"Qui ose dire qu'il y a pas eu de génocide?": un survivant salue la récente loi contre le négationnisme des crimes des Khmers rouges, mais son grand bénéficiaire pourrait être la famille Hun au pouvoir, selon les experts.
"Il y a des preuves (...) Ils ont tué mes quatre enfants et ma femme", témoigne Chum Mey, 94 ans, qui vend des livres racontant son histoire aux touristes de passage à Tuol Sleng (S21), ancien lycée transformé en prison sous Pol Pot, à Phnom Penh.
Il faut être "stupide" pour ignorer les atrocités ayant décimé le quart de la population entre 1975 et 1979, soit environ deux millions de Cambodgiens, tués par la faim, l'épuisement au travail, la maladie ou au gré d'assassinats, insiste-t-il.
Le royaume a renforcé récemment son arsenal juridique contre ceux accusés de glorifier ou de nier les massacres du régime communiste d'inspiration maoïste, mais des chercheurs soulignent les visées politiques du texte, dans un contexte de répression accrue des voix dissidentes.
Le gouvernement veut renforcer le discours officiel "plutôt que la justice et la réconciliation", estime Sophal Ear, professeur associé à l'Université de l'Etat d'Arizona. "En pratique, la nouvelle loi va servir à réduire au silence les dissidents", assure-t-il.
- "Pacificateur" -
La loi promulguée début mars, à quelques semaines du cinquantième anniversaire de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, prévoit une peine de prison allant d'un à cinq ans, et une amende comprise entre 10 et 50 millions de riels (2.300 à 11.500 euros), bien au-delà des sanctions précédemment prévue.
Il s'agit d'une "erreur", assure l'analyste politique Ou Virak. "Une population qui a peur de discuter aura encore plus peur de se poser des questions."
"Est-ce que le Cambodge a tort d'adopter cette loi? Non", a répondu mi-mars l'ancien Premier ministre Hun Sen, rappelant l'existence de lois similaires en Europe au sujet de l'Holocauste.
L'ex-dirigeant de 72 ans a posé les fondations de la politique mémorielle envers les Khmers rouges durant son règne d'environ quarante ans à la tête du Cambodge; s'il a cédé son poste à son fils Hun Manet en 2023, il continue de dicter les grandes orientations du pays, selon les experts.
Hun Sen était lui-même commandant sous Pol Pot, avant de fuir au Vietnam en 1977. Avec d'autres transfuges cambodgiens, il a guidé l'assaut de l'armée vietnamienne qui a chassé les Khmers rouges de Phnom Penh le 7 janvier 1979.
Au Cambodge, Hun Sen veut être reconnu comme celui qui a mis fin à trois décennies de guerre civile, grâce à sa politique qui a permis l'intégration à la société des derniers rebelles Khmers rouges en 1998, sans risquer de poursuites pour l'immense majorité d'entre eux.
"Hun Sen veut imposer sa vision des choses, en disant: +je suis le pacificateur+ (...)", explique Adriana Escobar Rodriguez, ingérieure d'étude au CNRS.
- Page tournée -
Se présenter comme un rempart au retour des Khmers rouges fait aussi partie de ses arguments de campagne; bien que l'opposition, qu'il assimile au régime génocidaire, n'est plus en mesure de contester son pouvoir après des années de répression.
La loi de 2013 sur le révisionnisme découle d'une affaire visant l'un des principaux adversaires politiques de Hun Sen. Kem Sokha a été accusé d'avoir présenté la prison de Tuol Sleng (S21) comme une mise en scène des Vietnamiens. Il a passé de nombreuses années en prison et reste en résidence surveillée.
Quelque 15.000 personnes ont été torturées avant d'être tuées dans cette prison. Chum Mey est l'un des sept seuls survivants.
Outre un négationnisme minimisant le rôle des Vietnamiens dans la chute des Khmers rouges, il y a aussi le fait "que des gens n'arrivent toujours pas à croire que des Khmers aient pu tuer d'autres Khmers", explique Adriana Escobar Rodriguez.
Aujourd'hui, des survivants de Pol Pot cohabitent avec d'anciens Khmers rouges. La page est définitivement tournée après la fin, en 2022, de la cour parrainée par les Nations unies, affirme Hun Sen. Le tribunal spécial a condamné trois dignitaires en vingt ans.
"J'ai reçu 70-80% de justice, pas 100%", explique le survivant Chum Mey. "Sous le régime de Pol Pot, je n'avais qu'un épi de maïs par jour. Maintenant, on a trois repas par jour, alors pourquoi ne pas être heureux?"