« Il ne faut pas purger de toute sa sève un procès historique »

Fin mars, le gouvernement de Mamadi Doumbouya a annoncé à la fois la prise en charge de l'indemnisation des victimes du massacre du 28 septembre 2009, et la grâce de Moussa Dadis Camara, l’ancien chef de l’Etat guinéen condamné l'an dernier à vingt ans de prison pour ce crime contre l'humanité. Pour le politologue Kabinet Fofana, cette décision est liée au poids politique et à la popularité dont jouit Camara.

En guinée, le chef de l’État Mamadi Doumbouya a promis des réparations pour les victimes du massacre du 28 septembre 2009 mais il a aussi gracié l'accusé principal du procès : Moussa Dadis Camara. Pourquoi ? Photo : assemblage des portraits de Doumbouya et Camara en habits militaires.
Le capitaine Moussa Dadis Camara (à gauche), au pouvoir en Guinée entre décembre 2008 et janvier 2010, et le général Mamadi Doumbouya, au pouvoir depuis septembre 2021.
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JUSTICE INFO : Quels facteurs politiques expliquent la concordance de ces deux annonces, la prise en charge par l’État de l'indemnisation des victimes du massacre au stade de Conakry en 2009, et la grâce du capitaine Moussa Dadis Camara ?

KABINET FOFANA : Effectivement, la grâce est intervenue dans la foulée de l'annonce de la mise en place d'un processus d'indemnisation des victimes du 28-Septembre, qui était l'une des recommandations du jugement qui a été rendu. Je pense qu’il y a d'abord eu la volonté de matérialiser une demande forte, formulée par la partie civile, mais aussi rendue par les juges. Je pense que le président de la transition [le général Mamadi Doumbouya, au pouvoir en Guinée depuis un coup d’Etat en 2021]a voulu faire d'une pierre deux coups, même si cela a naturellement soulevé des questionnements sur la validité de la grâce, puisque, pour les avocats et d'autres organisations des droits humains, un appel est en cours du jugement rendu en première instance.

Y a-t-il des relents politiques derrière ? Oui, naturellement. Les victimes tout comme ceux qui soutiennent le capitaine Dadis constituent des opinions publiques importantes. Le capitaine Dadis reste, quoi qu'on dise, la personnalité politique importante de la Guinée forestière [région du sud-est de la Guinée]. Il est donc bien possible que des relents électoralistes, même politiques, puissent expliquer ces deux prises de décision, notamment celle graciant le capitaine Moussa Dadis Camara.

Quelles sont les échéances électorales qui attendent Mamadi Doumbouya et quelle alliance essaie-t-il de constituer pour soutenir sa candidature attendue ? Que représente la carte Dadis Camara dans le contexte actuel et qui justifierait sa grâce et sa remise en liberté ?

Aujourd'hui, il est de plus en plus clair que le général Mamadi Doumbouya se présentera [à l’élection présidentielle promise en 2025]. Une grosse coalition de partis politiques s’est constituée et demande à ce qu'il se présente. Le capitaine Dadis est une personnalité extrêmement importante. C'est à vérifier mais sa grâce constituerait une motivation de vote au sein de l'électorat forestier ou parmi ceux qui lui vouent une sympathie. Il faut préciser que la Guinée forestière n'est pas un électorat fixe, mais un électorat très parcellaire, en raison de considérations parfois très ethniques, puisque cette partie de la Guinée est constituée de beaucoup d'ethnies. Or on sait que les leaders se constituent souvent en fonction de cette considération-là. On verra donc si la grâce du capitaine Dadis va cristalliser l'électorat, si toutefois le président Mamady Doumbouya se présente.

Vous parlez d'ethnies. Quel est justement le poids des forestiers dans l'armée et dans l'échiquier politique actuel ?

Sur l'échiquier politique, la Guinée forestière est un électorat très important. En fait, c'est l'électorat qui, en plus de la Guinée maritime, constitue ces dernières années une sorte de faiseur de rois. C'est une espèce de « swing state », comme on dirait aux États-Unis. Du point de vue de l'armée, les forestiers constituent une partie importante de la ‘Grande Muette’ et la part de jeunes de cette région-là à l'intérieur de l'armée s'est accrue à l'avènement du capitaine Dadis au pouvoir, en 2008.

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Peut-on imaginer que les sept autres condamnés dans le procès du 28-Septembre [Moussa Tiegboro Camara, Aboubacar Diakité dit Toumba, Marcel Guilavogui, Claude Pivi, Blaise Goumou, Mamadou Aliou Keïta, Paul Mansa Guilavogui] bénéficient à leur tour d’une grâce présidentielle ?

Oui et non. Dans l'opinion, on dit qu'il y a eu un traitement de faveur. Je pense donc qu'il y a une forte possibilité que Toumba [Aboubacar Diakité, ex-aide de camp de Dadis Camara et chef de la garde présidentielle au moment du massacre] et d'autres soient graciés. Mais est-ce que cela va se faire automatiquement, dans la foulée ? Il faut quand même éviter, en les libérant tous aujourd'hui, de fouler au pied tout l'intérêt qu'il y a eu à juger ces massacres-là.

Il ne faut pas oublier que l'objectif premier, c'est de juger un événement qualifié de crime contre l'humanité et qui a suscité beaucoup d'intérêt. Pour la première fois, un tribunal national a pu juger un dossier d'une telle envergure. Je pense qu'il faut faire attention à éviter de banaliser ces massacres-là, parce qu'ils constituent un pan noir dans l'histoire de notre pays.

Qu’en est-il du cas de Claude Pivi, dont l'évasion, en novembre 2023, avait mis en lumière les contacts influents qu'il conservait au sein de l'armée, avant qu’il ne soit arrêté puis extradé du Liberia, en septembre dernier ?

Le cas du colonel Pivi [ancien ministre de la sécurité présidentielle au moment du massacre] est un cas très spécifique. En termes d’importance, c’est le capitaine [Dadis Camara] qui a plus de poids. C'est pourquoi je ne suis pas très sûr que des grâces vont intervenir à tout bout de champ comme ça. Je pense que c'est un risque que les autorités, ou plutôt le président de la transition qui est celui qui gracie, ne prendraient pas.

L'Organisation guinéenne de défense des droits de l'homme et du citoyen (OGDH) s'est déclarée indignée par cette grâce, d'autant plus que le procès n'a même pas purgé la procédure d'appel. C'est « une atteinte à l'honneur et à la dignité des victimes », a-t-elle déclaré, en plus d'être une « violation des principes les plus basiques d'une bonne administration de la justice ». Comment le président Doumbouya peut gérer la contradiction entre l'appui et le financement d'un procès historique et ce que l'opposition du Front national de défense de la Constitution a qualifié de « manipulation politicienne cynique » ?

Il y a une levée de boucliers qui vient mettre en perspective la difficulté de la compréhension de la grâce du président accordée au capitaine Dadis : tout comme le OGDH, vous avez les Nations unies, la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), etc. ; toutes ces organisations-là restent aujourd'hui indignées. Pour elles, c'est une forme de goût amer que cette grâce-là vient coller à un procès historique, salué par l'opinion publique internationale.

C'est là où il y a quand même pas mal à faire en termes de pédagogie. C'est pourquoi je pense plutôt que d'autres grâces ne sauraient intervenir dans la foulée parce que cela va accentuer ces levées de boucliers-là. On ne prendrait pas le risque d'envenimer davantage ces revendications-là, quand on sait que le jugement du procès des massacres du 28-Septembre constitue un élément positif et salué au plan international pour le régime de Conakry. Je pense qu'il y a une pédagogie à faire justement pour que l'on ne vienne pas encore une fois purger de toute sa sève un procès historique qui a été salué par toute la communauté internationale.

Est-ce que cette grâce est la fin programmée du processus de justice pénale au profit d'une réconciliation nationale et d'un paiement aux victimes ?

Nous sommes aujourd'hui devant une situation où on s'est dit « voilà, on a jugé le procès », et où une grâce est intervenue entre-temps et qui vient, disons, gripper un peu la machine judiciaire. Est-ce que pour autant cela va s'arrêter là ? Est-ce qu’on va vers une forme de justice transitionnelle ou de réconciliation nationale, après avoir purgé, épuisé plutôt, toutes les voies judiciaires indiquées en la matière ? C'est quelque chose qu'il va falloir constater, qu'il va falloir suivre, pour voir un peu quel tournant connaîtra ce dossier extrêmement important pour la Guinée.

Kabinet FofanaKABINET FOFANA

Kabinet Fofana est politologue. Directeur de l'Association guinéenne de sciences politiques, un think tank de droit guinéen, il a dirigé la réalisation de nombreuses études sur les perceptions et les opinions des Guinéens concernant la vie politique et sociale et analyse régulièrement l’actualité politique de la Guinée dans les médias internationaux (France 24, Jeune Afrique, Africa 24, Radio France Internationale) ainsi que pour le Groupe Fréquence Médias. Il est co-auteur du chapitre « Loyautés et trahisons militaires. Une lecture spatialisée des relations de pouvoir au sein de l’armée guinéenne », paru dans Politique africaine en 2023.

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