Les preuves ont beau s'accumuler depuis quatre ans de conflit en Syrie, la realpolitik se dresse plus que jamais entre la justice et les responsables des atrocités commises dans cette guerre civile, estiment les analystes.
Les crimes ont en effet été documentés par des ONG tout au long du conflit alors qu'un groupe d'enquêteurs internationaux a affirmé mercredi avoir assez d'éléments pour poursuivre de hauts responsables syriens, dont le président Bachar Al-Assad.
Et pourtant : si les enquêteurs, agissant sous l'égide de la Commission internationale pour la Justice et la Responsabilité (CIJA), affirment être prêts pour un éventuel procès, la communauté internationale ne l'est pas.
Pour des raisons politiques, aucun tribunal n'est en mesure de juger les crimes les plus graves commis dans ce conflit ayant fait plus de 220.000 morts, dont au moins 67.000 civils et 11.000 enfants.
"Il est très probable que ce soit le premier conflit à faire l'objet d'autant d'enquêtes sur des atrocités, crimes de guerre et crimes contre l'humanité, sans que justice soit pour autant rendue", affirme Mark Kersten, expert en droit international basé à Londres.
- 'Mal nécessaire' -
La Cour pénale internationale, qui juge les crimes les plus graves, n'a pas compétence en Syrie : cette dernière n'est pas un Etat membre de cette institution et la Russie, alliée de Damas, empêchera le Conseil de sécurité de l'ONU d'autoriser une enquête de la CPI.
De plus, beaucoup voient actuellement Bachar Al-Assad comme un "mal nécessaire" en vue d'une solution pacifique au conflit. La création d'un tribunal ad hoc, comme celui créé après les guerres d'ex-Yougoslavie au début des années 1990 ou le génocide de 1994 au Rwanda, est dès lors exclue.
Ces tribunaux ad hoc ont été créés "dans l'euphorie de la fin de la Guerre froide", souligne Olivier Ribbelink, chercheur à l'institut TMC Asser de La Haye : "les choses sont différentes maintenant".
"Il faut attendre un changement de régime en Syrie, avec une commission pour la vérité faisant suite à une révolution", affirme-t-il à l'AFP .
La juridiction universelle dont se sont dotés certains pays pour juger des crimes commis en dehors de leur territoire ne semble pas non plus être une option.
"Les autorités judiciaires occidentales pourront peut-être utiliser des preuves contre des jihadistes rentrés au pays (...), mais personne ne va se lancer dans un procès contre le régime Al-Assad ou Al-Assad lui-même", soutient M. Ribbelink.
- Preuves perdues -
Même si elles ne mènent pas à un procès, les preuves récoltées par la CIJA ne sont pas pour autant inutiles.
"Si on attend que la CPI ou un tribunal ad hoc (enquêtent, ndlr), une grande partie de ces preuves sera perdue", estime M. Kersten : "elles pourront être détruites, et puis, le temps passant, les gens ne se rappelleront plus si facilement des événements".
La simple existence de ces preuves est en outre potentiellement dommageable pour Bachar Al-Assad car "cela pourrait devenir difficile pour certains pays de continuer à soutenir le régime", selon Olivier Ribbelink.
Il n'est d'ailleurs pas certain que les millions de documents, photos et vidéos collectées à grand risque par la CIJA puissent être admis devant un tribunal.
L'utilisation de preuves récoltées par des enquêteurs indépendants s'est déjà vue devant la justice internationale, notamment devant la CPI, mais des difficultés peuvent surgir, estime Jill Coster van Voorhout, chercheuse au "Hague Institute for Global Justice".
"Il peut y avoir quelques obstacles, par exemple quand les preuves n'ont pas été rassemblées en vue d'un procès", dit-elle. "Dans un tel cas, les preuves peuvent être considérées comme corrompues : elles pourraient donc ne pas être acceptées ou être vues comme ayant moins de valeur juridique".
L'unique moyen de tester leur solidité serait un procès, que seule la communauté internationale à le pouvoir de concrétiser, estime M. Kersten.
"Tout dépend de la volonté ou du contexte politique qui rendrait des poursuites possibles, pas seulement contre Al-Assad mais contre ceux qui portent le plus de responsabilité (pour les crimes, ndlr) des deux côtés du conflit", conclut-il.