Le 7 avril 2025, la police du Bangladesh a arrêté l’avocate Tureen Afroze, âgée de 52 ans, à son domicile d’Uttara, dans la capitale Dhaka, l’accusant de tentative de meurtre commis huit mois plus tôt, le 5 août 2024, dernier jour du soulèvement populaire qui a entraîné la chute du gouvernement de la Ligue Awami.
L’arrestation a fait suite au dépôt d’une plainte et d’un rapport d’enquête préliminaire au poste de police d’Uttara West par Abdul Jabbar, 21 ans, un étudiant qui a été victime de tirs ce jour-là près du bâtiment du centre commercial BNS dans le secteur 7 d’Uttara, à Dhaka.
Dans le rapport déposé le 27 mars 2025, Jabbar affirme que « sur ordre » de sept hommes politiques de la Ligue Awami et d’officiers de police de haut rang nommés dans le rapport, dont l’ancienne Première ministre du Bangladesh Sheikh Hasina, Tureen Afroze et 43 autres individus se sont rassemblés « et armés d’armes mortelles avec l’intention de tuer, ont lancé une attaque soudaine et violente contre les étudiants manifestants, ouvrant le feu indistinctement ».
Le même témoin indique dans le rapport que "l’une des balles tirées par l’accusée a touché mon corps - au-dessous de la colonne vertébrale et au-dessus de la taille. Je me suis immédiatement effondré sur la route, inconscient. Plus tard, des manifestants qui étaient avec moi m’ont emmené à l’hôpital. À ce jour, je continue à vivre une vie anormale avec la balle restée logée dans mon corps".

Tureen Afroze, une procureure poursuivie
Afroze, fervente partisane de la Ligue Awami, s’est fait connaître dans le pays lorsqu’elle a été nommée en 2013 procureure principale du Tribunal international des crimes du Bangladesh (ICT-BD), créé trois ans plus tôt pour juger les personnes accusées de crimes internationaux pendant la guerre d’indépendance de 1971. La plupart des accusés étaient des dirigeants ou des sympathisants du parti islamique Jamaat-e-Islami, qui s’était rangé du côté de l’armée pakistanaise pendant la guerre.
Le tribunal, qui, jusqu’en 2018, avait condamné à mort 52 personnes, dont quatre hauts dirigeants du Jamaat, a été vivement critiqué à l’époque par des organisations internationales de défense des droits humains pour son manque d’indépendance et de respect des procédures. Et Afroze a joué un rôle clé dans nombre de ces procès, notamment celui de Golam Azam, le dirigeant du parti islamique, qui a été condamné à la prison à perpétuité.
En 2018, Afroze avait tenté en vain d’obtenir l’investiture du parti au pouvoir pour se présenter comme députée lors d’une élection nationale largement considérée comme étant systématiquement truquée. Un an plus tard, elle a été démise de ses fonctions de procureur après des révélations selon lesquelles elle aurait organisé une réunion secrète avec Muhammad Wahidul Haque, un homme accusé de crimes pendant la guerre de 1971, et partagé des documents avec lui.
Le 9 avril 2025, le lendemain de l’arrestation d’Afroze, la police l’a présentée devant le tribunal de première instance qui l’a placée en garde à vue durant quatre jours pour l’interroger. Selon les médias, le procureur Omar Faruq Faruqi a déclaré lors de l’audience que « Tureen Afroze est une personnalité controversée ». « Sous le régime “fasciste” de Hasina, elle a fait de fortes déclarations en faveur de Hasina, s’élevant contre les mouvements d’opposition. Elle a activement contribué à défendre le “fascisme” par ses déclarations », a-t-il affirmé.
Afroze a répondu en disant que « cette affaire est fabriquée de toutes pièces ». « Je peux fournir des documents complets sur l’endroit où je me trouvais avant le 5 août. Pendant cette période, j’ai été opérée d’une tumeur à l’hôpital Evercare », a-t-elle assuré. « Au cours des quatre dernières années, je n’ai rien dit dans les médias, je n’ai rien écrit. On dit que j’ai soutenu la fasciste Hasina et pourtant c’est sous son régime que j’ai été privée de mon travail. Cela fait six ans que je suis au chômage. Je ne sais pas à quel camp j’appartiens. »
Vengeance politique déguisée en justice pénale
Justice Info a parlé à Jabbar de la plainte qu’il a déposée. Il se souvient du moment où la police, accompagnée de dirigeants et de militants de la Ligue Awami, a chassé les manifestants. « Je n’ai pas compris tout de suite qu’on m’avait tiré dessus, mais peu de temps après, je suis tombé par terre et j’ai été transporté d’urgence à l’hôpital local. Les médecins ont suspecté que la balle avait été tirée d’une certaine hauteur », dit-il.
Toutefois, bien qu’il ait affirmé dans le rapport d’enquête qu’Afroze était présente ce jour-là, Abdul Jabbar reconnaît qu’il ne l’avait en fait pas vue. « En ce qui concerne Tureen Afroze, je ne sais pas si elle était sur le terrain, mais c’était une “grande” dirigeante de la Ligue Awami », a déclaré Jabbar. « Elle ne peut pas se soustraire à ses responsabilités en disant qu’elle n’était pas dans la rue. Nous savons qu’elle a écrit sur les réseaux sociaux contre les étudiants protestataires et en faveur du régime fasciste avant le 5 août. Vous savez qu’elle était l’un des principaux procureurs de l’ICT. »
L’arrestation d’Afroze illustre la manière dont certaines factions politiques du Bangladesh, désormais dominantes après la chute de Hasina, se vengent de leurs ennemis politiques en utilisant le processus légitime qui consiste à demander des comptes aux personnes qui sont responsables dans les faits des meurtres et des tirs sur les manifestants entre le 16 juillet et le 5 août 2024. « Parmi les nombreuses actions horribles du précédent gouvernement Hasina figuraient des poursuites judiciaires motivées par des considérations politiques. Malheureusement, des cas récents suggèrent que ces pratiques se poursuivent, cette fois pour cibler ceux qui sont considérés comme des partisans du gouvernement précédent », a déclaré à Justice Info Meenaskhi Ganguly, directeur adjoint de la division Asie de Human Rights Watch.
La Ligue Awami n’étant plus au pouvoir et le Jamaat-e-Islami étant en pleine résurgence, le rôle de premier plan joué par Afroze dans les procès de ICT-BD et son soutien inconditionnel au gouvernement précédent semblent avoir fait d’elle une cible - bien que Jabbar ait déclaré à Justice Info qu’il n’était affilié à aucun parti politique. Bien que de nombreuses personnes soient considérées comme légitimement détenues par la police et les tribunaux du Bangladesh pour des affaires criminelles liées aux meurtres de juillet et août 2024, d’autres se trouvent dans une situation similaire à celle d’Afroze.
Les militants des droits humains du pays notent également que le cas d’Afroze suggère que les institutions de justice pénale sous le gouvernement intérimaire continuent à prendre des décisions politiques plutôt que basées sur des preuves. « On parle beaucoup de fausses affaires ces jours-ci, et ce dossier semble en être une », a déclaré à Justice Info le militant des droits humains, Abu Ahmed Faijul Kabir, basé à Dhaka. « Nous avons assisté à des événements similaires sous l’ancien gouvernement - des fausses affaires, des affaires fabriquées de toutes pièces. Ce type de comportement ne garantit jamais la justice ; au contraire, du point de vue des droits humains, il s’agit d’une action extrêmement négative. »
Des dizaines d’avocats arrêtés
Deux jours avant l’arrestation d’Afroze, un autre tribunal de première instance de Dhaka a envoyé en prison 61 avocats, tous affiliés à la Ligue Awami, dans le cadre d’une plainte (FIR) déposée contre eux pour agression, vandalisme et tentative de meurtre prétendument commis le 4 août 2024.
Le rapport d’enquête préliminaire avait été déposé en février 2025 par Mohammad Ali Babu, un membre du bureau exécutif de l’Association du barreau de Dhaka, où il désignait un total de 144 avocats comme accusés. Babu est lié au Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), le parti qui a constitué la principale opposition à la Ligue Awami entre 2009 et 2024.
Ce rapport affirme que le 5 août à midi, les avocats de la Ligue Awami se sont rassemblés devant l’Association du barreau de Dhaka, munis d’armes artisanales, d’explosifs et de bombes, en scandant « Sheikh Hasina n’a pas peur ». Un avocat est accusé d’avoir pointé une arme sur Babu et un autre de l’avoir frappé avec un bâton, tandis que les autres avocats sont accusés de l’avoir frappé à coups de poing et de pied sans distinction. Les avocats sont aussi accusés d’avoir vandalisé les chambres des avocats du BNP.
Contrairement à ce qui s’est passé dans le cas de Tureen Afroze, il existe des preuves photographiques montrant que les avocats de la Ligue Awami se sont rassemblés ce jour-là à l’extérieur du tribunal, certains portant des bâtons, ce qui semble corroborer au moins en partie l’allégation faite dans le FIR, qui énumère également les noms de 21 témoins qui auraient été présents lors des événements.
En février, quelques jours après le dépôt du rapport auprès de la police, 115 des 144 avocats accusés ont demandé au tribunal de grande instance une mise en liberté sous caution anticipée, qui leur a été accordée à condition qu’ils se présentent au tribunal dans les deux mois, ce qui les oblige à déposer une nouvelle demande de mise en liberté sous caution. Cependant, lorsque 83 avocats se sont présentés devant le tribunal d’instance le 6 avril, seuls 19 d’entre eux dont 18 femmes ont été libérés sous caution et 64 ont été placés en détention provisoire. Trois avocats ne se sont pas présentés au tribunal.
La décision du tribunal de première instance de refuser la libération sous caution a suscité des inquiétudes, d’autant plus que les raisons de leur détention n’étaient pas claires et qu’il n’y avait pas de risque de récidive.
L’avocate Tania Amir, s’exprimant lors d’un événement en ligne de la Ligue Awami, a déclaré que ces détentions montraient que le Bangladesh était le « seul pays au monde où des professionnels sont accusés de meurtre sur la base d’affaires fausses et fallacieuses. C’est un affront à la liberté des professions ».
Cependant, pendant la période où la Ligue Awami était au pouvoir, des avocats proches du BNP étaient également arrêtés, pour des délits bien plus graves, sans aucune preuve à l’appui. L’avocat Ruhul Quddus, affilié au parti d’opposition BNP, a déclaré à Justice Info qu’il ne voulait pas dire si la décision du tribunal était bonne ou mauvaise, mais il a souligné que la cour avait au moins fait preuve de discernement et avait accordé la liberté sous caution à toutes les femmes accusées, ainsi qu’à un avocat âgé.