L'arrestation surprise à Londres du chef des services de renseignement du Rwanda Karenzi Karake le 20 juin sur la base d’un mandat européen émis par l’Espagne pour « génocide « présumé contre les Hutus entre 1994 et 2003 a suscité de fortes protestations de la part du gouvernement rwandais. Karake est actuellement en liberté sous caution à Londres, en attendant des audiences en octobre sur la demande d’extradition de l’Espagne. Stephen W. Smith est professeur d'études africaines à l'Université Duke aux États-Unis, et un ancien rédacteur en chef Afrique des principaux quotidiens français Le Monde et Libération. Dans un récent éditorial dans le New York Times il dit que l'arrestation de Karake pourrait signifier que le président rwandais Paul Kagame « n’est hors de portée de la justice internationale » . Stephen Smith a répondu aux questions de JusticeInfo.Net :
JusticeInfo.Net : Vous semblez dire dans votre article que Karenzi Karake, même si il ne devrait jamais être reconnu coupable individuellement des crimes dont il est accusé, est un «otage» (je vous cite) de son patron, Paul Kagame. Sur quelle base dites-vous cela?
Stephen Smith : En tant que membre du groupe de leadership très soudé qui existe autour du président Kagame, qui sont pour la plupart des tutsis revenus de l'Ouganda où ils étaient réfugiés, le général Karenzi Karake a occupé de hautes responsabilités depuis 1994. Il a joué un rôle de premier plan dans les massacres de Hutus au Rwanda, il a participé à la guerre en RDC voisine, notamment en 2000 lors la «bataille de Kisangani» où des civils congolais ont été massacrés, et il a été à la tête des services de renseignement rwandais avant de tomber en disgrâce en 2010. Donc, à la lumière de l’effroyable bilan du régime en ce qui concerne les droits de l'homme et des méthodes de gouvernement de plus en plus despotiques de Kagame, la seule option viable pour lui est de rester fidèle au Président. S’il tombe à nouveau en disgrâce, il va être emprisonné sinon tué; s’il fuit à l'étranger et reste tranquille, il expose sa famille à des représailles et lui-même à des poursuites par la justice internationale; s’il fuit et se prononce contre le régime de Kagame, il risque d'être assassiné avant même de pouvoir négocier son impunité, comme cela est arrivé à l'un de ses prédécesseurs, le colonel Patrick Karegeya, qui a été assassiné dans son exil sud-africain, le 1er janvier 2014.
JusticeInfo.Net : Pensez-vous qu'il est probable que les procédures actuelles contre Karenzi au Royaume-Uni peuvent amener son extradition et son jugement en Espagne?
SS : Je ne voudrais pas commenter des procédures judiciaires en cours. Évidemment, les considérations politiques entrent aussi en compte dans cette affaire. L'immunité diplomatique pourrait être invoquée.
JusticeInfo.Net : Pourquoi pensez-vous que l'arrestation de Karenzi au Royaume-Uni « suggère que Kagame lui-même n’est plus hors d’atteinte de la justice internationale »?
SS : Le Général Karenzi avait visité le Royaume-Uni à de nombreuses reprises sans être interrogé sur la base du mandat d'arrestation émis par l’Espagne en 2008. Cette fois, il avait rendez-vous avec son homologue britannique de MI6, Alex Younger, mais leur rencontre a été annulée à la dernière minute, 48 heures avant son arrestation. Ainsi, la protection politique des officiels rwandais, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, ne marche plus comme avant. Toutefois, cela ne signifie pas nécessairement que les plus proches alliés de Kagame ont tourné casaque et sont maintenant après lui. A ce stade, selon des sources diplomatiques avec lesquelles j’ai parlé, ils veulent plutôt faire pression sur le président rwandais pour qu’il ne brigue pas un troisième mandat, ce qui serait en violation de la Constitution. En somme, ils seraient disposés à lui garantir l'impunité pour le passé comme prix à payer pour la stabilisation du Rwanda post-génocide. Comme le dit un diplomate, « s’il accepte de se retirer comme un homme d'Etat".
JusticeInfo.Net : Il ne semble pas avoir de successeur évident et on dit qu’il a fait beaucoup pour son pays, au moins sur le plan économique?
SS : Les dictateurs affirment régulièrement qu'il n'y a pas d'alternative à leur règne, qu'ils sont les leaders providentiel pour leur pays qui, sans eux, s’effondrerait. Même si cela était vrai, Paul Kagame serait le premier à blâmer car il est au pouvoir depuis 1994 et a créé le vide autour de lui. Pourquoi alors lui permettre de rester au pouvoir ? Quant aux succès économiques, ils peuvent difficilement compenser les violations massives des droits de l'homme et l'absence de démocratie dans un pays où le manque de liberté et les violations flagrantes ont déjà conduit à un génocide.
JusticeInfo.Net : Vous parlez de «culpabilité» de l'Occident et de l'ONU en ce qui concerne le génocide de 1994. Pensez-vous que cette culpabilité est en déclin?
SS : La tentative d'extermination des Tutsis en 1994, quand environ 800 000 Rwandais ont été massacrés, doit nous faire tous considérer comme coupables à tout jamais - ceux qui ont effectivement tué et qui sont les premiers responsables, et ceux qui ne sont pas intervenus pour sauver les victimes. Mais la culpabilité ne doit pas nous aveugler. La communauté internationale ne peut pas détourner son regard d'un pays où son inaction a déjà permis le pire crime collectif de se produire. Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, alors le monde extérieur doit aux morts rwandais d’être encore plus vigilant aujourd'hui. Aider et accepter la domination d’une minorité, la fraude électorale, la répression de la dissidence politique et le musellement de la société civile ne devraient pas être la leçon retenue du génocide de 1994.