Depuis le 17 juillet, la dernière déchetterie a cessé de fonctionner au Liban. Le pays croule sous les montagnes d’ordures depuis des semaines. Des parents exaspérés s’inquiètent des dépotoirs devant les écoles, qui mettent en danger la santé de leurs enfants. Le 25 novembre, un incendie spectaculaire de détritus bloquait l’autoroute entre Jounieh et Ghazir, alors que la chaleur des flammes minait les fondations du pont de Maameltein. Jour après jour, le quotidien l’Orient le Jour publie un article dénonçant « les saboteurs de la république » - des politiciens - qui n’hésitent pas à torpiller l’appareil d’Etat pour s’en prendre à la santé de leurs concitoyens.
Cette crise est l’impitoyable métaphore d’un Liban qui ne parvient pas davantage à gérer ses déchets que son passé de guerre civile, alors que le présent est, lui aussi, lourd de dangers. Depuis bientôt cinq ans, l’Irak et à la Syrie sont à feu et à sang, le conflit israélo-palestinien perdure, le Yémen s’enfonce dans les violences. Ravivé par le double attentat du 12 novembre dernier qui fit 43 victimes et 250 blessés dans le quartier de Bourj El-Barajneh, fief du Hezbollah à Beyrouth, le spectre de la guerre civile hante le Liban. Comment relever les défis actuels, alors que l’Etat a recouvert d’une chape de plomb le passé ? Jamais les leçons, ni les responsabilités de la guerre 1975-1990 qui fit 140.00 victimes n’ont été tirées. Il n’existe aucun manuel d’histoire qui porte sur cette période pratiquement jamais enseignée dans le secondaire.
De l'amnistie à une culture de l'impunité
Et pour cause : le parlement libanais a adopté en 1991 la loi d’amnistie pour les auteurs des crimes de guerre. Les chefs des milices sont devenus les leaders des principaux partis politiques. Sous le couvercle du passé, autant de mémoires privées, souvent communautaires, se sont développées, mais qui n’ont jamais été élaborées ou discutées dans l’espace public. Une étude réalisée en 2013 dans le grand Beyrouth par le Centre international de la justice transitionnel (ICTJ) montre, de manière inquiétante, que la plupart des Libanais estime que « la guerre de 1975-1990 n’est pas finie, mais qu’elle n’a fait que changer de forme ».
Du reste, peut-on vraiment parler de guerre civile ? Comment qualifier les terribles affrontements qui secouèrent le pays pendant quinze longues années, ponctués d’effroyables massacres à La Quarantaine, à Damour, à Tal-el-Zaatar, à Sabra et Chatila et ailleurs, dont toutes les factions se rendirent coupables ? Une guerre civile ? Mais comment alors nommer l’occupation syrienne et l’intervention militaire israélienne ? Faut-il parler plutôt d’une suite de conflits imbriqués les uns dans les autres ? Faut-il réserver le mot de « résistance » à la lutte contre « l’ennemi sioniste » ? Ou s’applique-t-il aussi à l’occupation syrienne ? Autant de questions ouvertes et sur lesquelles l’Etat est résolument muet.
Carmen Abou Jaoudé, la directrice de l’antenne libanaise de ICTJ, souligne les conséquences de la politique d’amnistie: « Avec l’amnistie, nous n’avons eu ni véritable paix, ni justice, ni vérité. Nous n’avons hérité de l’amnistie qu’une culture de l’impunité qui gangrène la société ». Lors d’un colloque organisé à la fin novembre par le département d’histoire de l’université de Saint-Joseph avec le soutien de l’ambassade suisse, le professeur de géopolitique, Joseph Maïla, met en garde : « Le Liban est assis sur une bombe mémorielle, car si l’Etat a mené une politique d’oubli judiciaire, les individus, eux, n’oublient pas. Chacun puise dans sa mythologie et ses fantasmes. C’est un terreau fertile pour les propagandes et, peut-être un jour, pour le retour de la violence ».
Des équilibres communautaires fragiles dans une région à feu et à sang
Or, les équilibres fragiles entre les 18 communautés libanaises, sont aujourd’hui mis à rude épreuve dans une région qui ne cesse de se communautariser davantage : constitution d’un Sunnistan en Irak et en Syrie voisine, d’un Kurdistan en formation, d’un Etat juif à sa frontière sud, et peut-être demain, d’un Etat alaouite au Nord, sans parler du parrain chiite iranien, de l’exode des chrétiens d’Irak vers les pays occidentaux, de l’arrivée de plus d’un million de réfugiés syriens – essentiellement sunnites - dans le minuscule Liban, alors que la grande Europe peine à absorber un demi-million de réfugiés… Autant de chocs politiques, économiques, sociaux et culturels que le pays doit absorber, alors que les Libanais restent profondément divisés sur le projet de société dont ils veulent se doter, se retrouvant cependant sur un point, mais un point essentiel : éviter d’être à leur tour aspirés dans la guerre.
Devant un Etat congénitalement faible - depuis 18 mois, le Liban n’a plus de président, faute d’accord entre les principales forces politiques, la société civile reste, elle, bien vivante. Des artistes n’hésitent pas à aborder les questions mémorielles. Des groupes de réflexion discutent comment réformer le système politique paralysé. Faut-il un scrutin majoritaire, proportionnel, ou même sortir du système confessionnel ? Un consortium d’ONG a déposé un projet de loi en avril 2014 pour faire la lumière sur les circonstances des 17.000 disparitions forcées de la guerre et pour ouvrir les fosses communes, ce qui soulagerait enfin les familles des disparus. Ce même groupe d’ONG milite pour établir une commission d’enquête sur les disparitions forcées et une commission vérité. La crise des déchets a elle-même provoqué un mouvement citoyen qui s’est nommé « Vous puez ! ». Un mouvement qui a rassemblé des dizaines de milliers de personnes descendues dans la rue ces derniers mois, par-delà les affiliations communautaires et les camps politiques.
Un message clair à la classe politique pour qu’elle se ressaisisse enfin devant les enjeux considérables auxquels le Liban doit faire face dans une région gravement déstabilisée et à hauts risques. La crise des déchets est le révélateur d’un danger encore plus profond : c’est non seulement la santé, mais la sécurité même des Libanais qui sont en jeu.