Les unes cinglantes pleuvent depuis plusieurs semaines en Côte d’Ivoire. Elles annoncent le début officiel de la course à la présidentielle, ce vendredi 9 octobre. Une période forcément angoissante pour le pays qui sort de dix ans de conflits. Sur les panneaux en bois dans les rues d’Abidjan, où les Ivoiriens se regroupent le matin pour se tenir informé, la titraille est de plus en plus dure, tranchée, bipolaire. Politisée. L’information laisse place à l’opinion.
A 16 jours du premier tour et alors que le forum pour la liberté de la presse en Afrique se tenait en début de semaine (5 et 6 octobre) dans la capitale économique du pays, les journalistes ivoiriens passent à côté de l’enjeu. « Aucune Bastille n’est imprenable et la bastille Ouattara tombera » Affi N’Guessan, l’ancien premier ministre de Laurent Gbagbo et candidat à la présidentielle, harangue son auditoire. Le président du Front Populaire Ivoirien, principal parti d’opposition, tient ce jeudi 17 septembre son premier grand meeting de campagne. A chaque tirade contre le pouvoir en place des applaudissements et les plus fervents supporters viennent du rectangle de chaises réservé à la presse. Un petit groupe de journalistes valide de la tête chaque slogan.Parmi eux, Guillaume Gbato, un Ivoirien de petite taille, chemise cintrée colorée et caractère bien trempé. Gbato écrit pour le quotidien « Notre Voie », journal du FPI, il est aussi et il en est fier, secrétaire syndical chevronné. Il est partisan, il l’assume, et non ce n’est pas incompatible avec la profession qu’il exerce. « Si Affin N’Guessan est le meilleur choix pour le pays il faut le dire ». A t-il sa chemise de campagne ? La chemise en wax (tissu africain) est imprimée de motifs violets sur fond blanc qui encadrent comme une mosaïque les visages à lunette souriant du président du FPI. « Oui bien sur que je l’ai et je la mets souvent mais pas quand je suis à la rédaction». Gbato souhaite deux choses: que son candidat gagne et que ses confrères des médias soient mieux payés voire payés tout court.
« La déontologie ne fera pas manger mes journalistes »
Journalistes partisans ou corrompus, le phénomène est répandu sur le continent africain. Dans la poudrière de la présidentielle ivoirienne il inquiète au plus haut point. Une semaine après le meeting d’Affi, dans le secteur huppé de Cocody, se tient le colloque de l’ONUCI, la branche ivoirienne de l’ONU. Le thème porte sur la responsabilité des médias pour un scrutin apaisé. L'objectif: ne pas revivre la crise post-élection de 2010-2011 et ses 3'000 morts. Si le colloque est fade, le débat est relevé à la table des journalistes lors du repas de midi. « Oui 90% de la presse roule pour un parti, certains journalistes plus que d’autres, tout dépend qui paye et combien ». Ce rédacteur en chef d’un quotidien d’Abidjan explique . « Pour un bon travail c’est 50'000 CFA (83 frcs)... Pour une Une c’est plus cher, généralement il faut me payer le tirage: pour 12'000 exemplaires c’est 700'000 CFA (1'165 frcs) ». Et l’indépendance journalistique dans tout ça ? « La déontologie elle ne fera pas manger mes journalistes ». Le salaire minimum dans la profession est de 190'000 CFA (325 frcs), cette somme est néanmoins gonflée par les « per diem »: « Pour qu’on se rende à leurs événements les partis politiques ou les gens influents paient le « déplacement ». Généralement 10'000 CFA (17 frcs)». « Les bons plans ce sont les déplacements dans les régions. Tu manges, tu es logé, tu te déplaces gratuitement et tu peux recevoir 100'000 CFA (166 frcs) ». Et le Président fait ça également ? Rire autour de la table. La pratique est tellement démocratisée que les politiciens ne s’en cachent pas. Diabaté Beh fidèle d’Affi N’Guessan le reconnaît et s’en plaint même « on est obligé de payer sinon on ne parle pas de nous ! ». Impossible de connaitre le budget « journaliste » comme il l’appelle pour la campagne du président du FPI.
Précarité et autocensure
« La question est de savoir si il y a encore une presse en Côte d’Ivoire » lâche d’emblé Agnès Kraidy. S'il y a une journaliste dont la parole fait foi en Côte d’Ivoire c’est bien elle. L’intellectuelle est à la tête du Réseau des femmes journalistes et professionnelles de la communication. Toujours élégante, brushing impeccable, elle se montre dure et à la fois empathique à l’égard de ses confrères. « Les journalistes sont des partisans, c’est de la communication, de la désinformation. Mais c’est la précarité qui engendre ça et puis si nos politiciens avaient des programmes ont pourrait peut-être en débattre». « Une présidentielle ça implique que le vent peut tourner. Pour les journalistes également donc il faut défendre son camp. Les violences et règlements de compte touchent en premier lieu la presse dans nos pays. »
Agnès Kraidy est grand reporter à Fraternité Matin le journal d’Etat « Bon chez Frat’ Mat’ je n’ai jamais senti de pression. Mais c’est vrai que les journalistes se censurent eux même…si j’écris ça comme ça je vais avoir des problèmes. (…) Pour la RTI (la télévision nationale) c’est autre chose, la télévision c’est plus sensible, ça atteint l’ensemble du pays, même les illettrés. Alors oui il y a des dérives » Agnès Kraidy marque une pause « C’est un média gouvernemental. La transition vers un service public n’est pas encore effectuée ». « Internet commence à changer la donne et ça les politiciens ne l’ont pas encore mesuré. Quant au recours à la presse internationale, devenue plus accessible, ce n’est pas la solution. C’est à nous d’informer nos citoyens, à nous de changer. Et la première étape pour cela, c’est une élection sans violence ». Pas plus d’objectivité à la télévision. Les deux (seules) chaînes nationales ivoiriennes RTI 1 et RTI 2 sont sous étroit contrôle de l’Etat. Elles diffusent à un rythme soutenu depuis plusieurs mois les déplacements du Président Ouattara. Rien ou presque sur les autres candidats. Ces derniers on décidé de boycotter les débats prévus sur les chaînes d’Etat. Autre principale source d’information dans les regions, les radios de proximité: elles ont interdiction de parler de politique. Mais sont en revanche encouragées à relayer les agissements du Chef de l’Etat.