Arrivé à Dakar en décembre 1990 après avoir été chassé du pouvoir par le colonel Idriss Deby, le chef d'Etat déchu avait été inculpé une première fois au Sénégal en 2000. Mais les tribunaux sénégalais s'étaient déclarés incompétents, obligeant les victimes à se tourner vers la Belgique. La justice belge est compétente parce que certaines victimes ont acquis la nationalité belge. En septembre 2005, après quatre années d'enquête, un juge belge inculpe Habré et Bruxelles demande son extradition. Après le refus du Sénégal d'extrader Habré et trois années de négociations pointilleuses au sujet d'une demande de l'Union africaine (UA), la Belgique porte plainte contre le Sénégal devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Cette dernière ordonnera au Sénégal, le 20 juillet 2012, de poursuivre Habré « sans aucun autre délai » à défaut de l'extrader.Le dossier va avancer après l'élection du nouveau président du Sénégal Macky Sall. En février 2013, Dakar inaugure « les chambres africaines extraordinaires », en exécution d'un accord avec l'Union africaine. Ces chambres composées de magistrats du Sénégal et d'autres pays africains sont chargées de juger les auteurs présumés des crimes les plus graves commis sur le territoire tchadien entre 1982 et 1990, autrement dit sous le régime Habré. Police politique
Le 30 juin 2013, l’ancien dictateur est arrêté à son domicile dakarois. Deux jours plus tard, il est inculpé pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et torture. « C'est une première victoire pour les victimes », se réjouit Jacqueline Moudeina, avocate des victimes et présidente de l'Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l'homme (ATPDH). Même sentiment de la part de Reed Brody, conseiller juridique à Human Rights Watch (HRW). « Cette étape marque le début de la fin de cet interminable feuilleton politico-judiciaire auquel étaient soumises les victimes », déclare ce juriste américain qui travaille sur le dossier depuis 1999. Hissène Habré, qui est présenté sur son site internet officiel comme « libérateur, sauveur et bâtisseur de la République du Tchad » est accusé de milliers d'assassinats politiques et de l'usage systématique de la torture alors qu'il était au pouvoir. HRW a réussi à mettre la main sur des documents secrets de son ancienne police politique dénommée Direction de la documentation et de la sécurité (DDS). Selon l'organisation, ces pièces révèlent les noms de 1. 208 personnes exécutées ou décédées en détention, et de 12. 321 victimes de violations des droits de l'homme sous le régime Habré. HRW a publié en 2013 les résultats de ses enquêtes dans un ouvrage de 714 pages, intitulé, La Plaine des Morts. « Habré n'était pas un dirigeant distant qui ignorait tout des atrocités massives perpétrées en son nom », affirme Olivier Bercault, le principal auteur de cet ouvrage. « Nous avons constaté que Habré dirigeait et contrôlait les forces de police qui torturaient ceux qui s'opposaient à lui et ceux qui appartenaient simplement au 'mauvais' groupe ethnique », ajoute Bercault.Après l'inculpation de l'ancien président, les juges d'instruction des chambres africaines se sont mis immédiatement à la tâche. Ils ont ainsi effectué quatre commissions rogatoires sur le territoire tchadien, lors desquelles ils ont entendu des victimes et des témoins, épluché les archives de la DDS et visité des sites supposés abriter des charniers. Mais une dernière commission rogatoire qui était programmée pour fin octobre –début novembre 2014 n'a pas pu avoir lieu suite à l'opposition des autorités tchadiennes qui se sont ainsi vengées du rejet de leur requête visant à se constituer partie civile dans l'affaire Habré. Les Chambres africaines voulaient retourner à N'Djamena pour procéder à l'inculpation et à l'interrogatoire de Saleh Younous et Mahamat Djibrine dit El Jonto, deux anciens responsables présumés de la DDS actuellement jugés, avec une vingtaine d'autres au Tchad, dans un procès organisé dans la précipitation.
« C'est une véritable farce judiciaire »
Tout ce travail d'instruction s'est effectué sans la participation des avocats de l'ancien président qui contestent la légalité et l'impartialité des Chambres africaines. Par ailleurs, les juges d'instruction n'ont pas encore réussi à faire parler Habré qui exerce toujours son droit au silence. «Nous ne participons pas au travail de ces chambres parce que nous considérons qu'elles ne sont ni indépendantes ni impartiales », expliquait en décembre 2013 à l'agence Hirondelle Maître François Serres, l'un de ces plaideurs, estimant que « le président Habré a été victime d'un kidnapping ». « L'enquête est menée totalement à charge par le procureur qui veut protéger le président Deby. C'est une véritable farce judiciaire. Nous ne pouvons pas y participer », avait ajouté l'avocat français. Ainsi, avant même que leur client ne soit arrêté, ses avocats avaient demandé à la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) d'annuler les procédures engagées devant ces chambres. Dans une décision rendue le 5 novembre 2013, la Cour s'est déclarée incompétente et a jugé la demande irrecevable. Pour le Collectif des avocats des victimes, « la énième tentative de Hissène Habré de repousser le jour où il aura à rendre des comptes a échoué » et « les Chambres africaines extraordinaires ont été confortées dans leur travail ». Après ce revers, la défense attend maintenant la décision de la Cour suprême du Sénégal, saisie depuis plus d'un an d'une requête contestant la constitutionnalité des CAE. Dans un communiqué publié le 27 novembre dernier à Dakar, les avocats du troisième président du Tchad « dénoncent vigoureusement l'inertie délibérée et coupable de la Cour Suprême, un manquement grave constitutif d'un véritable déni de justice dont, les auteurs, dans un Etat de Droit, doivent avoir à répondre ». La défense d'Hissène Habré est cependant désormais amputée après le départ de son bruyant avocat sénégalais El Hadji Diouf. Ce dernier a rencontré à la fin de l'année dernière l'actuel président tchadien Idriss Déby, le principal ennemi de son client. Pour l'incarcéré, il s'agit de la plus haute trahison. Lors d'une conférence de presse début janvier, Maître Diouf a annoncé que la rupture était consommée, mais en expliquant que sa rencontre avec Déby visait les intérêts d'Hissène Habré et que la famille de ce dernier en avait été préalablement informée. Le tribun n'a pas manqué, au passage, de qualifier l'ancien président de mauvais payeur et de client « difficile ».ER