« Nous voulions que les deux pays, la France en particulier, reconnaissent leurs crimes contre les mouvements nationalistes au Cameroun », explique Willibroad Dze Ngwa, professeur d'histoire à l'université de Yaoundé et membre camerounais de la commission. « Nous voulons que la véritable histoire du nationalisme français au Cameroun soit inscrite dans les livres et enseignée dans les écoles et collèges camerounais. Dans la société française, on pense généralement qu'il n'y a pas eu de guerre française au Cameroun ; les gens ne pensent qu'à ce qui s'est passé en Algérie. »
En France, les dirigeants successifs ont pendant longtemps rejeté l'idée qu'il y ait jamais eu une guerre française au Cameroun, bien qu'en 2015, lors d'une visite à Yaoundé, l'ancien président François Hollande ait admis qu'il y avait eu des « épisodes extrêmement tourmentés, tragiques mêmes ». Ce n'est qu'en 2022 que le président Macron a appelé les historiens à faire enfin « la lumière » sur les actions de la France au Cameroun avant et après l'indépendance, promettant d'ouvrir « en totalité » les archives françaises sur les « moments douloureux » et « tragiques » de cette histoire méconnue.
« C'est pourquoi nous avons été réunis pour déterminer l'ampleur de la guerre », explique Dze Ngwa. « Nous sommes très satisfaits du rapport parce qu'il a apporté de nouvelles statistiques, de nouvelles révélations, de nouvelles idées et de nouvelles sources de documentation. »
Macron a annoncé la création de la commission en juillet 2022, lors d'une conférence de presse conjointe avec le président de longue date du Cameroun, Paul Biya, une démarche considérée comme faisant partie des promesses de Macron de faire face au passé colonial de la France. La commission était coprésidée par l'historienne française Karine Ramondy et le musicien camerounais Blick Bassy, qui a dédié l'un de ses albums, « 1958 », au leader anticolonialiste assassiné Ruben Um Nyobè. Bassy était chargé de l'aspect culturel des travaux de la commission. Le volet « recherche » de la commission était composé de sept historiens français et de sept historiens camerounais, dont cinq femmes et neuf hommes.
La commission a été chargée d'étudier « le rôle et l'engagement de la France au Cameroun dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d'opposition entre 1945 et 1971 ». Le Cameroun a obtenu son indépendance de la France en 1960, mais la France a continué à soutenir la répression des mouvements d'opposition sous le règne du premier président du Cameroun indépendant, Ahmadou Ahidjo, qui a collaboré avec les Français. L'actuel président du Cameroun, Paul Biya, âgé de 92 ans et en poste depuis plus de 40 ans, a été Premier ministre sous Ahidjo.
« Nous voulions écrire cette histoire »
Le rapport des historiens officiellement mandatés a été remis aux gouvernements français et camerounais fin janvier 2025. Avec ses quelque 1.000 pages, il n'est sans doute pas donné à tout le monde de le lire d'un bout à l'autre. Il s'appuie sur des recherches conjointes, de nombreux documents, dont des milliers récemment déclassifiés par la France, et des témoignages. Des résumés sont disponibles en français et en anglais, tandis qu'une traduction anglaise du rapport complet est attendue vers la fin de l'année.
« Notre rapport est un travail scientifique rédigé par des experts avec méthodologie et rigueur, à ce titre il ne pouvait être superficiel », explique Ramondy, coprésidente française de la commission, à Justice Info. « Nous nous devions de retracer la complexité des faits, la trajectoire des acteurs et actrices de cette histoire. Nous avons eu à cœur d'écrire cette histoire et non de la survoler et nous espérons être lu, ne serait-ce que ces 15 pages de résumé qui sont très claires et accessibles à ceux et celles qui veulent s'emparer du sujet. »
Richard Joseph, professeur émérite de politique africaine et auteur d'ouvrages sur le Cameroun, estime que, jusqu'à présent, « il n'a pas été possible de mener des recherches ouvertes sur la lutte pour l'indépendance au Cameroun, comme cela a été le cas dans la plupart des autres pays africains ». C'est pourquoi, dit-il à Justice Info, « les informations détaillées contenues dans le rapport sur ce qui s'est passé dans des localités spécifiques et sur l'identité des acteurs, sont sans précédent ». Joseph n'était pas membre de la commission, mais celle-ci l'a remercié tout particulièrement pour avoir encouragé la commission et échangé avec elle.
Une guerre « totale »
Le rapport fournit de nouveaux détails sur les massacres, les assassinats et les attaques contre les civils. Il reconnaît les actes de violence perpétrés par l'armée française et les soldats sous son commandement contre des combattants et des civils dans le cadre d'une guerre « totale ». Il indique que la France a eu « recours à la “doctrine de guerre révolutionnaire”, pratiquée en Indochine, poursuivie en Algérie et adaptée par l'armée française au Cameroun sous forme de zones militaires spéciales, à l'organisation “contre-révolutionnaire” des populations civiles et à “l'action psychologique” et aux violences psychologiques et physiques (dont les atteintes aux femmes, aux civils et aux corps, l'usage de la torture, les exécutions et les disparitions) ; aux violences collectives (bombardements et utilisation de cartouches incendiaires ; destruction de villages, parfois généralisée dans certaines régions ; massacres de civils, dont ceux, documentés par la Commission, à Ékité les 30-31 décembre 1956 et à Balessing le 28 mai 1960 ; à l'exécution de civils identifiés comme combattants ; et aux déplacements forcés de populations civiles vers des camps de “regroupement”, causant d'importants préjudices à long terme ».
Selon le rapport, compte tenu de l'intensité de la répression exercée sur le terrain entre 1958 et 1965, la commission a réfléchi à l'utilisation du mot génocide en fonction de sa définition passée et actuelle. La commission affirme que si elle ne dispose pas de la « compétence juridique pour qualifier ces pratiques de “génocidaires” », « il est indéniable que ces violences ont bien été extrêmes car elles ont transgressé les droits humains et le droit de la guerre ».
Un appel à la France pour qu'elle reconnaisse ses responsabilités
Le rapport des historiens fait également des recommandations à la France et au Cameroun. À la France, il propose que le président français Emmanuel Macron prononce un discours reconnaissant le rôle et les responsabilités de la France dans la guerre du Cameroun, qualifiée de « guerre anticoloniale », y compris l'utilisation de diverses formes de violence par les forces françaises et les forces camerounaises sous commandement français, ainsi que son rôle dans l'aide à la suppression des groupes d'opposition après 1960 sous un régime camerounais qui devenait de plus en plus autocratique. La France devrait reconnaître les événements sanglants de Douala en 1945 - lorsque les forces coloniales ont ouvert le feu pour réprimer un soulèvement populaire, tuant sur-le-champ quelque 80 personnes et lançant une chasse à l'homme - et les inscrire dans la « séquence répressive menée par les autorités françaises dans son empire colonial après la Seconde Guerre mondiale (Sénégal, Algérie, Madagascar) ».
En outre, la France devrait reconnaître les « répressions politique, diplomatique, policière et judiciaire employées par les autorités françaises contre le mouvement indépendantiste de l'Union des populations du Cameroun (UPC), l'Union démocratique des femmes camerounaises (Udefec) et la Jeunesse démocratique camerounaise (JDC), qui s'intensifient après leur interdiction en 1955 ». Elle devrait reconnaître « la responsabilité de l'armée française et de l’État français dans les morts et les assassinats » des dirigeants de l'UPC : Isaac Nyobè Pandjock (1958) ; Ruben Um Nyobè (1958) ; Félix-Roland Moumié (1960) ; Paul Momo (1960) ; et Jérémie Ndéléné (1960). Enfin, le rapport propose à la France de mettre en place « un lieu de mémoire et des plaques commémoratives, permettant de donner une visibilité à cette guerre méconnue ».
Au Cameroun, il propose que le président Biya prononce également un discours reconnaissant la guerre camerounaise comme une « guerre de décolonisation », et la « violence répressive excessive » utilisée par les autorités coloniales et l'armée française avant et après 1960. Le rapport recommande que des lieux de mémoire et des plaques soient installés dans tout le Cameroun, en particulier sur les sites des massacres, et que l'État camerounais leur donne de la valeur et de la visibilité. Enfin, il propose la création d'une journée nationale de commémoration des victimes de la guerre anticoloniale.
La France a-t-elle utilisé du napalm ?
Le site Internet du gouvernement français présente un rapport sur les activités culturelles de la section « artistique » de la commission, dirigée par le musicien camerounais Blick Bassy. Mais il existe également un autre rapport de l'équipe de Bassy, rapporté par la chaîne francophone TV5MONDE, qui contient une sélection de témoignages en provenance du Cameroun. Bien que ce rapport n'ait pas été officiellement commandé, Bassy est cité, déclarant que « dans l’équipe, on a pensé qu’il fallait aussi une note de synthèse de notre travail, même si cela n’était pas attendu de nous. » Il déclare également que ce rapport a été remis au ministère français des Affaires étrangères à la mi-février.
Ce rapport contient un témoignage particulièrement controversé dans lequel Emmanuel Mukam, un témoin de la répression française dans le pays Bamiléké, affirme que les Français ont utilisé du napalm, une arme chimique notoirement utilisée par l'armée américaine au Vietnam. L'utilisation du napalm contre les civils est interdite par le droit international. Son témoignage n'a pas été inclus dans le rapport des historiens. Selon le reportage de TV5MONDE, Mukam a été bouleversé par cette décision et s'est demandé pourquoi il avait témoigné. Il a écrit dans un message sur Facebook qu'il était handicapé depuis 65 ans, ayant perdu l'odorat à l'âge de sept ans, et que des médecins en France et en Inde avaient confirmé que c'était à cause de l'inhalation de napalm.
« Nous avons eu connaissance de ce témoignage après la remise du rapport fin janvier et n'avons pas pu l'intégrer à notre étude, ce que nous déplorons », explique Ramondy lorsqu'elle est interrogée à ce sujet. « Je tiens ici à préciser, afin qu'un faux procès ne nous soit pas fait, que nous n'avons pas éludé la question du napalm dans le rapport, certains témoins y faisaient déjà référence dans le documentaire de Gaelle Leroy et Valerie Osouf », précise-t-elle.
« Au contraire, afin de recouper nos sources, nous avons recherché dans les archives militaires toute mention de l'utilisation de “bidons spéciaux”, comme l'avaient constaté certains historiens de la guerre d'Algérie », ajoute-t-elle. « Rien n'en est ressorti, mais nous avons pu documenter d'importantes livraisons de cartouches incendiaires, tout aussi dévastatrices, au moment où le général Briand intensifiait la répression militaire à l'ouest, au début de l'année 1960, afin d'anéantir la guérilla. L'utilisation de ces cartouches a entraîné des destructions massives, des incendies de maisons, des pertes humaines. Le rapport évoque tout cela sans concession. »
Controverse au Cameroun
La commission a suscité une certaine controverse au Cameroun, dès la nomination de ses membres. Certains, notamment dans les milieux universitaires, ont critiqué sa composition et ses compétences. Dze Ngwa suggère qu'il s'agirait d'une simple jalousie professionnelle, car tout chercheur dans ce domaine « voudrait faire partie d'une commission qui pourrait écrire l'histoire ».
« D'autres diront qu'il y a des choses qui n'ont pas été mentionnées dans le rapport », poursuit-il, « comme le napalm dont vous parlez. Certains diront que nous n'avons pas demandé aux Français de payer des réparations et que nous ne l'avons pas qualifié de génocide ». Il ajoute que certaines personnes se sont également plaintes du fait que la commission n'est pas allée dans leur village où, selon elles, des membres de leur famille ont été tués.
Mais lorsque le rapport a été publié et que les gens ont pris le temps de le lire, beaucoup de ceux qui avaient fait ces déclarations ont commencé à se rétracter, dit-il. « Je pense qu'ils ont compris que nous n'étions pas allés sur le terrain en tant qu'avocats et magistrats pour rendre des jugements. Nous sommes allés sur le terrain en tant qu'historiens pour établir les faits et les chiffres, et nous ne pouvions donc pas déclarer que la guerre au Cameroun était un génocide, car ce n'était pas notre mission. » Il affirme à Justice Info que la commission a reçu de nombreux messages de félicitations de l'intérieur et de l'extérieur du Cameroun à l'occasion de la publication du rapport.
Selon Dze Ngwa, la commission a très bien travaillé de façon conjointe et il se dit fier du rapport, bien qu'« aucune entreprise humaine n'est parfaite à 100% » et qu'un suivi est nécessaire.
Suivi et volonté politique
Peut-on donc s'attendre à ce qu'il y ait un suivi ? « Nous l'espérons tous », déclare Ramondy. « Mais la suite ne dépend pas seulement des présidents français et camerounais. Nous voulons que ce travail soit promu et présenté dans différentes sphères : dans les universités, bien sûr, mais aussi dans les associations, et auprès de publics non spécialisés lors de rencontres et de débats. Ce travail libère la parole. De nombreuses personnes nous ont contactés pour témoigner, et nous constatons au fil des rencontres que la parole se libère entre les générations d'une même famille. »
Pour Joseph, toutes les recommandations de la commission sont importantes, « mais je considère la liste comme préliminaire. Elle devrait susciter de nombreuses autres suggestions » : « La “culture du silence” est profondément ancrée chez les Camerounais. Il existe une réticence bien ancrée à discuter des brutalités commises. Achille Mbembe a attiré l'attention sur la transmission des souvenirs par des moyens non perceptibles aux personnes extérieures. De nombreuses blessures ne sont pas cicatrisées. Les commémorations sont souvent privées ou communautaires plutôt que publiques ».
Il ajoute que « le travail de la commission a été conçu pour se concentrer sur la période 1945-1971, c'est-à-dire sur moins de 15 ans de régime colonial et 11 ans de gouvernance post-coloniale. Les chercheurs, les journalistes et d'autres personnes ne limiteront pas leurs enquêtes à cette période. »
Dze Ngwa estime qu'il existe désormais une volonté politique en France et au Cameroun de commencer à mettre en œuvre les propositions du rapport, et qu'il y a déjà des signes en ce sens. « Le premier suivi serait une conférence internationale car, comme nous l'avons dit, notre rapport n'a fait qu'ouvrir la porte à de futures recherches. C'est pourquoi nous invitons d'ici peu des chercheurs du monde entier qui disposent de faits et de chiffres que nous n'avons pas vus et établis dans le cadre de notre travail. Par exemple, si nous disposons de documents concrets sur l'utilisation du napalm, nous devrions les faire valoir lors de cette conférence. »
Il ajoute que les dirigeants des deux pays sont également en train de mettre en place un comité de suivi. « Aucune politique claire n'a été adoptée jusqu'à présent à la suite des travaux de la commission », dit-il. « Le plus important n'est pas le rapport, mais son impact sur le Cameroun et la France. Et cela n'est pas possible s'il n'y a pas d'orientations politiques adoptées par les deux pays. »
