« Nous voyons maintenant le Tribunal spécial qui est censé être soutenu par la Cédéao... Nous voyons le bureau du procureur spécial essayer de se mettre en place. Nous espérons que les affaires de compétence universelle vont continuer à mettre la pression sur le gouvernement gambien et nous sommes très reconnaissants envers les organisations internationales qui veillent à ce que les auteurs qui ne se trouvent même pas dans le pays soient traduits en justice, où qu'ils soient. C'est aussi un signal d'alarme pour dire aux autres auteurs de ces crimes ou même aux personnes qui envisagent de violer les droits des Gambiens qu'ils n'ont nulle part où se cacher. Ils seront jugés n'importe quand, n'importe où, car la justice finira par les rattraper », déclare Fatoumata Sandeng.
Fatoumata est la fille d'Ebrima Solo Sandeng, ancien dirigeant des jeunesses de l'UDP, le principal parti d'opposition sous la dictature de Yahya Jammeh qui a dirigé la Gambie de juillet 1994 à janvier 2017. Son père est mort des suites de tortures, le 15 avril 2016, alors qu'il était détenu à l'Agence nationale de renseignement (NIA). Depuis la chute de Jammeh, Fatoumata fait partie d'un mouvement de la société civile qui demande justice pour les crimes commis par Jammeh et son régime, notamment par un escadron de la mort appelé les Junglers. Et ce à quoi elle fait référence lorsqu'elle parle d'affaires de compétence universelle, c'est au procès imminent de Michael Sang Correa, un ancien Jungler présumé, qui s'ouvre le 7 avril à Denver, dans le Colorado, aux États-Unis.
Correa, aujourd'hui âgé de 45 ans, ferait partie des soldats ayant participé à la formation spéciale des Junglers en 2004. Bien que les Junglers faisaient partie des forces armées gambiennes, ils recevaient leurs ordres directement de Jammeh. Une Commission nationale vérité, réconciliation et réparations (TRRC), qui a enquêté sur les crimes de Jammeh entre 2018 et 2021, a établi la responsabilité des Junglers dans de nombreux crimes, y compris des meurtres. Correa est jugé pour sa participation présumée à des actes de torture à la suite d'un coup d'État manqué, en 2006.
Après la défaite électorale de Jammeh en décembre 2016 et son exil forcé en Guinée équatoriale quelques semaines plus tard, Correa a fui le pays. En 2019, il a été arrêté aux États-Unis pour avoir dépassé la durée de validité de son visa. Une coalition d'organisations de défense des droits de l'homme a exhorté le gouvernement d’inculper Correa pour son implication dans d'autres crimes graves. Cela a finalement conduit à sa mise en accusation en 2020.
Torture à l'Agence nationale de renseignement de Gambie
En 2006, plusieurs personnes, dont des civils, ont été arrêtées, certaines torturées, à la NIA à la suite d'un coup d'État déjoué, communément appelé le coup d'État de Ndure Cham. Le colonel Ndure Cham était alors chef d'état-major de l'armée gambienne. Il est resté caché après l'incident jusqu'en 2013, date à laquelle les Junglers l'ont retrouvé et tué. Plusieurs personnes ont été arrêtées après la tentative de coup d'État. Elles ont été soumises à des interrogatoires et à des tortures par les Junglers à la NIA. Correa est l'un des Junglers que la TRRC a reconnu comme responsable de ces tortures.
Selon l'acte d'accusation américain, Correa et d'autres Junglers « ont frappé les victimes, leur ont mis des sacs en plastique sur la tête et ont eu recours à des chocs électriques pendant qu'elles étaient interrogées ». Bien que Correa soit jugé pour sa participation à ces actes spécifiques de torture en 2006, il a été mentionné par la TRRC gambienne pour sa participation à d'autres crimes graves, notamment des meurtres et des disparitions illégales, dont le meurtre d’un journaliste renommé, Deyda Hydara, en 2006, et les exécutions extrajudiciaires d’au moins dix autres personnes.
« Aux États-Unis, les procureurs ont le pouvoir discrétionnaire de décider des dossiers qu'ils portent devant les tribunaux. Pour prendre ces décisions, les procureurs tiennent compte de divers facteurs, notamment des ressources et des documents disponibles. Le procureur n'a pas révélé pourquoi il a choisi de poursuivre ces actes présumés de torture spécifiques et pas d'autres », explique Ela Matthews, avocate principale au Center for Justice and Accountability (CJA), la principale ONG américaine qui a poussé pour que cette affaire passe en justice. Le CJA est le conseiller juridique de plusieurs victimes dans cette affaire. « Les États-Unis ne disposent pas de législation permettant de poursuivre de nombreux autres crimes contre l'humanité commis en dehors de leurs frontières. Cela limite le type de charges qu'un procureur peut porter. »
Une affaire rare
La date initiale du procès de Correa était fixée au 16 septembre de l'année dernière. Quelques jours avant le procès, celui-ci avait été reporté. L'équipe de la défense de Correa avait déposé une requête pour que l’acte d'accusation soit rejeté, car le gouvernement n'avait pas donné l'assurance que deux de ses principaux témoins bénéficieraient de l'immunité pendant la période où ils seraient présents aux États-Unis pour témoigner. Le tribunal a rejeté cette requête.
Les avocats de Correa ont également déposé une requête pour que le tribunal reporte le procès pendant que l'équipe de la défense se rendait en Gambie pour obtenir des dépositions sous serment des témoins. Cette requête a été acceptée. Selon la défense, les témoignages de Momodou Hydara, ancien directeur adjoint de la NIA, et d'Alieu Jeng, un ancien Jungler, prouveraient que Correa a été contraint et forcé de participer à ces tortures. Hydara et Jeng ont tous deux témoigné devant la TRRC et des preuves à leur encontre ont été présentées devant la commission, dont ils ont pour certaines reconnu la responsabilité.
Les États-Unis poursuivent Correa en vertu de la loi extraterritoriale sur la torture. C'est la première fois qu'un non-citoyen américain est jugé en vertu de cette loi pour des actes commis en dehors des États-Unis. « Le ministère de la Justice a rarement inculpé les auteurs de violations des droits de l'homme de charges substantielles en matière de droits de l'homme, préférant appuyer des charges de violations de la législation sur l'immigration. C'est pourquoi Correa n'est que la troisième personne inculpée en vertu de la loi sur la torture, qui a été promulguée en 1994 », déclare Matthews.
Le procès doit se dérouler du 7 au 18 avril. Correa risque une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à 20 ans pour chacun des six chefs d'accusation de torture s'il est reconnu coupable, ce qui pourrait représenter 140 ans s'il est reconnu coupable de tous les chefs d'accusation.
Avertissement : Le voyage d’une poignée de journalistes gambiens pour couvrir le procès de Michael Sang Correa aux Etats-Unis a été rendu possible grâce à un financement mis en place par le Center for Justice and Accountability, une organisation américaine qui est partie au procès où elle représente des victimes. Notre correspondante en Gambie fait partie des bénéficiaires de ce financement, sans lequel aucun journaliste gambien n’aurait pu couvrir ce procès. Nous maintiendrons la même indépendance et notre même souci d’équilibre dans la couverture de ce procès.
