Harcèlement à la CPI : une avocate de la défense lourdement sanctionnée

Le comité de discipline des conseils de la Cour pénale internationale (CPI) a prononcé sa plus lourde sanction : 18 mois de suspension pour Jennifer Naouri, cheffe de la défense dans le dernier procès en cours. L’affaire met en lumière l’atmosphère de harcèlement au travail à la CPI, où le procureur fait par ailleurs l’objet d’une enquête pour harcèlement sexuel.

Le comité disciplinaire de la Cour pénale internationale (CPI) juge une affaire de harcèlement moral impliquant l'avocate Jennifer Naouri. Image : 2 personnes (représentées uniquement par des ombres) se disputent dans une cour de justice.
Dans l'affaire disciplinaire lancée à la Cour pénale internationale (CPI) contre l'avocate de la défense Jennifer Naouri, la plainte initiale, couvrant la période 2012 à 2022, a été déposée par quatorze personnes ayant travaillé dans ses équipes, dont treize femmes et un homme. Sanctionnée par ses pairs, elle a été suspendue de l'exercice de ses fonctions devant la Cour pour une durée de 18 mois le 11 avril 2025. Image : © Justice Info / Shutterstock (générée par une intelligence artificielle)
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Le 11 avril 2025, après quatre jours d’audience, les trois membres du comité de discipline de la Cour pénale internationale (CPI) sont entrés dans la salle de presse du tribunal de La Haye, aménagée pour l’occasion en salle d’audience. Vêtus de leurs robes noires d’avocats, ils se sont assis à la table la plus haute, face à la commissaire et à la défense de Jennifer Naouri, assise à côté de son avocat. 

Le comité a reconnu l’avocate coupable de « comportement inapproprié » et d’avoir « porté atteinte à la réputation de la Cour » au cours de la période allant de 2018 à 2022. Il a décidé de la suspendre de l’exercice de sa profession devant la Cour pendant 18 mois – la sanction la plus lourde jamais prononcée. Depuis sa première affaire en 2010, le comité a statué sur une dizaine de cas : la peine minimale a été un avertissement et la peine maximale une suspension de trois mois.

« La décision suscite beaucoup d’émotion, nous sommes encore en train de la digérer », nous confie BL, l’une des plaignantes, qui a demandé à rester anonyme. « Nous espérons que les sanctions seront suffisantes pour empêcher Naouri de réitérer des actes similaires. Nous sommes inquiètes pour les personnes qui travaillent avec elle. »

Me Naouri est actuellement l’avocate principale de Mahamat Said Abdel Kani, ex-commandant de la Seleka en République centrafricaine, dont le procès est le dernier en cours devant la CPI : la phase de défense vient tout juste de commencer et n’a donné lieu pour l’heure lieu qu’à une seule audience, le 17 mars 2025. Avant ce procès, elle faisait partie de l’équipe de défense de Laurent Gbagbo, l’ancien président de la Côte d’Ivoire qui a été acquitté par la CPI en 2019.

« Profond traumatisme »

Le comité de discipline indique que sa décision a été motivée par « l’extrême gravité » des actes et par le « profond traumatisme qu’ils ont causé aux victimes – dont certaines continuent de souffrir à ce jour ». Me Naouri devait répondre de plusieurs chefs d’accusation, notamment harcèlement moral et abus de pouvoir, dont elle a été reconnue coupable. Elle a également été accusée de fraude, d’avoir prétendument manipulé les feuilles de présence, et de violation de la confidentialité, dont les trois avocats du comité ont décidé qu’elle n’était pas coupable.

« Nous sommes déçus par cette décision. Nous avons le sentiment que le comité n’a pas compris la réalité de la situation que nous avons essayé de montrer », a déclaré Philippe-Henry Honegger, l’avocat de Me Naouri. Selon lui, Emmanuel Altit, avocat principal de la défense dans l’affaire Gbagbo, « est responsable d’un point de vue factuel et juridique ».

Selon la motivation donnée par le comité dans les deux semaines à venir, nous déciderons de faire appel ou pas de la décision, précise Me Honegger. Il aura un mois pour le faire.

Plainte déposée par 14 personnes en 2023

Le comité de discipline est composé de trois membres, dont deux permanents et un ad hoc. Les deux membres permanents sont élus pour quatre ans par tous les conseils habilités à exercer devant la Cour. Le membre ad hoc est nommé par l’autorité nationale compétente pour réguler et contrôler les activités des avocats soumis à la procédure disciplinaire. Actuellement, ces trois membres sont Vincent Asselineau, Philippe Larochelle et Emmanuel Molina (membre ad hoc). Le comité est chargé de statuer sur les fautes commises par tous les avocats de la CPI - qu’ils soient avocats de la défense ou des victimes - en vertu du code de conduite des conseils.

L’affaire émerge en avril 2022, lorsque Naouri est invitée à une conférence sur les crimes de guerre de l’Association internationale du barreau pour parler d’un environnement de travail sain. À la suite de sa prestation, les organisateurs reçoivent une lettre signée par les 14 victimes plaignantes dans l’affaire en cours, faisant part de leur expérience de travail avec Me Naouri. Par la suite, ces anciens chargés de dossiers, assistants et stagiaires dans les équipes de défense des affaires Gbagbo et Said s’organisent et, le 17 avril 2023, ils déposent une plainte auprès du greffier de la CPI. L’affaire est portée devant la commissaire du comité de discipline – chargée d’enquêter sur les plaintes et de les porter devant le comité disciplinaire s’il y a suffisamment de preuves. La commissaire, Catherine Mabille, assistée par l’avocat Marc Desalliers qui joue dans cette procédure le rôle d’« accusateur », a envoyé son rapport en juillet 2024.

Dès le début de la procédure, Me Mabille déclare que cette affaire est unique : « On n’a jamais vu un tel dossier, en termes de nombre de victimes, d’étendue et de quantité de preuves, on avait 6.000 pages. » La plainte initiale couvre une période allant de 2012 à 2022. Cependant, le comité disciplinaire n’est compétent qu’à partir du 1er août 2018, date à laquelle Me Naouri a été nommée avocate de la défense. Auparavant, elle travaillait comme chargée de dossiers et assistante juridique. Par conséquent, seules 8 des 14 victimes – dont 13 femmes et 1 homme –étaient recevables comme plaignantes, tandis que les autres ont fourni des éléments de contexte.

Des victimes « psychologiquement mutilées »

Au cours de l’audience publique qui s’est déroulée du 7 au 11 avril 2025, une trentaine de personnes remplissaient quotidiennement la galerie du public, dont les victimes et leurs partenaires ainsi que d’autres avocats de la CPI informés de la situation. Le 10 avril, au moment des observations finales, un silence tendu s’est imposé dans la salle. Me Mabille a parlé d’heures de travail excessives, d’une disponibilité permanente et de très peu ou pas du tout de temps libre pour un salaire insuffisant. Les victimes étaient « totalement épuisées », a-t-elle souligné, en détaillant le micro-management au sein de l’équipe. Les victimes, dont beaucoup travaillaient comme chargées de dossiers (case managers), étaient les seules à avoir accès aux courriels entrants de la CPI et avaient pour consigne de les lui transmettre dans un délai maximum de 10 minutes, même les week-ends. Elles devaient également laisser Me Naouri vérifier toute leur correspondance, à l’exception de certains courriels du service informatique.

« C’est ce qui m’a le plus mise en colère. Des jeunes femmes viennent à la CPI avec beaucoup d’enthousiasme et de rêves, et que se passe-t-il ? Elles sont psychologiquement mutilées, harcelées, on leur dit qu’elles ne peuvent pas comprendre le dossier, qu’elles ne peuvent pas analyser tous les dangers et qu’elles ne peuvent donc qu’obéir », explique Me Mabille. Selon la commissaire, bien que Me Altit était l’avocat principal dans l’affaire Gbagbo, c’était Me Naouri qui assignait les tâches.

« Modus operandi terrifiant »

Me Mabille poursuit en parlant de manipulation, d’humiliation et de dénigrement des victimes par Me Naouri, ainsi que de ses fréquents épisodes de hurlements, dans les locaux de la CPI et au téléphone : « Il y avait un climat catastrophique dans l’équipe parce qu’ils étaient constamment à l’affût de la prochaine crise. Elle partageait parfois des informations personnelles inappropriées et faisait souvent des comparaisons, valorisait les uns et critiquait les autres », assure la commissaire. « Le modus operandi était terrifiant. » Me Mabille ajoute que quatre plaignantes ont déclaré que les comportements pointés pendant l’affaire Gbagbo s’était également reproduits dans l’affaire Said Abdel Kani. « Les victimes m’ont dit qu’elles ne faisaient pas cela pour se venger, mais parce qu’elles ne voulaient pas que d’autres victimes vivent la même chose. »

Me Naouri a pris connaissance de la plainte pour la première fois en 2022, a précisé la commissaire, et pourtant, en 2024 et en 2025, deux autres personnes travaillant dans son équipe sur l’affaire Said ont démissionné à cause de sa gestion.

Naouri et Altit : « Elle était son esclave »

Selon l’avocat de Naouri, la « vraie responsabilité » incombe à Altit, qui aurait mis en place le système de micro-management. Elle était « sous l’emprise d’Altit », qui la contrôlait 8 heures par jour sur Skype et l’appelait pendant les vacances et même les funérailles, déclare Honegger. Naouri fond en larmes, et Honegger poursuit : « Elle était son esclave. L’esclave n’est pas responsable, c’est le maître qui est responsable. » Il a ajouté que sa cliente souffrait de stress post-traumatique et qu’elle était dans un état mental altéré.    

Me Honegger ajoute que selon lui les preuves apportées ne couvrent que quelques mois ou années et ne constituent pas un harcèlement. Le fonctionnement des équipes Gbagbo et Said ne sont pas « comparables » d’après lui. Alors que dans la première affaire, il y avait des « problèmes structurels » pour lesquels Me Altit devrait être tenu responsable, dans la seconde, les conditions sont bonnes dit-il. Lors de sa plaidoirie, il impute les cas d’épuisement professionnel aux conditions de travail « insupportables » à la CPI - où le budget est très limité alors qu’il s’agit de traiter des « dossiers les plus traumatisants de l’humanité ».

« J’ai vécu dans une peur constante »

Six des plaignants, uniquement des femmes, sont venues témoigner le 7 avril 2025. Tous déclarent qu’ils n’avaient pratiquement aucun contact avec Me Altit, et que toutes les communications avec lui devaient d’abord être autorisées par Me Naouri, puis lui être rapportées. Ils ont dit qu’ils se sentaient isolés, car toute relation avec d’autres personnes à l’intérieur et à l’extérieur du tribunal était découragée et examinée. PL, l’une des victimes, a notamment parlé des cris de l’avocate : « Je vivais dans la peur constante de ses crises ; elles étaient impossibles à prévoir, elles pouvaient être causées par n’importe quoi », déclare-t-elle en larmes.

Une autre victime, EC, raconte que tous les chargés de dossiers ont été réprimandés par courriel parce que l’un d’entre eux avait écrit « il » au lieu de « elle » dans un document. On lui a signifié que personne ne pouvait prendre de décisions en dehors de Naouri et d’Altit et que l’intégrité du dossier risquait d’en souffrir. « Le fait d’être constamment remis en question nous empêchait de penser et de travailler, c’était humiliant et très dégradant », a-t-elle déclaré. EC avait 26 ans lorsqu’elle a travaillé sur l’affaire Gbagbo. Elle se souvient d’un épisode de 2019 concernant le dépôt des conclusions de la défense, qui l’a conduite à démissionner. Après ce qu’elle a considéré comme une erreur, Naouri l’a appelée. Elle a demandé à EC à plusieurs reprises : « T’es qui, toi ? T’es qui, toi ? » jusqu’à ce qu’elle finisse par répondre : « Je ne suis personne ». EC s’arrête, secouée par des sanglots, ses mains s’agrippant aux bras de son fauteuil.

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Selon la plupart des victimes, le fait de travailler sous la direction de Me Naouri a eu un impact à long terme sur leur confiance en soi et leur santé psychologique. Certaines ont suivi une thérapie et ont été diagnostiquées comme souffrant de stress post-traumatique, de dépression et d’épuisement professionnel. PL raconte qu’elle était constamment « épuisée ». « J’avais perdu tout contrôle sur moi-même et je ne me reconnaissais plus, je ne pouvais pas imaginer un avenir », déclare-t-elle en larmes. Certaines victimes ont décidé de quitter le domaine du droit pénal international. Elles avaient perdu disent-elles tout sens de la normalité sur le lieu de travail.

« Le plus dur, c’est que nous étions constamment en situation d’échec. On recevait des instructions contradictoires ; si on demandait des informations, on se faisait crier dessus, si on ne les demandait pas, on se faisait crier dessus. Il n’y avait pas d’échappatoire », explique PL à Justice Info. EC raconte avoir souvent travaillé jusqu’à 3 ou 4 heures du matin : « Nous quittions la Cour parfois quand le soleil se levait », et ils étaient de retour au bureau à 9 heures. Les deux victimes expliquent qu’elles devaient respecter des règles précises : avoir les cheveux relevés et ne pas porter de rouge à lèvres ou de boucles d’oreilles à la Cour. « Après être partie, je me suis excusée auprès de l’avocat avec lequel je travaillais, parce que je n’avais pas trouvé de quoi attacher mes cheveux… il m’a dit ‘et alors’ ? », raconte PL.

Une autre témoin, juriste dans l’équipe Said jusqu’à ce qu’elle parte en arrêt maladie durant l’été 2024, n’a pas pu venir en personne. Ses médecins ont déclaré qu’elle n’était pas apte à témoigner sur ses anciennes conditions de travail.

Les 8 et 9 avril 2025, sept témoins de la défense ont été entendus, qui ont témoigné du traitement de Naouri par Altit. Me Altit lui-même, qui n’est pas mis en cause par le comité de discipline, a été appelé à témoigner en tant que simple témoin notamment pour déterminer qu’elle était la marge de manœuvre de Me Naouri au sein de son équipe. Justice Info n’était pas présent à ces audiences.

« J’étais une prisonnière »

Le 10 avril 2025, c’est au tour de Me Naouri de témoigner. Cette juriste chevronnée, ancienne présidente de l’Association du barreau près la Cour pénale internationale, s’installe à la table qui fait face au comité. « Pourquoi la défense se concentre-t-elle principalement sur Altit alors que le sujet de cette affaire est votre comportement envers les témoins ? », lui demande la commissaire. Me Naouri répond que son comportement était le résultat du harcèlement de Me Altit. « J’étais une prisonnière », déclare-t-elle en pleurant et en se prenant la tête dans les mains. « Vous me demandez pourquoi c’est ma défense ? C’est la seule défense que j’aie, c’est ma réalité. »  

Mabille se réfère ensuite à une partie de la déclaration écrite de Naouri, « Je suis la principale victime de ce management toxique et malgré moi, j’en suis l’exécutrice », et lui demande si elle se considère toujours comme la principale victime. La voix brisée par les sanglots, Naouri explique que dans l’équipe Gbagbo, c’était « horrible pour elles [les victimes] mais pour moi aussi ». Après une courte pause dans la procédure pour permettre à l’avocate de se calmer, Mabille lui demande si elle reconnait la souffrance des victimes dans les deux équipes de procès. « Je ne l’ai jamais niée », répond Naouri, ajoutant que si dans l’affaire Gbagbo, les problèmes étaient structurels, dans l’affaire Said, elle reconnait leur souffrance, mais pas le harcèlement. Elle ajoute qu’elle a entamé une thérapie.   

Des procédures différentes

Le comité disciplinaire a adressé plusieurs recommandations à Me Naouri. Il lui est demandé de « tout mettre en œuvre pour adopter des méthodes de management alternatives », et de s’assurer des bénéfices d’un suivi psychologique. Elle est également condamnée à payer les frais de la procédure, conjointement avec la CPI. « Cette décision est fondée sur les éléments du dossier qui démontrent que le greffe de la Cour et la Section d’appui aux conseils ont eu connaissance des accusations portées à l’encontre de Naouri. »

L’une des victimes qui travaillait dans l’équipe Said en 2021, VA, a témoigné qu’au moment des faits, elle est allée parler à la Section d’appui des conseils à la CPI (CSS), qui n’a pris aucune mesure et l’a découragée d’aller plus loin. « Le personnel d’appui est laissé dans une position très vulnérable », déclare PL à Justice Info. Le personnel externe de la CPI n’est pas protégé par le même règlement que le personnel interne. Elle explique aussi qu’à une période, Me Naouri faisait également partie de l’Association du barreau près la Cour pénale internationale (ABCPI), et que les victimes n’ont pas l’impression de pouvoir s’adresser à ses représentants.

Le comité a également adressé plusieurs recommandations aux services de la Cour, demandant à la fois aux conseils de « suivre une formation éthique obligatoire et récurrente pour éviter tout comportement déviant », et au greffe ainsi qu’au CSS de l'alerter sur d’éventuelles violations.

Ce n’est effectivement qu’en 2022, après des années de demandes de la part des avocats de la défense, que les instructions administratives du greffe ont été mises à jour pour lutter contre le harcèlement moral et sexuel et l’abus de pouvoir pour les conseils.

« Ce processus a été très douloureux », déclare PL à Justice Info. « C’était stressant d’aller raconter notre histoire, mais c’était aussi douloureux et un peu humiliant d’entendre la ligne de la défense. Jennifer ne s’est jamais excusée pour ce qu’elle a fait. »

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