Doris Salcedo parle peu. Les apparitions dans la presse de cette artiste, considérée comme l’une des plus importantes de Colombie, sont rares. Son travail, une inlassable quête sur la violence et l’absence, se nourrit de cette solitude. Elle est palpable dans son oeuvre. Ses sculptures, créées à partir d’objets du quotidien, chaises, tables, commodes, chaussures, sont hantées par les cicatrices que laisse la guerre derrière elle. Ses oeuvres sont exposées jusqu'au 12 octobre au musée Guggenheim à New York.
Si son pays, la Colombie, déchiré par un conflit civil de plus d’un demi-siècle, n’est pas toujours cité dans la présentation de ses oeuvres, il est pourtant sa principale source d’inspiration. En 1985, elle se trouve à quelques rues du Palais de Justice, à Bogota, lorsqu’il est attaqué par un commando de la guérilla du M19 (disparue en 1993). En quelques heures, le bâtiment est repris par les forces de l’ordres. Les tanks démolissent les murs, les bureaux sont incendiés, des dizaines de personnes sont tuées. Beaucoup, sorties vivantes, sont torturées et enterrées dans les terrains d’une école militaire. Elle déclarera des années plus tard que cet événement lui a fait prendre conscience que la violence n’avait pas de limite.
24000 bougies
En 2002, Doris Salcedo suspend des dizaines de chaises au toit du bâtiment reconstruit. Ces meubles, dont l’ombre se détache sur la façade, symbolisent chacune des vies fauchées par l’assaut et la répression, alors que le cas du Palais de Justice, dans lequel sont impliqués des généraux, n’est pas encore résolu. En 2007, elle installe 24 000 bougies sur la place principale de la capitale, en signe de deuil après l’assassinat de 11 otages par la guérilla marxiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).
Si le sens de certaines de ces interventions paraît évident, d’autres oeuvres, plus subtiles, font appel à une connaissance profonde de la souffrance. Doris Salcedo l’a acquise aux côtés des victimes colombiennes qu’elle a rencontrées au cours de sa vie. Cette recherche minutieuse donne naissance à des pièces poétiques et poignantes. Avec son oeuvre Atrabiliarios, créée dans les années 1990, elle évoque les seuls restes laissés par les morts, parfois retrouvés des années après dans les charniers : des chaussures ayant appartenu à des disparus sont disposées dans vingt niches, refermées par une membrane animale translucide, cousue au mur. Des piles de chemises durcies par du plâtre et perforées par une barre d’acier symbolisent l’attente des épouses qui continuent à repasser les habits de ceux qui ne sont plus là. Des meubles vides, sur lesquels elle retravaille sans cesse, parlent de la perte et de l’abandon. Ces carcasses, cassées ou coupées et ré-assemblées, où pointent parfois de jeunes pousses d’herbes, sont la métaphore de la brutalité, mais aussi de la vie qui résiste.
Shibboleth
“On ne peut pas vivre dans un endroit plongé dans la violence et faire comme si de rien n’était” affirme l’artiste, dont le travail s’est universalisé au fil des ans. En 2007, avec son oeuvre Shibboleth, énorme faille sculptée dans le sol de la Tate Gallery, elle évoque la ségrégation et le racisme auxquels sont confrontés les immigrés en Europe. Cette création monumentale la projette sur le devant de la scène artistique mondiale. En 2010, elle est la première femme à recevoir le prestigieux prix Velazquez remis par le ministère de la Culture espagnol.
Doris Salcedo reconnaît que son travail ne console pas les familles, pas plus qu’elle ne répare les injustices, mais elle estime que l’art offre un espace de réflexion qui peut redonner leur dignité aux victimes. Dans une interview accordée il y a quelques années à l’hebdomadaire Semana, elle se définit comme une sorte de passeur contre l’oubli : “J’ai rencontré des gens qui ont eu la générosité de partager avec moi leur douleur. La douleur est une expérience que l’on revit sans cesse. Je pense qu’elle transforme notre relation à la réalité. La distance entre eux et moi disparaît, ainsi leur douleur peut m’atteindre, me toucher au plus profond. Si je parviens à faire circuler au coeur de la société l’oeuvre d’art (qui naît de cet échange), alors leur douleur atteindra le coeur de cette société et ils deviendront les principaux acteurs de cette société.” Un travail indispensable, dans une Colombie encore bien souvent indifférente.