« Il est de notre responsabilité d’agir contre l’impunité », a déclaré mardi le ministre français des Affaires étrangères, qui se trouve à New York pour l’Assemblée générale des Nations unies. « Face à ces crimes qui heurtent la conscience humaine, à cette bureaucratie de l’horreur, face à cette négation des valeurs d’humanité, il est de notre responsabilité d’agir. » Laurent Fabius rendait ainsi publique l’ouverture à Paris, le 15 septembre, d’une enquête préliminaire contre X pour « crimes contre l’humanité, enlèvements et torture ».
Saisis il y a deux semaines à la suite d’un signalement du Quai d’Orsay, les enquêteurs de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCHGCG) n’ont pas encore eu le temps d’initier ce dossier très médiatisé, constitué de plusieurs rapports basés sur le témoignage de « César ». Nom de code d’un ex-photographe de la police militaire, qui s’est enfui de Syrie en juillet 2013. « On est dans les starting block », confirme cependant un enquêteur de la section de recherche de la gendarmerie, contacté par Justice Info. « Mais tout reste à faire, ajoute-t-il. Vu l’ampleur des investigations, nous n’avons pas d’échéance à court terme. Pour l’instant nous devons dire si l’on est compétent ou pas. »
Des victimes françaises ?
On peut pourtant se demander pourquoi la France se saisit du dossier si tard – quatre ans et demi après le début des répressions en Syrie, un an et demi après la présentation du rapport César au Conseil de sécurité des Nations unies, et plus d’un an après son témoignage devant le Congrès des États-Unis. C’est que, explique en substance Laurent Fabius, la diplomatie française tire aujourd’hui seulement les conséquences de l’impossibilité d’une saisine de la Cour pénale internationale par le Conseil de sécurité, du fait du veto Russe. « D’où la décision du procureur en France, précisait-t-il mardi sur RFI, parce qu’il peut y avoir des victimes françaises parmi les gens torturés et tués. »
Le dossier César repose sur 55.000 photographies numériques, d’environ 11.000 cadavres. Durant deux ans, ce photographe du service de documentation de la police militaire a pris méticuleusement quatre à cinq clichés par corps, pour constituer un dossier de décès, dans deux hôpitaux de Damas, la capitale syrienne. Le spectacle des horreurs perpétrées sur les corps aurait poussé le photographe légiste à passer à la rébellion et à fuir avec ces preuves accablantes de la barbarie du régime en place. Exfiltré de Syrie, le mystérieux César vivrait aujourd’hui en France, avec plusieurs membres de sa famille, sous haute protection policière.
Le rapport lui-même a été rédigé début 2014, par une équipe d’experts comprenant trois anciens procureurs internationaux : Desmond da Silva et David Crane, du Tribunal spécial pour la Sierra Léone, et Geoffrey Nice, du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. Leur mandat, lorsqu’ils se sont rendus au Moyen-Orient pour y rencontrer César en janvier 2014, était très simple : évaluer la crédibilité du témoin César et des photographies.
« Nous étions sceptiques, commente David Crane lors d’une conférence de presse tenue le 15 avril 2014 à l’Onu. Cela semblait trop précis pour être vrai. Dans notre domaine, nous disposons rarement de preuves directes, spécifiques, écrites ou photographiques de crimes contre l’humanité, de guerre ou de génocide. » Dès la première rencontre, ils sont convaincus. « La conclusion de notre rapport, déclare M. Crane, est que les photographies et le témoin lui-même sont crédibles et opposables devant une juridiction internationale ou nationale et que ce qu’il [César] a collecté durant deux années constitue des éléments de preuves directs et spécifiques de tueries généralisées et systématiques […] perpétrées par le régime Assad. »
Extraterritorialité ou compétence universelle
Techniquement, deux options de poursuites s’offrent aujourd’hui à la justice française : l’extraterritorialité ou la compétence universelle. Dans le premier cas, il faudrait qu’il y ait un Français parmi les victimes. Dans le deuxième cas, il faudrait qu’un auteur présumé soit présent ou domicilié en France. Le témoin principal apporte des preuves matérielles des « effets » des exactions et tortures, mais il n’y a pas assisté. Si les magistrats français s’estiment compétents, l’enjeu sera de mettre en relation les victimes photographiées, les témoins d’exactions et les auteurs et responsables présumés. Sans parler de les faire arrêter.
Sur la Syrie, une première information judiciaire est déjà en cours à Paris devant le pôle judiciaire spécialisé dans les crimes contre l’humanité, concernant la participation alléguée de deux sociétés françaises – Qosmos et Amesys – à la mise en place d’un système de surveillance des communications électroniques ayant servi au gouvernement Bachar el-Assad pour traquer ses opposants. Dans ce cadre, plusieurs victimes libyennes ont été entendues par les juges d’instruction du pôle parisien. S’il est certainement trop tôt pour dire si ces deux dossiers pourront être joints ou s’ils déboucheront sur un procès, le rapport César vient poser une nouvelle pierre judiciaire, de taille, entre Paris et le régime de Bachar el-Assad.