Saida Garrach, avocate, militante féministe et figure de la gauche et de l’opposition à Ben Ali, a adhéré en 2013 à Nidaa Tounès, le parti du président Béji Caied Essebsi. Elle occupe depuis décembre 2014 le poste de conseillère du chef de l’Etat chargée des relations avec la société civile. Saida Garrach défend ici « le projet de réconciliation économique et financière » proposé par BCE le 14 juillet dernier. Une initiative qui n’arrête pas en Tunisie de semer la polémique, dans les médias, les réseaux sociaux, la société politique et la rue.
Pourquoi, à votre avis, la première initiative législative du Président tunisien Béji Caied Essebsi, élu en décembre 2014, se rapporte-t-elle à la réconciliation économique et financière ?
-Parce que, et contrairement à ce que disent nos adversaires politiques, la réconciliation était une promesse électorale de BCE. Par ailleurs, nous avons plus que jamais besoin de débloquer une situation économique en crise : l’Etat continue à s’endetter pour payer les salaires, le chômage des diplômés continue à grimper, les régions marginalisées n’ont toujours pas reçu leur part de développement et les attentes de la révolution piétinent. Il ne faut pas oublier non plus que nous faisons face d’une part à de lourdes dépenses supplémentaires pour affronter le phénomène du terrorisme et d’autre part à un niveau de revendications salariales insoutenables dans des secteurs clés comme l’éducation, la santé et le transport. D’autres problèmes se posent à nous : la fuite des capitaux tunisiens vers le Maroc, la fermeture des usines des investisseurs étrangers, l’érosion de nos réserves en devises suite à la crise du tourisme et la paralysie du secteur de production du phosphate. Etant le garant de la paix sociale, le Président a donné la priorité à la question économique et financière dans ses choix législatifs.
Avez-vous établi des estimations du montant que peut rapporter à l’Etat ce projet d’amnistie de change et d’amnistie des hommes d’affaires ayant détourné des deniers publics ?
-Non, pas vraiment. On sait par contre que la mesure d’amnistie fiscale mise en œuvre en 2014 par le Maroc a rapporté plus d’un milliard d’euros à ce pays. D’autre part ce mécanisme de réconciliation existe depuis toujours, l’Etat l’utilise continuellement pour récupérer ses biens. N’est-ce pas mieux que d’emprisonner les gens contre rien en échange ?
Le projet de loi n’est-il pas antinomique avec les fondamentaux de la justice transitionnelle : manque de transparence et non dévoilement de la vérité ? D’autant plus que les actes des travaux de la commission chargée de la conciliation restent confidentiels et son rapport n’est pas adressé au final au parlement ?
- Le fait que le rapport de la commission soit soumis au chef du gouvernement mais aussi à l’Instance Vérité et Dignité le fait passer par des circuits de transparence. La commission prévoit la présence parmi ses rangs de deux représentants de l’IVD sur les six membres qui la constituent. Qu’est ce qui empêche les deux représentants de la commission vérité de contrôler ses travaux et aussi de dénoncer tout ce qu’ils jugent peu transparent ?
L’initiative de BCE ne représente-t-elle pas une transaction avec les hommes d’affaire, qui ont financé les deux dernières campagnes électorales de Nidaa Tounes, le parti du Président de la République, comme l’affirment beaucoup d’observateurs de la scène politique tunisienne ?
- Non, ce n’est pas pour rendre service aux hommes d’affaires, comme le prétendent encore une fois nos adversaires, que ce projet à été rédigé. D’autre part, tous les partis, y compris ceux de l’extrême gauche, ont fait appel aux hommes d’affaires pour le montage de leur budget électoral. Le dernier rapport de la Cour des comptes le confirme.
La présidente de l’IVD, Sihem Ben Sedrine, affirme que ce projet vide son instance de l’essentiel de ses prérogatives. « Les atteintes aux droits de l’homme étaient organiquement liées à la corruption pendant l’époque ben Ali », affirme-t-elle. Qu’en pensez-vous ?
-La justice transitionnelle n’est pas le domaine réservé de l’IVD, notamment dans le domaine économique.. Avant la création de la commission vérité, plusieurs mécanismes ont pratiqué la JT, dont la loi d’amnistie générale des prisonniers politiques promulguée en février 2011, la Commission nationale d'investigation sur les faits de corruption et de malversation présidée par feu Abdelfettah Amor mise en place au cours de l’année 2011, la Commission nationale des biens mal acquis et la Commission de rapatriement des biens de l’étranger. D’autre part, la loi organique relative à la justice transitionnelle publiée en décembre 2013, évoque beaucoup plus les violations des droits de l’homme et les possibilités de réparations et d’indemnisations des victimes physiques que les mécanismes de réparations de l’Etat. Elle reflète en fait l’équilibre des forces politiques de ce moment là : les islamistes étaient alors au pouvoir et ils ont voulu par cette législation dédommager leurs militants, longtemps persécutés par la police de l’ancien Président. L’Etat a le droit de trouver les formules qui lui conviennent pour récupérer ses biens dans les plus brefs délais.
Pour les spécialistes de la justice transitionnelle, ce projet ne permet pas de faire le viting, c'est-à-dire l’assainissement de la fonction publique des éléments qui ont participé au détournement de l’argent public…
-Il est très difficile de faire le viting. Même l’IVD en sera incapable. Sur un mandat de quatre ans, elle a déjà passé une année et demie à tourner en rond. Quand est-ce qu’elle va faire le viting alors qu’elle a déjà reçu plus de 15 000 dossiers à traiter ? A mon avis le viting correspond plutôt à une réforme de tout le système de l’administration, de l’accès au marché public, de la douane, du fisc et des finances. Des projets de loi dans ce sens sont en train d’être conçus dans les ministères concernés par ces dossiers. J’estime en fait que la corruption s’insère dans un système. L’environnement dans le quel ont évolué les hauts fonctionnaires était malsain : ils ont tout simplement exécuté les ordres de leur hiérarchie, comme l’exige la loi, en n’en tirant aucun profit. Ils ont subi la dictature des codes de l’administration. Peut-on les punir pour ça ? A mon avis, ces gens là, qui ont subi la peur de dire non à leurs supérieurs, traversent eux aussi des situations de souffrance psychologique. Il faudrait qu’un jour ou l’autre on les fasse bénéficier de thérapies tout comme les victimes des atteintes aux droits de l’homme.
Le juge administratif Ahmed Souab conteste de son côté la constitutionnalité du projet de loi sur la réconciliation économique et financière. Ce projet a-t-il été rédigé à la va vite ?
-Non, le projet a été mûrement réfléchi. La nouvelle Constitution tunisienne a été adoptée en décembre 2014, alors que ce projet couvre une période antérieure à l’entrée en vigueur de la loi fondamentale. Il gère le passé grâce à des procédures exceptionnelles. On ne peut pas, à mon avis, appliquer les normes constitutionnelles sur une situation dominée par l’arbitraire. C’est d’ailleurs là l’esprit même de la justice transitionnelle.
Que pensez-vous des dernières manifestations de rue menées par le mouvement « Je ne pardonne pas » pour le retrait de ce projet ?
-Elles n’ont pas mobilisé grand monde. La démocratie correspond à des mécanismes et non pas à du banditisme ! On ne peut pas continuer à descendre dans la rue sous n’importe quel prétexte. Ces gens-là sont en train de confisquer l’article 50 de la Constitution, qui stipule : « le peuple exerce le pouvoir législatif à travers ses députés ». Il y a un Etat de droit en Tunisie : la société civile et les partis de l’opposition peuvent faire entendre leur voix autrement, en soumettant des contre-projets aux diverses commissions parlementaires qui vont examiner le projet de la Présidence de la République. La démocratie est une culture. Il nous reste encore du chemin pour l’acquérir !