénal russe entraînent automatiquement un régime pénitentiaire plus sévère. Par exemple, les premières années d’une peine doivent être purgées dans une prison où les détenus sont placés en petits groupes et strictement isolés, contrairement aux ‘colonies pénitentiaires’ classiques.
Les charges retenues contre les prisonniers de guerre ukrainiens capturés dans la région de Koursk sont en grande partie identiques. La plupart sont accusés d’avoir pénétré dans les districts de Sudzha et de Korenevo, d’avoir intimidé des civils, de s’être emparés d’habitations civiles, d’avoir entravé des évacuations de civils et d’avoir ouvert le feu sur des civils et du personnel militaire.
En moyenne, les tribunaux les ont condamnés à des peines de 15 à 16 ans dans des colonies pénitentiaires de haute sécurité, les trois premières années devant être purgées en prison. De fait, le plus grand nombre de condamnations concerne des soldats des 22e et 44e brigades mécanisées ukrainiennes et de la 3e brigade d’assaut. La plupart d’entre eux ont été capturés en août et septembre 2024.
Le sort des combattants étrangers
Sur les 67 condamnations documentées, 11 l’ont été à l’encontre de ressortissants étrangers. Contrairement aux soldats ukrainiens, ceux-ci ont été accusés non seulement d’avoir commis des actes terroristes, mais aussi de s’être livrés à des activités mercenaires. La plupart des combattants étrangers ont été condamnés par contumace. Les citoyens américains Daniel Bernard Rebar et Robert Wertman ont été condamnés respectivement à 25 et 23 ans de prison. Sharunas Jasyukevicius, originaire de Lituanie, a été condamné à 23 ans de prison, et le Néo-Zélandais Jordan O’Brien à 14 ans de détention dans une colonie de haute sécurité.
Plusieurs ressortissants géorgiens ont aussi été condamnés : Aleksi Bibichadze et Mikhail Baturin ont reçu une peine de 25 ans chacun ; Georgy Kesarieli et Rati Burduli ont été condamnés à 25 ans, Lasha Chigladze à 24 ans tout comme Levan Beruashvili.
Le seul procès en personne d’un ressortissant étranger a été celui d’un citoyen britannique de 22 ans, James Scott Rees Anderson, qui servait dans la Légion internationale ukrainienne. Selon le comité d’enquête russe, Anderson a pénétré armé sur le territoire russe et a commis des crimes contre des civils destinés à causer des dommages matériels et à déstabiliser les autorités locales. Il a été condamné à 19 ans de prison, dont les cinq premières années dans une prison de haute sécurité. Son procès s’est déroulé à huis clos.
Le tribunal a déclaré qu’Anderson avait plaidé coupable et expliqué qu’il s’était engagé dans le conflit pour l’argent. Son avocat a demandé au tribunal de ne pas considérer plusieurs circonstances aggravantes et de considérer ses aveux et ses remords comme des circonstances atténuantes. Dans un interrogatoire vidéo diffusé sur des chaînes Telegram pro-Kremlin après sa capture, Anderson a affirmé qu’il s’était engagé dans la Légion internationale après avoir perdu son emploi. Son père a déclaré à des journalistes britanniques que la famille avait tenté de le dissuader de se rendre en Ukraine, mais qu’il pensait faire le bon choix. Il craignait que son fils ne soit torturé en captivité par les Russes.
En mars dernier, un représentant russe à Vienne a annoncé que le Comité d’enquête de la Fédération de Russie a ouvert des enquêtes contre plus de 800 ressortissants étrangers ayant participé au conflit du côté de l’Ukraine.
Le 14 mars, le président américain Donald Trump a affirmé que plusieurs milliers de soldats ukrainiens dans la région de Koursk étaient encerclés par les forces russes et demandé à Poutine d’« épargner leur vie ». Poutine a promis que leur sécurité serait « garantie » s’ils déposaient les armes et se rendaient volontairement. Le sort de ces soldats ukrainiens reste aujourd’hui inconnu.